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25e dimanche ordinaire C - 18 septembre 2016
 

L'économisme : une logique trompeuse

Rembrandt

Rembrandt

 

 

La parabole du gérant habile : Luc 16, 1-13
Autres lectures : Amos 8, 4-7; Psaume 112(113); 1 Timothée 2, 1-8

 

L’Évangile de Luc aborde souvent le problème de la relation à l’argent et le met en tension avec les rapports interpersonnels. Comme les deux frères se disputant l’héritage, ou le riche ignorant le mendiant Lazare (12,13-15; 16,19-31). Nous accueillons bien les appels au partage et à la générosité, mais on a plus de mal avec une parabole choquante qui louange un personnage malhonnête. Voyons comment elle peut nous choquer et nous interpeller.

Une parabole choquante

     Un gérant est congédié pour avoir gaspillé les biens de son maître. « Gérant » traduit le grec oikonomos, ancêtre de « économie ». Belle  étymologie dans ce mot, composé de oikos : maison, maisonnée, groupe de vie, et nomos : règle, loi dictant les façons d’agir. Les autres paraboles avec des intendants n’utilisent pas ce mot rare. Luc fait exception ici, et en 12,42. Ce choix de mot attire mon attention sur les règles favorisant le vivre ensemble.

     Le gérant ferme les comptes avant de quitter son poste. Inquiet de son avenir, il réfléchit. Il ne se voit ni bêcher la terre ni mendier. Alors lui vient une solution : trouver des gens qui l’accueilleront dans leur maison. Il ne cherche plus un moyen de gagner de l’argent, mais plutôt de créer des relations qui seront aidantes pour lui.

     Comment se fait-il de nouveaux amis? en fraudant son maître! Puisqu’il gère entre autres les prêts, il appelle les débiteurs de son maître et allège leur dette, de 50% pour l’un, de 20% pour l’autre. C’est de la fraude car l’argent est dû à son maître et non à lui. Or surprise : le maître fera l’éloge de ce gérant trompeur! C’est bien sûr absurde et choquant. On propose donc souvent une explication pour blanchir le gérant et justifier la louange: la part de dette qu’il efface serait sa propre marge de profit, sa commission ajoutée aux prêts puisque c'est lui qui les autorise. Ce n’est pas impossible. Mais cette explication me paraît bien commode pour annuler l’effet de choc de la parabole et la rendre moralement acceptable.

     Jésus enchaîne sur un enseignement construit en un parallèle éclairant avec la solution du gérant. Même structure et mots semblables.

Verset 4 : Je sais ce que je vais faire / pour que quand je serai renvoyé / des gens m’accueillent dans leur maison.


Verset 9 : faites-vous des amis avec l’argent trompeur / pour que quand il ne sera plus là / ils vous accueillent dans les demeures éternelles.

     L’enseignement de Jésus ici évoque la mort, quand l’argent ne sert plus à rien. Le thème est proche de la parabole qui suit celle-ci: si le riche était entré en relation avec le pauvre Lazare au lieu de l’ignorer, il ne se serait pas retrouvé sans secours après sa mort. Mais sa solidité financière lui donnait une illusion de sécurité et le rendait aveugle au besoin de l’autre. Ici, le gérant fragilisé, car bientôt chômeur, se fait des amis avec l’argent en espérant qu’ils lui retourneront l’ascenseur quand il sera mal pris. C’est le thème de l’invitation au partage qu’on retrouve dans les deux cas, mais servi ici d’une manière déconcertante: le gérant partage avec de plus mal pris que lui, oui, mais c’est l’argent de son maître qu’il donne!

L’argent qui fausse les règles de vie

     Dans l’enseignement du v. 9, Jésus qualifie l’argent de trompeur. Le même mot qualifie le gérant dont on fait l’éloge. En fait, le mot grec signifie littéralement non-juste. Faites-vous des amis avec l’argent injuste. On ne peut pas comprendre cela au sens restrictif: n’utiliser que l’argent mal gagné pour se faire des amis dans l’au-delà. Non, c’est l’argent lui-même qui est qualifié de trompeur, ou injuste. Peut-être pas nécessairement au sens moral, comme on est trop vite enclin à le penser. Il faut se rappeler que les notions bibliques de juste et de justice ont un sens plus large que pour nous : est juste ce qui est ajusté à la volonté de Dieu. Cela renvoie généralement aux règles de Dieu, qui sont source de VIE. Par exemple en Luc 1, 6, Élisabeth et Zacharie étaient justes devant Dieu, observant fidèlement toutes ses ordonnances. Ou en 18, 6 le juge injuste est défini comme étant sans crainte de Dieu.

     Ainsi ce qui est non-juste désigne le non-ajusté à la loi (nomos) de Dieu, ou aux « règles du jeu » qui orientent le Règne de Dieu. Ce serait donc non pas l’argent comme outil, mais plutôt l’argent comme système, comme règle du jeu, qui est déclaré non-juste, au sens ou l’argent n’inspire pas les bonnes règles du jeu, les bonnes normes de vie. La traduction “trompeur” est intéressante. L’argent « fausse » le jeu. Il impose ses propres règles, claires et rassurantes, mais qui ne sont pas finalement des règles source de vie.

Le gérant « avisé »!

     Dans l’éloge du gérant, le maître dit qu’il a agi de façon avisée. On a traduit « habile », qui serait péjoratif ici. Le seul autre cas où Luc met en scène un oikonomos est une parabole qui qualifie de « fidèle » et du même mot « avisé » cet intendant auquel le maître confie les gens de sa maisonnée, car il applique les bonnes normes de la vie commune (12,42). On connaît bien aussi l’homme « avisé », sensé, sage, qui a bâti sa maison sur le roc, en Mt 7,24.

     Qu’a-t-il donc fait d’avisé ou de sage, ce gérant? Il s’est fait des amis avec l’argent, dit Jésus. Il a mis l’argent au service des relations interpersonnelles. Ceci va à l’encontre de toute notre culture de l’économie, reflétée dans divers adages : En affaires, il n’y a pas d’amis. Les bons comptes font les bons amis. Selon cette « sagesse » populaire, les règles de l’argent ont priorité sur les règles de l’amitié. Les règles du jeu normales en relations humaines passent au second plan quand l’argent est en jeu. 

     En relation interpersonnelle je peux rendre service, sans garantie que ça me sera rendu. J’espère un coup de main au besoin, mais j’accepte une certaine marge de gratuité. En amitié le don se calcule mal; on est mal à l’aise à l’idée de faire du profit sur le dos d’un ami. Mais l’argent comme système suit les règles de l’accumulation et du profit, et non de la personne. Le prophète Amos lu en 1ère lecture l’illustre très bien : il n’y a pas de riches sans pauvres. L’illustrent aussi bien toutes les coupures d’emplois et de salaire au nom de la rationalisation des entreprises. La rentabilité devient la règle et la rationalité, et remplace la responsabilité sociale. Quand on trouve cela normal et légitime, c’est de « l’économisme » : l’argent n’est plus un outil au service de la collectivité, mais bien un système qui définit les règles de vie commune. Il est devenu un maître.

     Selon les règles du jeu de ce système le gérant a vraiment fraudé. C’est pourquoi nous trouvons choquant qu’il soit louangé et traité d’homme avisé. Faites-vous des amis avec l’argent in-juste. Car ce qui est « juste », i.e. ajusté aux règles de la vie véritable, c’est la logique des relations humaines. La sagesse et la vie sont du côté des relations, et l’argent doit rester un outil au service de cette logique. S’il devient un maître, conclut Jésus, il est en opposition directe à la sagesse de Dieu: Nul ne peut servir deux maîtres. Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et l’argent. Nos projets de société devraient au moins se laisser choquer et interpeller…

     Nos projets de société devraient au moins se laisser choquer et interpeller...

 

Francine Robert, bibliste

 

Source : Le Feuillet biblique, no 2499. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l'autorisation du Centre biblique de Montréal.

 

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