Le complexe du Cénacle (photo © Marie-Armelle Beaulieu / CTS)

Le Cénacle, de l’Eucharistie à la Pentecôte

Claire BurkelClaire Burkel | 5 avril 2021

Une demeure qui ne ressemble en rien à une église et qui est pourtant « l’église mère », qui est à l’origine de toute liturgie eucharistique et où l’on ne peut cependant en célébrer aucune ; que de paradoxes pour cet humble bâtiment où tous les chrétiens ont à cœur de faire halte.

Le pèlerin Jean-Paul II, lors de son homélie dans la salle du Cénacle le 22 mars 2000, a eu ces mots : « D’une certaine manière Pierre et les apôtres, en la personne de leurs successeurs, sont revenus aujourd’hui dans la Salle supérieure pour professer la foi éternelle en l’Église : le Christ est mort, le Christ est ressuscité, le Christ reviendra... En célébrant cette eucharistie dans la Salle supérieure nous sommes unis à l’Église de chaque époque et de chaque lieu... en union avec Marie, tous les saints, les martyrs et tous les baptisés qui ont vécu dans la grâce de l’Esprit saint. » Son prédécesseur Paul VI, venu en Terre Sainte en janvier 1964, n’avait pas eu l’autorisation de célébrer une messe en ce lieu, désigné à l’époque byzantine comme « la Mère de toutes les églises », seulement d’y prier. Le pape François en revanche y célébra également l’eucharistie en mai 2014.

Comment se situe le pèlerin d’aujourd’hui qui visite ce petit bâtiment situé sur la colline de Sion, hors de la muraille ottomane, à deux pas de la grande église de la Dormition? Où sont présentes les trois communautés religieuses du pays puisque l’ensemble est gardé par des musulmans, l’étage vénéré par des chrétiens et le rez-de-chaussée par des juifs.

En en examinant le sol, les archéologues ont repéré trois niveaux historiques : un premier d’époque romaine, dès avant l’ère chrétienne, 70 cm plus haut un niveau avec des fragments d’une mosaïque que l’on peut dater de 335 sous l’évêque Maxime et 12 cm encore au-dessus, un d’époque croisée. La structure fut ébranlée par deux incendies importants en 614, causé par l’invasion perse, et en 965, mais elle a tenu bon. On notera en tous cas la permanence de fréquentation des pèlerins! La salle du rez-de-chaussée qui abrite le cénotaphe du roi David comporte une niche orientée au nord, c’est-à-dire vers le temple de Jérusalem. Il s’agit probablement à l’origine d’une salle synagogale, la niche gardant l’armoire à Torah pour les lectures. Quelques graffiti ont été relevés où l’on a reconnu une fois le nom de Jésus et une fois le mot de Sauveur.

pèlerins méditant au Cénacle

Des pèlerins méditant au Cénacle (photo © Marie-Armelle Beaulieu / CTS)

Montons à l’étage avec le Christ

On emprunte un petit escalier extérieur pour se trouver dans la salle à l’étage, une grande pièce vide et très peu éclairée de 14 m de long, 9 m de large et haute de 6 m, divisée en deux par deux colonnes aux chapiteaux ouvragés typiques du XIVe siècle. Un petit mihrab ottoman creusé dans le mur sud indique la direction de La Mecque. Que venons-nous faire ici? Le terme de cénacle, cœnaculum en latin, dit tout simplement que l’on a gardé ici la mémoire de la Cène du Christ, son dernier repas pris avec les Douze la veille de sa Passion. Le relevé scripturaire est pourtant très mince. Ni Matthieu ni Jean ne donnent de précision de lieu pour cet ultime repas de Jésus : « chez un tel », « chez toi », « à table avec les Douze » (Mt 26,18-20) ; « Au cours d’un repas », « Judas sortit, il faisait nuit », « Le Père vous enverra un autre Paraclet » (Jn 13,2.30 ; 14,14). Luc sera plus précis : « la salle », « à l’étage une grande pièce aux lits couverts de tissus », « à table et les apôtres avec lui » (Lc 22,11-12.14). Marc ajoute un possessif : « ma salle », « à l’étage une grande pièce aux lits couverts de tissus toute prête » (Mc 14,14-15). Cette dernière petite note montre que Jésus a bien préparé la soirée, prenant langue avec un Hiérosolymitain connu de lui seul, et qu’il confie les derniers détails à deux de ses disciples. Ce qui est en jeu, c’est ce dîner de la semaine pascale et le sens de sa mort qui approche ; sa vie est entièrement donnée dans les paroles sur le pain azyme – seul disponible dans tout le pays durant les huit jours de Pessah – et la coupe de vin. Le repas du jeudi et la croix du vendredi sont parfaitement unis en une seule volonté, un seul moment, même si la contrainte de temps oblige à les rendre successifs. Sachant ce que trame Judas, Jésus ne peut prendre le risque d’être arrêté dans une maison qu’il compromettrait, le traître ne doit donc pas connaître le lieu à l’avance, seulement ce jardin d’au-delà du Cédron où il a coutume de se rendre. L’hôte comme sa demeure nous resteront toujours inconnus.

Après la Résurrection il n’y a pas plus d’indications chez aucun évangéliste d’un lieu où se réunissaient les Douze, Marie et les disciples. Ce n’est que dans les Actes des Apôtres qu’en est faite une mention : « Ils montèrent à la chambre haute (et ce n’est même pas le même mot dans le grec) où ils se tenaient habituellement » (Ac 1,13) et « Le jour de la Pentecôte ils se tenaient tous ensemble dans un même lieu » (2,1). Voilà de bien maigres indices pour identifier un lieu aussi vénérable.

De l’importance de la Tradition

C’est la Tradition chrétienne qui a fait de la pièce à l’étage et de la chambre haute une seule et même pièce, en pensant peut-être que les apôtres, majoritairement Galiléens, n’avaient sans doute pas tant de relations à Jérusalem pour avoir plusieurs maisons où se réunir. À cette époque en effet toutes les maisons de la capitale ont au moins un toit-terrasse et, le plus souvent, deux niveaux d’habitation ; une salle supérieure est aussi plus prisée pour une réception. Épiphane en 392 relate qu’Hadrien vint à Jérusalem en 135 – c’est la fin de la seconde révolte juive – et trouva tout en ruines excepté quelques petites maisons et la petite église de Dieu sur le lieu où les disciples, revenus du mont des Oliviers après l’ascension du Rédempteur, étaient montés dans la salle haute ; c’est ici qu’elle avait été construite, sur le mont Sion. Le Pèlerin de Bordeaux en 333 évoque une maison et des sept synagogues qui se trouvaient dans le quartier, il n’en est resté qu’une seule. Les archéologues pensent alors au rez-de-chaussée qui abrite maintenant le tombeau de David. C’est encore à cause d’une phrase des Actes, et au Xe siècle seulement, que fut localisée en cet endroit la dernière demeure du grand roi, laquelle est en réalité totalement ignorée et a fort peu de chance de se trouver là. Dans son discours de Pentecôte, Pierre déclare : « Le patriarche David est mort et a été enseveli et son tombeau est encore aujourd’hui parmi nous» (Ac 2,29) On a donc interprété de façon bien restrictive le « parmi nous », mais on a suivi là une loi d’accumulation des événements religieux. Un lieu à forte teneur spirituelle sera chargé d’autres épisodes et ils se renforceront ainsi les uns les autres. Sur ce lieu du Cénacle, on superpose donc la royauté davidique et sa portée messianique, la présence du Messie Jésus donnant sa vie dans les paroles de l’eucharistie et la naissance de l’Église dans le souffle de l’Esprit saint.

carte de Madaba

Carte de Madaba (photo © SBF).

La liturgie confirme la Tradition

C’est ce qu’avait compris saint Cyrille de Jérusalem en 348 : « Il convient de prêcher dans l’église haute pour la Pentecôte après qu’on a célébré la Pâque au Sépulcre. » La pèlerine Égérie qui est en Terre Sainte en 384 participe à la célébration de la Cène au Sépulcre car l’église Sainte-Sion ne sera terminée qu’en 417 sous le patriarcat de Jean II, mais elle mentionne cependant le lieu modeste où l’on célèbre la Pentecôte. On distingue très bien sur la carte de Madaba, tout à fait à droite – c’est le sud – de l’ovale que figure Jérusalem, une petite maison qui est la fameuse église dotée d’une chambre haute et, avec son toit à deux pentes, la grande église Sainte-Sion à sa gauche.

À la fin de la période byzantine, en 635, le patriarche Sophronius chante trois événements en un seul lieu : la Cène, la Pentecôte et la mort de la Vierge Marie, qui était censée être restée en résidence avec les apôtres sur la colline de Sion marquée de tant d’événements liés à son fils et à l’Église. Cette église fut détruite en 1102 par le gouverneur musulman Hakim, rebâtie en 1119 par les Croisés, puis totalement ruinée en 1244 par des Kharesmiens. Seul le Cénacle, plus modeste, a subsisté et il fut confié aux franciscains en 1335, mais momentanément transformé en mosquée Nabi Daoud, c’est-à-dire du prophète David, en 1524.

liturgie franciscaine au Cénacle

Trois fois dans l’année les franciscains se rendent au Cénacle pour une prière. Le jeudi saint, le dimanche de la Pentecôte et le jeudi à l’intérieur de la Semaine pour l’unité des chrétiens en janvier. Sur la photo, l’année du 800e anniversaire de l’ordre franciscain, ils avaient été autorisés à célébrer au Cénacle de façon particulière. Rappelons que le custode porte le nom de Gardien du Mont Sion et du Saint-Sépulcre. (photo © Marie-Armelle Beaulieu / CTS)

Il n’est plus aujourd’hui question d’y célébrer un culte, mais les pèlerins, tout en admirant une architecture croisée, viennent méditer sur ce dernier repas de Jésus sans lequel il n’y a pas de vie chrétienne. Quelques passages de l’Écriture et le Veni sancte spiritus y trouvent leur place. C’est alors l’occasion de relire le grand texte de l’évangile de Jean qui, d’un seul mouvement, unit le lavement des pieds et la promesse de l’Esprit Saint que le Père va envoyer : Jean 13 à 17

Claire Burkel est professeure d’Écriture sainte à l’École cathédrale de Paris.

Source : Terre Sainte magazine 667 (2020) 6-11 (reproduit avec autorisation).

Caravane

Caravane

Initiée par Chrystian Boyer, cette chronique a été ensuite partagée par plusieurs chroniqueurs. Messieurs Boyer et Doane livrent leur carnet de voyage en Terre Sainte. Ensuite, une série d’articles met en scène un personnage fictif du premier siècle qui raconte ses voyages dans les villes où saint Paul a entrepris ses voyages missionnaires. Et plus récemment, la rubrique est alimentée grâce à une collaboration de Terre Sainte magazine.

sanctuaire

Le chapiteau du pélican

Au Moyen-âge on croyait que cet oiseau, qui ressort de son gosier la nourriture qu’il a transportée, donnait sa propre chair à manger à ses petits. Il est alors devenu un symbole du Christ qui se donne en vraie nourriture, et c’est pourquoi on le voit maintes fois sculpté dans les périodes romane et gothique.

(photo © CTS)