Le figuier maudit. James Tissot, 1886-1896. Aquarelle opaque et graphite, 21,3 x 27,9 cm. Brooklyn Museum, New York.

Mort absurde? ou vie absurde?

Francine Robert Francine Robert | 3e dimanche du Carême (C) – 20 mars 2022

La conversion est urgente : Luc 13, 1-9
Les lectures : Exode 3, 1-8a.10.13-15 ; Psaume 102 (103) ; 1 Corinthiens 10, 1-6.10-12
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Le ton de ces deux récits propres à Luc diffère beaucoup : le premier est tragique et inquiétant (vv. 1-5), le second est plus réconfortant (vv. 6-9). Mais les deux concernent bien le même thème : l’appel à la conversion. Les deux étant regroupés ainsi, chaque récit doit être éclairé par l’autre.

Quand la mort est absurde

Le récit ressemble à un bulletin de nouvelles. La première tragédie est plus scandaleuse : associée au Temple, la mort due à la violence ennemie paraît vraiment injuste, en frappant des fidèles qui rendent leur culte à Dieu. Si on attribue la mort à Dieu, c’est un scandale! Pas étonnant que les gens en parlent avec Jésus. C’est lui qui rappelle la seconde tragédie, d’un genre qui nous est familier : un accident bête, l’effondrement d’une tour, fait plusieurs victimes. Aujourd’hui on cherche le responsable : chef de chantier? ingénieur? De tous temps, ces événements frappent les gens et suscitent un sentiment d’absurdité. Leurs questions sous-entendues, on se les pose aussi : pourquoi certains sont tués et d’autres pas? Pourquoi lui et pas moi? Pourquoi ces morts insensées? On réagit de même face aux catastrophes naturelles, à la maladie d’un enfant, à l’écrasement d’un avion, etc.

Pour plusieurs, ça pose aussi la question de Dieu, aujourd’hui comme hier, entre autres parce que ça touche de façon angoissante à la question du sens de la vie. Ma vie tient-elle vraiment juste à un fil, comme ça? à la merci du hasard? ou d’une violence meurtrière? Il nous faut bien répondre ‘OUI’, à moins de penser que Dieu contrôle lui-même chaque événement.

C’est ce que vous pensez, répond Jésus. Il exprime leur interprétation silencieuse : si Dieu est maître des événements et qu’il est juste, donc ces gens tués devaient être de grands pécheurs qu’Il a punis. La violence de leur mort est proportionnelle à la gravité de leurs fautes. En forçant la note on dirait presque : ces victimes sont aussi des coupables, c’est un peu leur faute. On peut comprendre ce réflexe : l’explication est rassurante face à des tragédies qui nous rappellent notre fragilité. Si c’est leur faute, moi je peux éviter que ça m’arrive, en péchant le moins possible.

Dieu ne désire pas la mort du pécheur [1]

Jésus formule leur hypothèse pour la rejeter aussitôt : ces gens ne sont pas plus coupables ou pécheurs que d’autres, donc que n’importe qui parmi vous. Et il apporte le second exemple pour doubler le même enseignement. Sa double négation n’est pas un ‘non’ ordinaire mais une formulation intensive : PAS DU TOUT! cette mort absurde N’EST PAS un châtiment divin. Jésus brise ainsi la chaîne de fatalité culpabilité-châtiment, aujourd’hui devenue le cliché ‘judéo-chrétien’ typique. On doit s’en souvenir quand on se surprend à avoir le même réflexe : « qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour que ça m’arrive? » On préfère peut-être se penser puni plutôt que victime d’un hasard absurde. Car là, au moins, ça a un sens. Mais cette opinion est rejetée par Jésus ici. Du coup, on doit accepter une réalité désagréable : le hasard absurde et la bêtise humaine sont réels, fréquents et causent bien des malheurs. Tragédies dans lesquelles Dieu n’a rien à voir, déclare Jésus.

Puis il utilise ces tragédies et leur effet de choc sur les gens pour lancer un appel urgent, de style prophétique : « Convertissez-vous ou vous périrez de même! » Phrase dure, radicale. Aussi dérangeante que l’événement brutal venu briser la routine rassurante, notre ‘garantie’ que chaque jour sera comme on s’y attend. Ça vous fait réfléchir? dit-il. Tant mieux! Dans ce qui arrive, voyez un signe et posez-vous les bonnes questions!

Quand un récit commence par « À ce moment-là », on doit lire ce qui précède. C’est justement un appel à discerner les signes des temps, à réfléchir (Lc 12,54-59). Dans ce contexte, on entend : cessez d’évaluer ceux qui sont morts et regardez-vous vous-mêmes. Vous voyez comme on est fragile? On ne contrôle pas notre mort. Voyez ces événements comme des signes qui doivent vous interpeller. La question n’est pas « pourquoi lui et pas moi? » mais plutôt « ma vie a-t-elle un sens? » Car la perspective de la mort ramène tout le sérieux de la question « je fais quoi de ma vie? ». On le constate chez des gens qui ont touché de près leur vulnérabilité et leur mort.

Périr, même vivant?

D’ailleurs Jésus ne dit pas « vous MOURREZ ainsi », mais « vous PÉRIREZ ainsi ». Veut-il dire : « convertissez-vous ou Dieu vous punira de mort brutale »? Ce serait étonnant, car il contredirait ce qu’il vient juste de dire : ces morts ne sont pas un acte de Dieu punissant les pécheurs. Ce verbe grec traduit ici ‘périr’ signifie aussi ‘être perdu’. Comme le fils prodigue, en train de rater sa vie : mon fils était perdu (verbe périr) et il est retrouvé! Expression synonyme et symbolique qui redouble la première phrase : il était mort et il est revenu à la vie! [2]

La réflexion ici n’est pas d’ordre moral, mais plutôt ‘existentiel’. Ce mot moderne rejoint certaines philosophies du monde grec ancien. La pensée biblique l’aborde aussi dans les livres de Job et Qohélet. Pour eux, le problème du sens de la vie déborde le simple adage ‘agir bien garantit une vie réussie’ [3]. Et la foi biblique, comme la foi chrétienne, offre une réponse inconnue des Grecs : le contraire d’une vie absurde, c’est une vie comprise comme le lieu du don de Dieu, un chemin de relation avec Lui. C’est là que la vie humaine trouve son poids et son sens.

Jésus dit : tant mieux si ces tragédies vous sortent des fausses sécurités de votre routine! Demandez-vous sur quoi vous fondez votre vie, sur quel chemin vous l’orientez actuellement : ça presse! Car notre vie peut commencer à périr bien avant qu’on meure. La conversion, ici, c’est l’évaluation lucide de sa vie, en se rappelant que Dieu en est la source, le sens et l’avenir. Une question toujours urgente.

Un figuier absurde?

Jésus donne la parabole du figuier en exemple. La parabole est pédagogique, un outil moins brutal qui appelle à réfléchir sur le même non-sens : l’arbre fruitier qui ne donne pas de fruit passe à côté de ce qu’il est, de sa raison d’être. Il n’est pas mort, mais pourtant il ‘périt’. La vie de ce figuier est absurde, car il ne devient pas ce qu’il est. La décision du maître est juste : couper cet arbre qui est déjà mort à lui-même.

C’est le mot grec ‘Seigneur’ qu’on a traduit ‘maître’, ici. Il représente le jugement de Dieu, annoncé par le Baptiste : tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu (3,9). Le thème du pardon, si central en Luc, n’annule pas le thème du jugement dernier. Bien sûr on ne ‘punit’ pas un arbre, pas plus qu’on lui ‘pardonne’. L’image est pourtant pertinente : le jugement final de Dieu reflètera et accomplira ce qui est déjà là, ce que nous avons déjà fait de nous-mêmes. Le figuier rate sa vie, il périt déjà. Il porte en lui sa propre mort.

Mais la parabole fait déraper la situation familière vers l’inattendu, comme souvent : le vigneron désire aider l’arbre en lui donnant des soins inhabituels pour un figuier. Normalement on l’arrose juste au besoin, pour qu’il donne ombre et fruits aux vignerons. Le serviteur maniant le fumier illustre la sollicitude de Dieu, son souci pour que notre vie trouve son sens profond au lieu de périr. ‘Moi je suis parmi vous comme le serviteur’ dira Jésus à la Cène (Lc 22,27). Il incarne le Dieu patient et sauveur, engagé dans des efforts déraisonnables pour que le figuier devienne ce qu’il est vraiment. Campé face au Dieu juge, il intercède pour lui comme il le fera en croix pour ses bourreaux (Lc 23,34).

Les thèmes du pardon et du cheminement, si chers à Luc, sont conjugués ensemble ici. L’appel urgent à la conversion reste là, souligné par le délai d’un an, la patience dans l’attente que le figuier se décide à accomplir sa vie de figuier. Nul ne peut décider à sa place. La perspective du jugement nous rappelle à la fois la libre responsabilité de chacun et le sérieux de ce qui est en jeu. Symbole de nous-mêmes, peut-être qu’il se décidera par peur d’être coupé. Ou mieux, par désir de répondre à cette ‘bonté divine’.

Vous est-il déjà arrivé de vouloir être meilleur parce que quelqu’un vous a cru capable de mieux? Moi oui. Et quand je me prends à trouver l’humanité franchement décevante, je m’émerveille encore que Dieu puisse croire et espérer en nous plus que nous croyons et espérons en Lui.

Ces deux enseignements en récits doivent être lus ensemble et dans leur contexte : les signes des temps sont donnés et nous interpellent. C’est à nous de les voir et de choisir le sens de notre vie. Dit autrement ailleurs : à nous de reconnaître le temps où Dieu nous visite (Lc 19,41-44).

Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).

[1] Voir Ézéchiel 18,23.32 et 33,11.
[2] Lc 15,24.32. Autres exemples éclairants : Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (Zachée ‘périssait’). Que sert à quelqu’un de gagner le monde s’il se perd (périt) ou se ruine lui-même? (Luc 15,17.24.32 ; 19,10 ; 9,25)
[3] Qohélet (Ecclésiaste) 8,5-17 illustre bien la conscience que la vie peut être absurde, et que le malheur frappe parfois le juste, tout comme le succès vient au pécheur.

Source : Le Feuillet biblique, no 2748. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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