Le Baptême du Christ. Gérard David, c. 1502-1508. Retable aussi appelé Triptyque de Jan des Trompes. Huile sur panneau de bois, 127,9 x 96,6 cm (partie centrale). Musée Groeninge, Bruges (Wikipedia).

Un Évangile en diptyque

Béatrice BérubéPatrice Bergeron | Baptême du Seigneur (C) – 9 janvier 2022

Annonce du Messie et baptême de Jésus : Luc 3, 15-16. 21-22
Lectures : Isaïe 40, 1-11 ; Psaume 103 (104) ; Tite 2, 11-14 ; 3, 4-7
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

C’est un diptyque que la liturgie nous sert comme évangile en ce dimanche du baptême du Seigneur. Je rappelle ce qu’est un diptyque en art : une œuvre composée de deux panneaux peints ou sculptés, reliés et pouvant se refermer l’un sur l’autre. Le premier panneau est tiré du cycle de Jean Baptiste (Lc 3,15-16), le second appartient à une nouvelle section de l’évangile qui braque le projecteur sur l’identité de Jésus (Lc 3,21-22). En reliant habilement ces deux courts extraits, on comprendra la leçon que la liturgie dominicale cherche à induire chez l’auditeur : décliner la juste identité des deux personnages.

Jean et Jésus, en compétition ?

Fait indéniable, Jean le Baptiste et Jésus furent, à la même époque, des maîtres populaires attirant les foules, initiateurs de mouvements qui se poursuivront au-delà de leur mort. De cela, nous avons des preuves historiques en dehors des écrits du Nouveau Testament. Au début de l’Église, les premières communautés chrétiennes seront donc, un certain temps, en compétition avec les communautés se réclamant de Jean, continuant de pratiquer son baptême de conversion et voyant leur maître comme le Messie promis. Pour ajouter à la confusion, une donnée historique que les premiers chrétiens n’ignoraient pas : Jésus, avant son ministère public, a bel et bien côtoyé le cercle des disciples de Jean, se faisant même baptiser par lui dans le Jourdain. Fait quelque peu embarrassant pour les premiers chrétiens pour deux raisons : ce baptême reçu de Jean semble donner à ce dernier une position de supériorité par rapport à Jésus. De plus, comment Jésus a-t-il pu s’immiscer dans cette foule de pécheurs venant vivre au désert un baptême de conversion, lui qui était sans péchés?

Mettre les choses au clair…

Il est donc impératif pour chacun des évangélistes en début d’œuvre – et c’est le cas de Luc ici – de dissiper tout doute quant à l’identité des personnages : tout en donnant une position d’honneur à Jean, il faut affirmer la supériorité de Jésus – c’est lui le Messie! Quelles seront les stratégies de l’évangéliste Luc dans cet exercice? Il use de plusieurs astuces et, pour s’en convaincre, une comparaison avec les textes parallèles des autres évangiles s’avère éloquente.

Je ne suis pas digne…

La première astuce étant de placer dans la bouche même de Jean l’affirmation de son infériorité par rapport à Jésus. En cela, Luc n’est pas original, les quatre évangélistes rapportent la même auto-humiliation de Jean, disant ne pas être digne de poser un geste d’esclave sur celui qui vient, le déchaussant de sa sandale. Là où Luc se  distingue de ses pairs, c’est qu’il retranche deux mots aux paroles du Baptiste. En effet, les trois autres recensions de cette même affirmation de Jean parlent de celui qui vient après moi (Mt 3,11 ; Mc 1,7 ; Jn 1,27). Luc omet les mots après moi, afin d’éviter toute mauvaise interprétation de ceux-ci, leur conférant par exemple un sens hiérarchique plutôt que chronologique.

Disparition de Jean

Un autre trait original de Luc est à noter : il rapporte l’arrestation de Jean le Baptiste (Lc 3,19-20) avant même de « raconter » l’épisode du baptême de Jésus et surtout la théophanie qui la suit (Lc 3,21-22). On reconnaît le souci de l’évangéliste de tout bien ordonner son récit au profit de son cher Théophile à qui il dédie son œuvre (Lc 1,3). C’est aussi une façon pour lui de clore définitivement le cycle de Jean Baptiste afin que ce dernier ne porte ombrage à Jésus, véritable sujet de son évangile.

Récit du baptême de Jésus ?

Mais l’évangile de Luc « raconte-t-il » seulement le baptême de Jésus? Ne fait-il pas que souligner au passage que Jésus, comme tout le peuple, avait été baptisé (Lc 3,21)? Dans son récit, on ne voit pas Jésus descendre dans l’eau du Jourdain, ni converser avec Jean comme dans les récits parallèles de Matthieu ou Marc (Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11). Mais la différence principale réside dans le fait que Luc semble délibérément détacher la théophanie de l’acte même du baptême de Jésus par Jean alors qu’en Matthieu et Marc, la théophanie est immédiatement conséquente à cet acte. Selon Luc, la théophanie advient alors que Jésus priait simplement dans un moment indéterminé suivant son baptême. Quelle intention de l’évangéliste se cache derrière cette liberté de raconter autrement l’événement? On s’imagine encore une fois que son intention est d’éviter que son lecteur accorde trop d’importance au « pouvoir » de Jean le Baptiste ou à la « puissance » de son baptême?

Une théophanie révélatrice

Le sommet de la révélation du mystère de Jésus nous est transmis, en ce dimanche, par la théophanie qu’il nous est donné à contempler. Comme dans chacun des parallèles synoptiques, trois éléments la composent : l’ouverture du ciel, la descente de l’Esprit sous une apparence corporelle et la voix céleste.

Dans la cosmogonie biblique de l’Antiquité, on conçoit le ciel comme une voûte fermée sur laquelle sont accrochés le soleil, la lune et les étoiles. Dieu habite « physiquement » au-dessus des eaux qui sont par dessus le ciel. Il est drôlement bien éloigné et séparé de l’humanité qui réside sur terre. La déchirure des cieux signifie bien symboliquement qu’avec l’arrivée de Jésus, toute séparation tombe, tout obstacle à la communion entre Dieu et l’homme est désormais écarté. En sa personne même, Jésus unit définitivement le ciel et la terre.

Il semble que le Saint-Esprit profite de cette ouverture pour descendre sur Jésus. Cette onction du Saint-Esprit, tout en réalisant plusieurs prophéties de l’Ancien Testament (Isaïe 42,1 ; 61,1), marque clairement un choix, une consécration, une investiture de Jésus dans son rôle de Messie, ce que la voix du Père vient tout à fait confirmer par le choix des paroles empruntées au Psaume 2 reconnu comme étant celui de l’intronisation du Roi-Messie (Ps 2,7).

Au Théophile que nous sommes…

À l’écoute de cet évangile en diptyque, au terme de cette liturgie dominicale, le Théophile [1] que nous sommes tous et auquel Luc adresse son Évangile comprendra clairement la double leçon qui nous est servie. Jean fut le Précurseur ayant eu, dans l’histoire du salut, l’insigne honneur de préparer la venue de celui qui vient, de ce « plus fort ». Il comprendra aussi que Jésus est le Messie promis à Israël qui ouvre à toute l’humanité  la communion avec Dieu.

Détenteur d’une licence en Écritures Saintes auprès de l’Institut biblique pontifical de Rome, Patrice Bergeron est un prêtre du diocèse de Montréal, curé de paroisses. Il collabore au Feuillet biblique depuis 2006.

[1] Théophile signifie, en grec, « ami de Dieu ». S’il n’est pas exclu que Luc dédie son Évangile à un personnage précis portant ce nom,  on peut aussi croire qu’il emprunte un nom générique pour que chacun de ses lecteurs se reconnaisse dans ce titre.

Source : Le Feuillet biblique, no 2737. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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