La reine Esther. Minerva Kohlhepp Teichert, 1939 (photo © CJCLDS).

Esther et le « rêve perse »

Martin BelleroseMartin Bellerose | 20 décembre 2021

Dans la théologie de la migration présentement en émergence, les théologiens on souvent tendance à se référer au texte biblique en y trouvant des exemples « réponse à tout », exposer des situations migratoires ayant la sympathie générale dont les protagonistes sont des réfugiés, nécessitant l’expression d’une charité chrétienne. On y cherche des exemples d’hospitalité à tout épreuve, et on en trouve.

La réalité biblique est sans équivoque beaucoup plus nuancée. Ici, je vous propose de poser notre regard sur la reine Esther qui pourrait très bien aujourd’hui être considérée comme une « parfaite petite arriviste », fille de déportés juifs devenue reine de l’empire perse.

Émigrer, non pour fuir mais pour réussir

L’attitude des gens face à l’immigration et aux immigrants est souvent paradoxale. D’un côté on se dit que la sélection des immigrants devrait être plus serrée, qu’ils soient spécialisés dans des domaines d’emplois dont on a besoin, qu’ils aient leur diplôme en poche, qu’ils n’aient pas besoin de prestations de l’État, ni pour commencer, ni pour apprendre la langue. On veut qu’ils restent pour éviter que nos problèmes de « manque » de main d’œuvre se perpétuent. Cette attitude « d’ouverture » envers l’immigrant est, en réalité, très utilitariste.

D’un autre côté, certaines personnes se sentent offusquées que des immigrants viennent pour s’enrichir, pour leur bien-être personnel, pour que leurs enfants aient accès à une éducation « gratuite », qu’ils viennent tirer profit de leur terre d’accueil pour envoyer de l’argent à leur famille dans leur pays d’origine. Que des personnes migrent parce qu’elles épousent la cause d’un peuple et veulent se sacrifier pour celui-ci peut représenter un idéal migratoire, mais cela demeure un idéal. Il n’en demeure pas moins que la réalité est moins fantasmagorique, plus prosaïque ; les gens généralement migrent pour améliorer leur propre sort et celui de leur famille. Ils croient en leur potentiel et migrent à un endroit qu’ils jugent propice afin que leur projet de vie fleurisse et prospère.

Et l’histoire d’Esther dans tout ça…

Le livre d’Esther débute en relatant les célébrations à la gloire du roi Xerxès. Après avoir exhibé la richesse de sa gloire royale et la splendeur de sa magnificence durant cent 80 jours (Est 1,4), le roi donna un banquet en son honneur à Suze-la-Citadelle où il voulut y exhiber la beauté de sa femme, la reine Vasti. Ce qu’elle refusa (Est 1,5-12). Le geste fut entendu, selon le texte, non seulement comme une insulte faite au roi, mais à tout le peuple. Le titre de reine lui fut retiré, car elle donnait le mauvais exemple en désobéissant à son mari. Il fallait donc trouver une reine, aussi belle ou plus belle que Vasti, mais cette fois-ci on peut s’imaginer qu’elle devra être obéissante et soumise.

La jeune juive Esther, sera l’élue et deviendra reine de l’empire des Perses. « Esther n’avait révélé ni son peuple ni sa parenté, car Mardochée lui avait interdit de le faire» (Est 2,10). Esther est une jeune orpheline d’origine juive, descendante de déportés, qui a été prise en charge par son cousin Mardochée.

À cette époque-là, alors que Mardochée était assis à la porte royale, deux eunuques royaux, Bigtân et Tèresh, de la garde du seuil, furent exaspérés et cherchèrent à porter la main sur le roi Xerxès. Mais l’affaire fut connue de Mardochée qui informa Esther, la reine ; Esther la dit au roi au nom de Mardochée. L’affaire fut instruite et se trouva avérée… Les deux furent pendus à un gibet. Et cela fut enregistré dans le livre des Annales en présence du roi. (Est 2,21-23)

Comme nous sommes à même de le constater, ici l’Ancien Testament ne nous présente en rien une réfugiée souffrante et qui, grâce à sa foi, lutte pour sa langue et ses traditions. Les traditions de son peuple d’origine ne sont pas manifestes chez elle. La langue de ses ancêtres, elle l’a vraisemblablement perdue. Et que dire de son Dieu, le livre n’en fait pas mention. Il faut allez lire la version grecque du livre (qu’on compte parmi les écrits deutérocanoniques de l’Ancien Testament) pour trouver des mentions de Dieu notamment en Esther grec C,1-10 (la prière de Mardochée) et en C,12-30 (la prière d’Esther). Il est tout de même étrange que les prières à Dieu appartiennent au corpus deutérocanonique et non au corpus canonique.

Suite au démantèlement du complot contre Xerxès, l’un de ses ministres, Hamman, fut élevé au-dessus de tous les autres. Tous les serviteurs du roi présents à la porte royale s’agenouillaient et se prosternaient devant lui. Tous? Enfin presque, à l’exception de Mardochée (Est 3,2) qui refusait de céder à cette pratique puisqu’il était juif. Ce qui mit Hamman en colère et ce dernier fit en sorte que Xerxès décréta un édit « pour exterminer, tuer et anéantir tous les Juifs, jeunes et vieux, enfants et femmes, en un seul jour, le treize du douzième mois, c’est-à-dire le mois d’Adar, et pour piller leurs biens » (Est 3,13). 

C’est là où Esther, qui ne semblait pas jusque-là préoccupée par sa judaïcité, se révèle et intervient au risque de sa vie, auprès de Xerxès. Elle avait beau être la reine, si elle demandait une rencontre avec le roi et qu’il la lui refusait, cela l’aurait amenée à être condamnée à mort. Son intervention que je vous laisse découvrir par la lecture du livre d’Esther, pour ceux qui ne l’ont pas encore fait, fut salutaire pour Mardochée et pour tous les juifs des 127 provinces de l’empire.

Le roi, ne pouvant pas revenir sur ses décrets, en promulgua un autre qui dit :

Le roi octroie aux Juifs qui sont dans chaque ville de s’unir, de se tenir sur le qui-vive, d’exterminer, de tuer et d’anéantir toute bande armée, d’un peuple ou d’une province, qui les opprimerait, enfants et femmes, et de piller leurs biens, en un seul jour, dans toutes les provinces du roi Xerxès, le treize du douzième mois, c’est-à-dire Adar. Copie de l’écrit sera promulguée comme décret dans toute province et communiquée à tous les peuples, pour qu’au jour dit les Juifs soient prêts à se venger de leurs ennemis. (Est 8,11-13)

Ce jour où l’extermination n’a pas eu lieu et où les juifs ont combattu et défait leurs ennemis, sera reconnu dans le calendrier des fêtes juives comme le jour de Mardochée, le jour du Pourim.

Il y a plusieurs façons d’affirmer son identité

On aurait peut-être aimé voir un geste patriotique depuis la rébellion ou de la résistance de la part d’Esther. Cela s’est exprimé autrement. Celle qui était devenue reine et qui avait, selon certains points de vue, trahie son peuple et ses origines, celle qui ne parlait plus la langue de ses ancêtres, qui s’était retrouvée au sommet de l’empire perse, qui s’est confortablement installée dans ses mœurs, sa culture et ses lois aura quand même eu toute une influence sur l’avenir du peuple juif. Et que dire de la fête célébrée à sa suite et ce que celle-ci peut représenter pour les Juifs du XXe siècle après l’holocauste?

Beaucoup de gens sont « accusés » par les compatriotes de leur pays d’origine de renier leurs racines ; en même temps, il est légitime de se poser la question : Qu’est-ce que leur volonté d’avancer pour des intérêts individuels dans leur société d’accueil a pu produire chez les ressortissants du même pays d’origine? Il faut un premier immigrant qui devient député pour briser la glace et ainsi voir une communauté d’origine spécifique s’approprier la société d’accueil. Ils sont inspirants, et plus encore, ils peuvent sensibiliser de manière crédible les gens de leur société d’accueil à la réalité de leurs compatriotes.

Martin Bellerose est professeur à l’Institut d’étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission.

Le furet biblique

Bible et migration

La question des migrations est de plus en plus présente dans les enjeux et débats de société. La présente rubrique cherche à mettre en évidence l’importance de cette thématique dans les différents textes bibliques et souhaite offrir des pistes, à partir des Écritures, afin de réfléchir sur des enjeux contemporains. Nous y explorons la littérature biblique, parfois extrabiblique, et des réceptions anciennes et actuelles de cette littérature.