Vue aérienne du site de Qumrân (photos © TSM)

Qumrân : sur la trace des Esséniens

Claire BurkelClaire Burkel | 1er avril 2019

Aucun texte biblique ne mentionne Qumrân. C’est pourtant un passage quasi obligé pour les groupes de pèlerins. Ils y découvrent la vie d’une communauté juive messianique de l’époque de Jésus, les Esséniens, et y interrogent leur propre foi dans le Messie.

Un petit village qui, dans la Bible, n’a même pas de nom en propre est devenu mondialement connu pour sa richesse biblique : Qumrân. Les mentions les plus proches sont en Josué et dans le deuxième livre des Chroniques : « Dans le désert Beth-Ha-Araba, Middin, Sekaka, Nibshân, la ville du Sel et Engaddi, six villes avec leurs villages » (Jos 15,61-62), des localités qui sont attribuées au lot de Juda ; le roi Ozias « construisit aussi des tours dans le désert et creusa de nombreuses citernes car il disposait d’un cheptel abondant dans le Bas-Pays » (2 Ch 26,10). Ces deux occurrences, pour imprécises qu’elles soient, désignent l’actuel Khirbet Qumrân [1] que l’Histoire a rendu célèbre.

Au VIIIe siècle, sous le règne d’Ozias (769-733), ce n’est qu’un fortin qui monte la garde à proximité de la mer Morte. Abandonné après la prise de Jérusalem en 587 av. J.-C., il est occupé entre 150 et 31 par un groupe d’hommes qui reconstruisent ses ruines, en font une véritable cité industrieuse, témoins des ateliers de poterie, teinturerie, écriture et des bâtiments communautaires, salles de réunion et réfectoire. Capital en cette région assoiffée, un aqueduc ingénieux qui récupère les eaux de pluie et de ruissellement qui viennent de la falaise surplombant le site, les dirige selon l’inclinaison du sol dans des bassins de décantation où l’eau est purifiée puis canalisée à travers l’ensemble du site pour fournir boisson et lavage. En 31 av. J.-C. un violent séisme et un incendie conduisent la population à fuir, mais ses successeurs reviennent sur le site et le réoccupent de la même façon de l’an 1 jusqu’en 68, date de sa destruction définitive par les armées de Vespasien. Le village ne présentait aucun danger, mais campé à égale distance entre Massada et Machéronte, de l’autre côté de la mer salée, il permettait de faire le lien entre ces deux villes rebelles. Rome en fit donc un poste militaire qu’elle abandonna en 73 après la chute de Massada.

ruines

Ruines de Khirbet Qumrân.

Des fouilles au retentissement mondial

Les pèlerins feront attention à ne pas visiter Khirbet Qumrân en plein midi, la chaleur y est redoutable. Ils n’y liront pas de textes de l’Ancien ou du Nouveau Testaments situés là car la Bible ne mentionne pas plus Qumrân que les Esséniens. Ce qui nous attire ici date de l’histoire récente : entre 1947 et 1961 la région a été systématiquement fouillée, quelque 300 grottes et failles des roches marneuses et calcaires environnantes ont été visitées et 11 ont fourni un matériel archéologique considérable, les fameux manuscrits de la mer Morte, 900 manuscrits sur parchemin ou en rouleaux de métal, plus ou moins bien conservés selon l’état dans lequel on les a entreposés. Précisons : ceux qui étaient enroulés dans des tissus de lin et enfermés dans des jarres d’argile avec couvercle ont rendu intact leur précieux contenu. Ceux qui ont été déposés à la diable sur le sol des cavernes ont été grignotés ou réduits en miettes par des animaux du désert. Les épigraphistes et spécialistes des textes anciens ont alors plus de difficulté à déchiffrer de tels confetti, même après de longues parties de puzzle pour les remettre en bon ordre.

Depuis 2007 tout est publié. La majeure partie des documents sont des textes bibliques, donc bien connus. Tous les livres de l’Ancien Testament ont au moins un exemplaire, sauf Esther. On a recensé 14 copies du Deutéronome, 12 d’Isaïe, 7 de Daniel et 10 psautiers complets. D’autres écrits sont des apocryphes juifs : le livre des Jubilés, le Testament des 12 patriarches, Hénoch. Mais on a vu apparaître des textes totalement inconnus des historiens, donc propres aux Esséniens : des hymnes, un psaume 151, des règles pour la vie de la communauté et pour la guerre, des commentaires des prophètes, un rouleau du Temple. Une littérature à tendance apocalyptique dans l’attente du messie et de la victoire de la lumière sur les ténèbres.

manuscrit

Reconstitution d’un manuscrit à partir de fragments.

À la recherche de ceux qui ont produit ces textes

Voilà qui renseigne sur l’existence de cette petite cité de Qumrân qui n’a jamais pu abriter plus de 200 personnes à la fois. Car le lien a été fait entre les ruines, leur disposition, le genre de vie qu’elles permettaient – on pense par exemple que les bâtiments sont tous communautaires et destinés au travail, et que les résidents logeaient sous tente ou dans les grottes voisines – et les écrits trouvés. Avoir choisi de vivre dans un lieu aussi hostile, s’adonner à la copie de textes religieux en aussi grand nombre, témoigner d’une attente spirituelle aussi élaborée et particulière par rapport aux mouvements présents dans tout le pays d’Israël dans les deux siècles autour du début de notre ère, dénote une volonté d’isolement, voire d’opposition marquée contre la société et les pratiques religieuses alors en usage. Cela correspond bien aux descriptions de Flavius Josèphe sur les Esséniens.

Selon notre auteur un membre du clergé de la famille des Onias s’est rebellé contre le grand prêtre Jonathan installé en 152 à sa place et contre l’hellénisation du calendrier, un élément fondamental qui règle toute la vie religieuse au Temple, fêtes et sacrifices. Ayant manifesté son désaccord, il entraîna quelques disciples au désert et leurs successeurs entretinrent durant deux siècles leur volonté sectaire tout en développant une eschatologie et un messianisme particuliers.

plan

Reconstitution du site.

Tout bain n’est pas baptême

Qu’on ne s’y trompe pas ! Le désert, la symbolique de l’eau et les rites de purification pratiqués à Qumrân ne sont pas des parallèles ou des prototypes du baptême proposé par Jean à quelques kilomètres de là. Quand les Esséniens se plongent quotidiennement dans des miqwé pour se purifier, le Baptiste plonge dans l’eau vive du Jourdain des juifs désireux de convertir leur cœur en un lieu qui représente l’entrée dans la terre de l’alliance. La communauté essénienne se cantonne volontairement à part d’une population qu’elle juge impie et d’un sacerdoce qualifié de renégat, alors que Jean Baptiste accueille au creux du fleuve des publicains, des soldats, des Pharisiens et des Sadducéens, les foules en somme, sans distinction, dans une démarche d’humilité et de vérité (voir Lc 3,10-14 ; Mt 3,10). Les « Fils de la lumière » qui se croient le seul reste d’Israël prient pour la venue d’un messie en deux personnes, un prêtre de la lignée d’Aaron et un roi de la descendance de David qui lui sera soumis ; mais Jean Baptiste a choisi d’actualiser le prophète Élie, qui selon la tradition juive précède le Messie à venir (Mt 3,4), ainsi que la figure de l’époux dont la joie est de se complaire dans la présence du fils de David (Jn 3,28-30). Jean Baptiste, le précurseur, se coule entièrement dans l’Écriture en train d’être accomplie et dans la tradition de son époque, quand les Esséniens marquent des ruptures et se réfugient dans des solitudes exclusives.

Celui qui vient « en avant de l’époux » ne sera pas désavoué par Jésus. Lui aussi sera présent aux foules dans leur diversité, publicains, étrangers, malades contagieux, femmes de bonne ou mauvaise vie, Pharisiens même quand ils deviennent hostiles…

La visite de Qumrân nous fournit vraiment l’occasion de recentrer notre foi, de saisir ce qu’elle n’est pas, d’éviter les chemins de superbe et d’y préférer la rencontre. Ce qui se joue souvent dans un groupe de pèlerins, une bonne manière ecclésiale.

Claire Burkel est professeure d’Écriture sainte à l’École cathédrale de Paris.

[1] Khirbet est le terme arabe pour désigner les ruines et une manière contemporaine de parler d’un site archéologique.

Source : Terre Sainte magazine 654 (2018) 6-11 (reproduit avec autorisation).

Caravane

Caravane

Initiée par Chrystian Boyer, cette chronique a été ensuite partagée par plusieurs chroniqueurs. Messieurs Boyer et Doane livrent leur carnet de voyage en Terre Sainte. Ensuite, une série d’articles met en scène un personnage fictif du premier siècle qui raconte ses voyages dans les villes où saint Paul a entrepris ses voyages missionnaires. Et plus récemment, la rubrique est alimentée grâce à une collaboration de Terre Sainte magazine.

Essénien

Les Esséniens

Selon les rares textes extra-bibliques évoquant le site de Qumrân, ses habitants étaient de la secte des Esséniens. L’auteur latin Pline l’Ancien (23-79) décrit « un peuple unique en son genre vivant dans la société des palmiers », Philon d’Alexandrie
(15 av. J.-C., mort sous Néron vers 65) des « athlètes de la vertu » et Flavius Josèphe (37-100) des hommes « qui se portent un amour mutuel plus grand que dans toutes les autres sectes », les Pharisiens, les Sadducéens et les Zélotes qu’il décrit précisément.