Outrage à Jésus. Arcabas, 1985. 65 x 61 cm. Église Saint-Hugues-de-Chartreuse, Saint-Pierre-de-Chartreuse.

Perdre sa vie pour la trouver

Paul-André GiguèrePaul-André Giguère | 22e dimanche du Temps ordinaire (A) – 3 septembre 2023

Première annonce de la Passion : Matthieu 16, 21-27
Les lectures :  Jérémie 20, 7-9 ; Psaume 62 (63) ; Romains 12, 1-2
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Je vous propose une aventure inhabituelle : lire à rebours l’évangile du jour. Ce faisant, nous traverserons tout le processus de la conversion en passant du « gros bon sens » à la folie de la croix.

Ça commence donc d’abord par une sorte de proverbe qui, comme ils le sont presque tous, formulent « le gros bon sens » : Quel avantage, en effet, un homme aura-t-il à gagner le monde entier, si c’est au prix de sa vie? Et que pourra-t-il donner en échange de sa vie?

Il n’est pas dénué de signification que cette année, ce texte soit offert pendant le congé de la Fête du travail, qui marque symboliquement la fin des vacances et de l’été. De nouveau, les agendas vont se noircir, même pour les retraités. Avec le début de l’année scolaire ou universitaire et des cours de toute sorte, c’est la reprise des séries télévisées, des saisons théâtrales et musicales. De nouveau, le temps va risquer de se dégrader en horaire.

On va recommencer à se plaindre de manquer de temps. Mais manquer de temps pour quoi? Après quoi courons-nous? Il n’est malheureusement pas rare que des gens (s’)avouent avoir le sentiment d’être en train de louper l’essentiel ou, plus tard, d’être passés à côté de leur vie. Tellement pris dans l’action et le travail, tellement préoccupés et inquiets en pensant à tout ce qui pourrait arriver, tellement accaparés par les urgences continuelles, ils sentent leur vie leur échapper comme du sable ou de l’eau que la main n’arrive pas à retenir. Si seulement on savait quel est l’essentiel où réside le sens profond de notre existence...

C’est précisément là où Jésus veut entraîner ses disciples, c’est-à-dire chacun, chacune d’entre nous. Le chemin est, pour lui, tout simple, mais il est exigeant, comme il le dit ailleurs : Elle est grande, la porte, il est large, le chemin qui conduit à la perdition ; et ils sont nombreux, ceux qui s’y engagent. Mais elle est étroite, la porte, il est resserré, le chemin qui conduit à la vie ; et ils sont peu nombreux, ceux qui le trouvent. (Mt 7,13-14) 

Une vie donnée n’est jamais une vie perdue

Cette porte étroite, ce chemin resserré, est formulé ici de manière lapidaire : Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. « Perdre sa vie » est une expression fréquente dans les médias, qu’il s’agisse d’un accident de travail ou d’un accident de la route. Déjà, au temps de Matthieu, certains chrétiens avaient trouvé la mort à cause de Jésus.

Clairement, ce n’est pas d’abord de ce genre de mort dont parle ici Jésus qui vient plutôt révéler l’illusion funeste dont nous nous aveuglons tous, à savoir que nous devons nous (pré)occuper sérieusement de nous-mêmes. De notre vie, bien sûr, de notre sécurité, de notre épanouissement, de notre bonheur.

Cette parole de Jésus est une parole qui sauve. Elle fait éclater notre illusion comme on crève un ballon. Elle affirme que la personne qui a comme projet de vie la recherche de soi, l’approbation dans le regard des autres, ou tout simplement la recherche constante du bien-être et du plaisir, pourtant tout à fait légitime, avance en réalité dans une impasse. L’alternative proposée par Jésus implique un total décentrement de la personne. Il ne s’agit plus pour lui de prendre tout ce que la vie nous offre pour nous construire et nous épanouir. Il s’agit de quitter une logique de captation pour entrer dans une logique du don. Pour Jésus, une vie donnée n’est jamais une vie perdue.

C’est dans cette logique du don que Jésus a trouvé l’unité de sa vie. On le voit bien dès la scène initiale des tentations au désert, où il renonce à emprunter les chemins du pouvoir, de l’avoir et du valoir aux yeux des autres. Et c’est à ce même renoncement qu’il invite tout homme, toute femme, qui veut « sauver sa vie ». Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.

Quelle croix?

Il est malheureusement arrivé au fil des siècles que cette façon de voir ait été trahie sous la forme d’une culture de la détestation de soi, de la méfiance devant les joies et les plaisirs de l’existence, ou encore sous la forme d’une « mortification » et d’une valorisation de la souffrance vues comme une manière de « prendre sa croix ».

Comme le rappelle judicieusement Michel Gourgues dans son étude méthodique sur la croix du Christ et du chrétien , « la croix du croyant ne saurait être identifiée à n’importe quel type d’épreuve ou de difficulté. La croix découle d’une option en faveur de l’Évangile, tout comme la croix de Jésus lui-même [1] ». La croix n’a jamais été le but de Jésus. Elle a été la conséquence dramatique de sa fidélité. Fidélité à ses options fondamentales en faveur d’une vie donnée. Une vie au service de la vie et de la dignité humaines, au service de la vérité sur Dieu et sur son rapport avec l’humanité.

Ce sont ces options, nous le savons, qui ont conduit Jésus au Calvaire et à la mort. Il semble être assez tôt devenu conscient, devant l’hostilité qu’il a rapidement rencontrée de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes qu’il risquait sérieusement de souffrir beaucoup et même d’être tué à Jérusalem, là où s’exerçait pleinement le pouvoir religieux.

Cette logique du don est certes un bel idéal. Mais quand elle va jusqu’au don de sa vie, elle apparaît alors exagérée, inconcevable et inacceptable à Pierre qui, dans un de ces élans spontanés qui le caractérisait, venait de déclarer à Jésus : « Tu es le Christ, le fil du Dieu vivant » (v. 16). Comment peut-on « trouver sa vie » en la « perdant »? « Cela ne t’arrivera pas! »

La mort indigne de Jésus sur la croix a constitué et constitue toujours un scandale, une pierre d’achoppement. Voilà qui ne cesse normalement de nous heurter, nous dont les pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. Déjà, le Deutéro-Isaïe en avait eu l’intuition : Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur. Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins, et mes pensées, au-dessus de vos pensées (Isaïe 55,8-9).

Changer de centre

C’est en vivant sa vie dans un complet décentrement de lui-même que Jésus ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom (Philippiens 2,6-9). C’est en vivant complètement centré sur la venue du Règne de Dieu que Jésus, « perdant sa vie » la « trouva », « ressuscité le troisième jour ».

Voilà une logique qui sauve, mais qui implique une rupture avec « le gros bon sens » à propos de nos façons spontanées de voir notre vie et le désir de la réussir. Pour une fois, la lecture de Paul proposée par la liturgie pour ce dimanche résonne parfaitement avec l’évangile : Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait. (Romains 12,2)
Au fond, « ce n’est pas la souffrance qui sauve et qui guérit, mais la conscience avec laquelle on la traverse. Ce n’est pas la croix qui sauve et guérit, c’est l’amour avec lequel on la porte. Ce n’est pas la mort qui sauve et qui guérit, c’est la confiance avec laquelle on y entre [2]. »

Diplômé en études bibliques et en andragogie, Paul-André Giguère est professeur retraité de l’Institut de pastoral des Dominicains (Montréal).

[1] M. Gourgues, Le crucifié. Du scandale à l’exaltation, Montréal/Paris, Bellarmin/Desclée, 1989, p. 153.
[2] Jean-Yves Leloup, Un homme trahi. Le roman de Judas, Paris, Albin Michel, 2006, p. 184.

Source : Le Feuillet biblique, no 2810. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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