Presque là. © Niall Drew, 2015. Aquarelle, 30 x 22 cm (courtoisie de l’artiste).

Par un autre chemin

Patrice PerreaultPatrice Perreault | Épiphanie (A) – 8 janvier 2023

La visite des mages : Matthieu 2, 1-12
Les lectures : Isaïe 60, 1-6 ; Psaume 71 (72) 1-2 ; Éphésiens 3, 2-3a.5-6
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Le monde offre parfois des paradoxes uniques qui pourfendent ce que d’aucuns nomment le « sens commun ». Ce sens qui nous amène en toute bonne foi à privilégier des voies qui apparaissent adéquates et vivifiantes, mais qui s’avèrent en bout de piste des impasses. Les textes liturgiques de l’Épiphanie mettent en exergue que les voies du salut ne sont pas toujours les plus saillantes. La manifestation divine s’opère dans la Bible, et ce fréquemment, par des chemins de travers [1] ou parfois les moins fréquentés [2] ou les moins visibles de prime abord.

La périphérie est le centre

Ce mouvement où la périphérie devient le centre et le centre la périphérie est fort bien illustré dans ce passage d’Isaïe. Il met en évidence que Sion devient un phare pour l’humanité. Cela contraste avec le chapitre précédant qui se centre davantage sur les ténèbres et le caractère pénible de l’exil (Isaïe 59,8-10).

Dans cette perspective, le chapitre 60, et particulièrement la lecture de ce dimanche, établit un véritable passage du désespoir au réconfort, de la mort à la vie. Le retour à Jérusalem représente alors une consolation pour les gens, mais en plus, Jérusalem devient le symbole de la libération de l’ensemble de l’humanité où tous et toutes se retrouvent sous la protection divine : « La nuée obscure couvre les peuples ». Sans doute est-ce là une réminiscence de la théologie de l’Exode : Il [Dieu] était dans le feu durant la nuit pour éclairer vos pas sur le chemin, et dans la nuée durant le jour. (Deutéronome 1,33).

En d’autres termes, le retour d’Israël ne concerne pas que le peuple élu, mais dévoile que Dieu préside aussi aux destinées des autres peuples et qu’il leur accorde une importance : « N’êtes-vous pas pour moi, fils d’Israël, comme des fils d’Éthiopiens ? – oracle du Seigneur. N’ai-je pas fait monter Israël du pays d’Égypte ? De Kaftor, les Philistins ? Et de Qir, les Araméens ? » (Amos 9,7). Certes Israël demeure privilégié dans l’élection divine, mais cela n’exclut nullement l’accès d’autres nations au salut.

La relation filiale entre Dieu et Israël devient le paradigme et le chemin pour vivre dignement comme être humain. D’ailleurs, il est possible d’interpréter la procession et les offrandes des nations à Israël davantage comme une manifestation de solidarité envers Sion. La reconstruction n’est pas que matérielle, elle implique également d’adopter une voie d’humanisation qu’Israël devrait, du moins idéalement, indiquer la manière de vivre selon l’utopie de l’Alliance où les relations se fondent sur la justice sociale, l’équité ainsi que l’égalité.

Il s’agit alors d’un second mouvement où la périphérie devient le centre : l’extrait d’Isaïe convie l’humanité à emprunter un chemin alternatif où la valorisation de la marginalité et du point de vue des personnes dont l’agentivité n’est pas prise en compte et considérée comme quantité négligeable. Cela nous convie à explorer d’autres voies que celles apparaissant « gagnantes » ou celles présentées comme des succès par des hommes qualifiés « d’hommes forts [3] ».

Le texte d’Isaïe révèle que la divinité biblique ne loge aucunement dans les hautes sphères du pouvoir hiérarchique imposant sa volonté sur tout être, mais plutôt dans le partage et la reconnaissance des capacités humaines au-delà des attentes sociales et des diktats genrés. Une telle optique propose un autre chemin d’humanisation où la vie et le bien-être de tous les terrestres sont placés au centre et non à la périphérie des préoccupations et priorités.

Le chemin du décentrement

Cela s’observe dans le psaume. Celui-ci évoque le rôle fondamental du roi en lien avec l’Alliance. Son premier devoir est de protéger et de s’assurer que les personnes situées au cœur de la périphérie sociale et religieuse soient traitées avec la même dignité et considération que ceux situé.e.s au sommet de la pyramide sociale. Dans cette perspective, le psaume rappelle que le monarque, à titre de délégué de la divinité, se doit d’agir à l’image de Dieu. Celui-ci est dépeint comme le protecteur des laissé.e.s pour compte comme la Bible le dévoile : « Tu n’exploiteras pas l’immigré, tu ne l’opprimeras pas, car vous étiez vous-mêmes des immigrés au pays d’Égypte. Vous n’accablerez pas la veuve et l’orphelin. Si tu les accables et qu’ils crient vers moi, j’écouterai leur cri. » (Exode 22,20-22). Le décentrement constitue alors la voie royale d’humanisation. C’est un rappel que tout pouvoir ou puissance aux yeux de la divinité se décline dans et par la sollicitude prodiguée aux personnes vulnérables et appauvries.

La pluralité comme chemin

Dans la lettre à la communauté d’Éphèse, Paul rappelle la révélation dont les apôtres sont les garants du mystère divin [4]. Si les divers anathèmes sont proférés d’un groupe par rapport à l’autre, ce passage invite à un véritable décentrement d’une compréhension étroite pour embrasser une perspective « pluriverselle » où tous les êtres humains, peu importe leur statut social ou religieux, sont invité.e.s à prendre la voie du salut en Jésus le Christ. Ce chemin s’illustre concrètement par les liens tissés au sein de la communauté selon l’utopie du Royaume : « Ils vendaient leurs biens et leurs possessions, et ils en partageaient le produit entre tous en fonction des besoins de chacun. » (Actes 2,45).

Le décentrement complet

La péricope évangélique de l’Épiphanie s’inscrit dans les récits de la nativité que nous retrouvons uniquement en Matthieu et en Luc. Dès le premier verset, Matthieu met en scène une préfiguration des conflits avec les autorités (grands-prêtres et roi) culminant dans l’exil en Égypte (Matthieu 2,13-15) et une installation à Nazareth (Matthieu 2,22[5]. Les mages [6], représentant l’ensemble des nations sont orientés par la lumière d’une étoile [7]. La périphérie religieuse est symbolisée par les mages qui entreprennent un chemin calqué sur celui d’un pèlerinage.

Croyant découvrir le lieu de naissance de ce roi messianique, ils se rendent, le sens commun le dictait, chez Hérode. Aveuglé par son pouvoir sur la société, le roi ne perçoit aucunement l’étoile. Le récit ironise en opposant la classe des sages (grands-prêtres et scribes), qui devraient (re)connaître les signes, et des étrangers situés à l’extrême périphérie qui exercent le rôle de héraut auprès du peuple auquel le messie est en premier lieu destiné. Il est intéressant de noter que les mages aperçoivent à nouveau l’étoile après leur audience auprès d’Hérode. Le messie ne se laisse pas découvrir au cœur d’un pouvoir oppressant.

La scène subséquente met l’accent sur le caractère humble d’une « famille ordinaire » habitant une maison à l’image de biens des gens de l’époque. La mention des offrandes s’inspire peut-être du texte d’Isaïe (Isaïe 60,6) et du Psaume 71,10-11. La tradition de la présence de trois mages provient probablement du nombre des présents. L’or, l’encens et la myrrhe sont assimilés ultérieurement au caractère royal (l’or), au caractère divin (l’encens) et à la mort-résurrection (la myrrhe). Le détail de passer par un autre chemin n’est pas anodin. Il dépeint que le chemin de salut de l’humanité ne se situe pas dans les voies usuelles du pouvoir, mais plutôt dans celles de la périphérie sociale et religieuse.

À cet égard, Matthieu nous rappelle que nous, êtres humains, sommes les membres d’une seule et même famille. Le récit des mages est une invitation du Christ à construire le Règne de dignité, d’égalité et de justice avec l’ensemble de l’humanité. Celle-ci est appelée à reconnaître son unité dans la diversité comme une force de vie et d’amour. Le décentrement est donc total.

Par un autre chemin

Les récits de l’enfance, tant ceux de Matthieu que de Luc, condensent dans ces passages l’ensemble de l’évangile, tant le message, les conflits que l’issue. Ils dévoilent le type de chemin que les communautés sont invitées à emprunter, tant sur le plan spirituel que social. Il s’agit d’entreprendre un autre chemin moins manifeste. Nous passons alors du centre à la périphérie comme lieu d’incarnation :

Les pauvres ont une place de choix dans le cœur de Dieu, au point que lui-même « s’est fait pauvre » (2 Co 8, 9). Tout le chemin de notre rédemption est marqué par les pauvres. Ce salut est venu jusqu’à nous à travers le « oui » d’une humble jeune fille d’un petit village perdu dans la périphérie d’un grand empire [8].

Quant à la dimension spirituelle, le cheminement n’est jamais achevé. Bien qu’une étoile puisse éclairer et orienter, il n’en demeure pas moins que l’intégration spirituelle comporte des étapes. Lorsque l’une d’elles est franchie, cela donne parfois l’illusion que le but est atteint pour découvrir avec surprise qu’elle ouvre sur des perspectives insoupçonnées qui nous lancent sur une autre route différente, un peu à l’image des mages qui, une fois accompli leur pèlerinage, s’engagent par un autre chemin qui les conduit sur les voies d’humanisation tant personnelle que collective où est semé le libre inédit de Dieu.

Les récits bibliques, de même que ma propre expérience, me renvoient à un Vivant qui n’est pas inféodé à ce que nous les humains, considérons bon, juste, vrai… Qui régulièrement subvertit tout cela quand il s’agit de faire triompher la vie. C’est ainsi que dans l’arbre généalogique attribué par Matthieu à Jésus, on trouve quatre aïeules hors normes morales : une intrigante (Tamar), une « collabo » (Rahab), une illégitime (Ruth) et une femme adultère (Bethsabée). Que les bien-pensants s’offusquent importe peu à ce Vivant qui n’a de cesse, au travers des aléas de leur histoire, de faire accéder les humains à une vie libre [9].

Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.

Source : Le Feuillet biblique, no 2783. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

[1] Songeons à la série radiophonique du regretté Serges Bouchard. D’autres émissions sont toujours disponibles sur le site de Radio-Canada : https://ici.radio-canada.ca/ohdio/rechercher/resultats?pageNumber=1&query=Serge%20Bouchard
[2] Songeons au très prisé livre de psychologie populaire de Scott Pec, Le chemin le moins fréquenté, Paris, Éditions J’ai lu, 2004.
[3] Le qualificatif « d’hommes forts » peut laisser perplexe, car elle met l’accent sur l’autoritarisme, l’absence d’empathie, l’usage de la violence sous toutes ses formes, la hiérarchisation des relations humaines et l’instrumentalisation des autres terrestres. Autrement dit, cela correspond grandement au modèle d’un modèle de masculinité au mieux très problématique et au pire toxique. La première lecture nous incite à emprunter d’autres voies pour construire une identité virile saine, empathique, favorisant davantage la collaboration, le partage du pouvoir, le souci de l’autre ainsi que le bien commun. Pour explorer davantage des modèles différents de masculinité voir l’excellent ouvrage d’Iva Jablonka, Des hommes justes : du patriarcat aux nouvelles masculinités, Paris, Seuil, 2019. Voir aussi Liz Plank, Pour l’amour des hommes : Dialogue pour une masculinité positive, Montréal, Québec/Amérique, 2021.
[4] Ici l’expression employée dans la lettre fait davantage écho au genre apocalyptique qu’à la philosophie hellénistique. Cela concerne le plan divin dans la réalisation du salut du monde. Dans un contexte chrétien, cela se réfère avant tout au Christ par qui le monde est sauvé. Les apôtres dont Paul en sont les témoins privilégiés.
[5] Pour l’évangéliste, la famille de Jésus habitait déjà Bethléem. Il résout le dilemme que posait Nazareth pour les premières communautés en modelant le parcours de Jésus sur celui de Moïse qui s’est exilé à Madiân (Ex 4,10) . Luc emploie un autre artifice littéraire par le moyen d’un recensement global. Il relie autrement le caractère messianique de la naissance à Bethléem. Sur le plan historique, Nazareth semble le lieu de résidence de la famille de Jésus.
[6] Il s’agit de personnages qui sont associés à des sages. Rappelons que la définition de sagesse, à l’époque, ne correspond pas totalement à la nôtre. La sagesse, à l’époque de Jésus, correspondait davantage à notre concept de connaissance. En ce sens, les mages sont des lettrés exerçant l’astrologie. Au temps de Jésus, on croyait que les phénomènes célestes constituaient la réalité première. Les événements terrestres reflétaient ce qui se produisait dans le ciel. Ainsi, on croyait qu’une étoile apparaissait à chaque naissance royale. Une étoile plus lumineuse manifestait un appel, une vocation plus singulière. Or ces mages - qui sont devenus des rois mages dans la tradition chrétienne subséquente- interprètent ces signes astraux.
[7] Le texte fait référence à Balaam : « Ce héros, je le vois – mais pas pour maintenant – je l’aperçois – mais pas de près : Un astre se lève, issu de Jacob, un sceptre se dresse » (Nb 24,17)
[8] Pape François, Evangelii Gaudium, 2013, p. 68, paragraphe 197.
[9] Lytta Basset, La source que je cherche, Paris, Seuil (Spiritualités), 2017, pp. 116-117.

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