Les pharisiens et les sadducéens devant Jésus. James Tissot, c. 1886-1894. Brooklyn Museum, New York (Wikipedia).
Une réponse de vie pour une question de mort
Francis Daoust | 32e dimanche du Temps ordinaire (C) – 10 novembre 2019
La résurrection des morts : Luc 20, 27-38
Les lectures : 2 Maccabées 7, 1-2.9-14 ; Psaume 16 (17) ; 2 Thessaloniciens 2, 16 – 3, 5
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Si on se fie aux évangiles synoptiques, durant tout son ministère, Jésus n’a croisé des sadducéens qu’à une seule occasion qui donna lieu à un débat au sujet de la résurrection (Mt 22,23-33; Mc 12,18-27; Lc 20,27-38). Au piège finement ficelé que lui tendirent les sadducéens, Jésus répondit avec une citation tirée du livre de l’Exode : Le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob (Ex 3,6). Cette référence surprend et a posé problème à plusieurs lecteurs et exégètes, car elle semble sans lien logique avec la question posée par les sadducéens. L’évangéliste Luc offre cependant une interprétation qui, se démarquant de celle de Matthieu et Marc, met l’accent sur la filiation à Dieu et l’immortalité.
De rares adversaires
Dans l’Évangile de Matthieu, pharisiens et sadducéens sont nommés ensemble à cinq reprises (Mt 3,7; 16,1.6.11.12). Cette association pourrait donner à tort l’impression que pharisiens et sadducéens travaillaient ensemble dans leur opposition à Jésus et à son enseignement, mais en réalité ces deux groupes constituaient deux partis antagonistes qui se disputaient le pouvoir depuis près de deux siècles. Ils frayaient aussi avec des entourages bien différents à l’époque du ministère de Jésus ; les pharisiens cherchant à étendre leur influence auprès du peuple et les sadducéens limitant leurs interactions à l’élite aristocratique de Jérusalem. Il semble donc que l’Évangile de Matthieu, dans un procédé bien connu de la pensée hébraïque, nomme les deux groupes de ce tandem afin de désigner en fait tous les ennemis de Jésus compris entre ces deux groupes opposés à l’extrême.
Historiquement, Jésus a dû être confronté à plusieurs reprises à des pharisiens qui, comme lui, côtoyaient les simples gens, mais il a dû rencontrer très rarement des sadducéens, car ceux-ci ne se mêlaient pas aux foules. Du haut de la pyramide sociale de l’époque, les sadducéens devaient encore moins s’intéresser à un prédicateur itinérant provenant de la profonde Galilée! L’épisode du débat au sujet de la résurrection (Mt 22,23-33; Mc 12,18-27; Lc 20,27-38) est d’ailleurs le seul passage des évangiles à mettre en scène des sadducéens. On peut même se demander si cette rencontre a réellement eu lieu, car il est possible que les évangiles synoptiques aient introduit des sadducéens, ce groupe bien connu pour son opposition farouche à la croyance en la résurrection, afin de mettre plus clairement en contraste l’enseignement de Jésus à ce sujet. On remarque aussi que les trois synoptiques situent cet événement peu avant l’arrestation et la mise à mort de Jésus, peut-être bien pour définir avec précision ce qu’est cette résurrection qui l’attend.
Un piège bien ficelé
Le récit de ce débat entre Jésus et les sadducéens peut être divisé en deux parties. Dans la première (vv. 27-33), les sadducéens tendent à Jésus un piège intelligemment construit duquel il ne peut s’échapper. En conclusion d’une mise en situation à la fois fictive et loufoque, dans laquelle une même femme aurait marié sept hommes différents sans jamais avoir d’enfants, ils posent à Jésus une question qui est sans issue : À la résurrection … duquel d’entre eux sera-t-elle l’épouse, puisque les sept l’ont eue pour épouse ? (Lc 20,33). Leur question est dérisoire et a pour but à la fois de ridiculiser la croyance en la résurrection et de discréditer Jésus en tant qu’enseignant sérieux et compétent. De plus, Jésus se trouve en apparence dans une situation de laquelle il ne peut pas se sortir. En effet, il n’a aucune raison logique ou légale d’affirmer qu’il s’agira d’un des maris en particulier, il ne peut répondre « aucun » sans contredire le principe de l’indissolubilité du mariage (voir Gn 2,24; Mt 19,3-6) et il ne peut dire « tous », sans se couvrir de ridicule, puisque, si l’idée d’un homme ayant plusieurs épouses était acceptable aux yeux de ses congénères, celle d’une femme ayant plusieurs maris – sept de surcroît et pour l’éternité en plus! – était tout simplement insensée.
Une réponse surprenante
Mais Jésus ne se laisse pas prendre au piège. Dans la deuxième partie du débat (vv. 34-38), il donne une réponse qui vient à la fois asseoir solidement les fondements de la croyance en la résurrection et discréditer ceux qui cherchaient à le noircir. On note tout d’abord que contrairement à ce que l’on retrouve habituellement dans les récits de polémique qui opposent Jésus à ses adversaires, celui-ci ne réplique pas ici par une contre-question ou une parabole, mais répond directement à la question qui lui est posée. Ceci semble indiquer qu’il n’y a pas de véritable dialogue ou d’enseignement dans le cas présent, mais simplement un débat qui ne vise pas la transformation de l’autre. Jésus aurait-il « lancé la serviette » en ce qui concerne les sadducéens et leur capacité à comprendre les Écritures? On remarque cependant que Luc, fidèle à son habituelle douceur, ne place pas de reproche dans la bouche de Jésus, contrairement à ce qu’on retrouve dans la narration de Matthieu (22,29.31) et Marc (12,24.27). On observe finalement que, dans la réponse de Jésus, Matthieu et Marc mettent l’emphase sur le manque de connaissance des sadducéens en ce qui concerne les Écritures et la nature de Dieu, alors que Luc introduit deux nouveaux sujets : la filiation et l’immortalité.
Une filiation nouvelle
En effet, Luc change tout d’abord l’orientation du problème. Pour les sadducéens, il s’agissait d’une question qui se situait sur le plan horizontal d’une même génération : Duquel d’entre eux sera-t-elle l’épouse? (v. 33) Mais pour Jésus, la réponse se trouve sur un plan vertical qui établit un lien filial : ils sont enfants de Dieu et enfants de la résurrection (v. 36). Il semble que ce soit en ce sens que Luc comprenne la référence autrement intrigante de Jésus à Ex 3,6 : le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Contrairement à ce qu’ont avancé de nombreux exégètes, Jésus ne souhaite pas par cette citation affirmer que la résurrection attendue pour la fin des temps est un fait accompli pour Abraham, Isaac et Jacob. Ce qu’il souhaite mettre en valeur, c’est le lien filial qui unit Dieu à Abraham, Isaac et Jacob. Jésus discrédite donc la question qui est posée par les sadducéens et qui s’intéresse aux rapports humains grâce à une réponse qui recentre ses interlocuteurs sur l’essentiel qu’est la relation à Dieu. La réponse de Jésus se conclut d’ailleurs en ce sens : Tous, en effet, vivent pour Lui (v. 38). Ce lien filial à Dieu fait grandement défaut aux sadducéens. Aux quatre « sans enfant » de leur mise en scène (vv. 28.29.30.31), Jésus réplique par trois « fils (ou enfants) de » (vv. 34.36.36).
L’immortalité
Le deuxième aspect inédit de la réponse de Jésus chez Luc est celui de l’immortalité : En effet, ils ne peuvent plus mourir (v. 36), rappelée dans la finale : Tous, en effet, vivent pour Lui (v. 38). Matthieu et Marc mentionnent que les ressuscités sont semblables aux anges, mais seul Luc explique ce que cela implique : ils sont semblables aux anges dans la mesure où ils ne peuvent plus mourir.
La loi du lévirat à laquelle se référaient les sadducéens (v. 28; voir Dt 25,5-10) avait pour but d’assurer la continuité de la vie. Mais avec la résurrection, cette loi devient caduque, car plus personne ne peut mourir. Notons d’ailleurs à quel point toute la première partie de ce débat, mise en scène par les sadducéens, est axée sur la mort : ceux qui soutiennent qu’il n’y a pas de résurrection (v. 27), si un frère meurt (v. 28), il mourut (v. 29), ils moururent (v. 31) et la femme mourut aussi (v. 32), alors que toute la réponse de Jésus est tournée vers la vie : résurrection (v. 35), ne peuvent plus mourir (v. 36), enfants de la résurrection (v. 36) ressuscitent (v. 37) et surtout la conclusion Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. Tous, en effet, vivent pour Lui (v. 38).
Encore plus complexe aujourd’hui
La réponse de Jésus demeure pertinente pour nous aujourd’hui. Si la question des sadducéens se voulait une mise en scène loufoque et exagérée, elle trouverait aujourd’hui des déclinaisons encore plus complexes, quoique beaucoup moins amusantes, où filiation et survie sont en péril : divorces, gardes partagées, séparations, familles reconstituées, familles brisées par la guerre, enfants séparés de leurs parents par des gouvernements ayant perdu leur humanité, avortement, euthanasie, etc. À toutes ces situations pénibles la réponse de Jésus exprime l’assurance d’une filiation qui transcendera toutes les autres et d’une vie qui ne tarira jamais.
Francis Daoust est bibliste et directeur de la Société catholique de la Bible (SOCABI).
Source : Le Feuillet biblique, no 2637. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.