Parabole des ouvriers à la vigne. Andrei Mironov, 2015. Huile sur toile, 60 x 90 cm. Ryazan (Wikimedia).

Salaire égale pour tous ?

Christiane Cloutier DupuisChristiane Cloutier Dupuis | 25e dimanche du Temps ordinaire (A) – 24 septembre 2023

Les ouvriers de la onzième heure : Matthieu 20, 1-16a
Les lectures: Isaïe 55, 6-9 ; Psaume 144 (145) ; Philippiens 1, 20c-24.27a
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Cette parabole a fait couler beaucoup d’encre... d’autant plus que ce n’est que vers le dernier tiers du 20e siècle qu’on a commencé à expliciter cette parabole sans le verset 16 qui n’a jamais fait partie de celle-ci : Ainsi les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers. Ce verset est un logion (parole authentique de Jésus) appelé « parole flottante », ce qui signifie que si l’on sait que Jésus l’a dite, on ignore à qui il l’a dite, quand et pourquoi. C’est la raison pour laquelle, on la retrouve chez les Synoptiques à différents endroits : ils l’ont placée selon leur bon vouloir là où ils avaient l’impression qu’elle cadrait. Le problème, ici, c’est que Matthieu, en faisant cela, a littéralement tué cette parabole, en lui donnant un sens qu’elle n’avait jamais eu [1].

Cette mise au point est nécessaire car elle permet de recentrer cette parabole sur l’authentique enseignement que Jésus voulait donner. Il le fait en utilisant une pédagogie très fine pour faire comprendre à ses auditeurs.trices ce qu’est la justice de Dieu selon sa propre perception. Il dévoile ainsi son imaginaire et comment lui-même comprend Dieu : un Dieu rempli de délicatesse et de tendresse envers l’être humain, cette créature créée à son image et selon sa ressemblance. Jésus ne perd jamais de vue cette réalité biblique de Genèse 1,26.

Le maître de la vigne à la recherche d’ouvriers

Contrairement à nous, Occidentaux, cette parabole était facile à comprendre pour les personnes venues écouter Jésus. Quand Jésus dit Le royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui … afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne, elles comprennent tout de suite de qui il parle. Car dans le Premier Testament, chez les prophètes, en particulier Isaïe, le maître de la vigne c’est Yhwh, le Seigneur, la vigne symbolise Israël et les ouvriers, ce sont les gens du peuple d’Israël. Voici donc une histoire qui les concerne directement, une histoire qui va expliciter comment ça fonctionne dans le Royaume de Dieu (euphémisme pour dire le Règne de Dieu chez Matthieu). Cela pique leur curiosité. Cette approche permet au conteur Jésus de les motiver à bien écouter son histoire. Et pour les captiver, garder leur attention, il y va, étape par étape, les tenant en haleine jusqu’à la fin.

Son récit commence tôt le matin, à 6 heures car à cette époque, on travaillait 12 heures par jour, de 6h du matin à 6h du soir. On séparait la journée en deux : 12 heures pour le jour et 12 beures pour la nuit. Le détail frappant pour eux, c’est la présence du maître et non de l’intendant pour embaucher. Cela les intrigue sûrement car un riche propriétaire ne fait pas cela. C’est plutôt le travail de l’intendant. Nous y reviendrons.

Jésus spécifie au v. 1b sortit de grand matin c’est-à-dire la première heure ou 6h du matin ; puis commence la ritournelle des heures, la 3e, 6e, 9e et finalement la 11e. À remarquer que c’est seulement avec les ouvriers de la 1ière heure qu’il passe un contrat salarial : Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée. On sait que c’était le salaire reconnu, usuel pour une journée de travail à cette époque. Le fait que ce détail soit spécifié est important et va garder l’auditoire de Jésus en haleine car pour les ouvriers de la 3e heure (9h00 du matin), le maître dit : Allez vous aussi et je vous donnerai ce qui est juste. Dans l’assistance, on devait se demander à combien équivalait ce qui est juste et pour le savoir, il fallait écouter jusqu’à la fin.

La sélection des ouvriers

Et puis, il n’est plus question de salaire, seulement de tri parmi ceux qui sont là, pour les envoyer travailler et la spécification des heures. Selon la coutume de l’époque (qui existe toujours au Moyen Orient, en Afrique et en Amérique du Sud), les hommes se rendaient sur la place publique du village, généralement près d’un puits ou d’un gros arbre et attendaient d’être choisis par des employeurs, pour travailler aux champs ou ailleurs (vigne, construction, etc.). On comprend alors l’importance du tri selon les heures et la question à ceux de la onzième heure. Les personnes présentes savent comment cela se passe habituellement : on commence toujours par choisir ceux qui semblent les plus forts, les plus en santé, les plus endurants ou les plus habiles si on les connaît déjà. En montrant le maître qui revient à différentes heures, on comprend qu’il a d’abord choisi ceux de la première heure d’après ce critère et qu’il a continué de faire le tri avec les mêmes critères pour les ouvriers des heures suivantes. Dans notre culture, on pourrait dire qu’on est passé de la crème fraîche au lait 3%, 2% 1%, lait caillé et babeurre ; autrement dit, les ouvriers de la 11e heure sont les restants des ouvriers du matin. On peut supposer qu’ils sont malades, âgés, handicapés ou de constitution très fragile puisque le maître juge qu’ils ne pourraient, à l’évidence, faire plus qu’une heure. D’où l’importance de la question : Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour et la réponse : C’est que personne ne nous a embauchés. Ce ne sont pas des paresseux ; au contraire, ils ont supporté le poids de la chaleur du jour dans le seul espoir d’être engagés. Ils sont restés là sur la place publique toute la journée, vus par tous, témoins que personne ne voulait d’eux, bravant probablement les moqueries des enfants et d’autres personnes. Et finalement, ils vont eux aussi aller travailler à la vigne comme tous les autres … Quel cadeau pour leur estime de soi!

Puis la journée se termine ; il est 6h du soir. Et curieusement quand arrive le moment de payer tous ceux qui ont travaillé à la vigne, le maître s’efface pour laisser la tâche à l’intendant, en lui donnant des consignes qui choqueront les ouvriers de la première heure qui se sentiront lésés!

La générosité de Dieu dépasse la justice humaine

La question à se poser maintenant est pourquoi Jésus met en scène un tel scénario? Un maître qui revient sans cesse et engage à des heures si différentes les personnes qui sont déjà là et finit par donner le même salaire à tous? Pourquoi? Soulignons tout de suite que Jésus ne donne pas une leçon de comptabilité, ni d’administration d’un domaine, ni ne remet en question la justice rétributive dont toutes les sociétés ont besoin pour bien fonctionner. D’ailleurs quand le maître passe le contrat salarial avec les premiers ouvriers, je dirais qu’il respecte les règles du salaire minimum comme on le fait au Québec ou au Canada.

 Jésus veut démontrer par sa parabole la façon dont Dieu exerce la justice envers les humains. Notre Dieu est au-delà et en-deçà des règles terrestres. Il est « le Tout Autre » qui habite le Royaume des cieux. Pour Jésus, Il connaît la situation de chaque personne et Il la juge à partir de ce qu’elle est. Le maître de maison, c’est Yhwh. Et celui-ci, rappelle Jésus, nous choisit en fonction de qui nous sommes viscéralement et de ce que nous sommes capables de faire, pour travailler à sa vigne qui, pour nous maintenant, est la planète Terre. Il tient comptede facteurs comme la santé, la fragilité physique ou mentale, la force physique ou psychologique, le degré de résistance face à la vie, aux épreuves, échecs, etc. Est-on une personne allumée ou plutôt éteinte, jeune ou âgée, manuelle ou intellectuelle, handicapée physiquement ou en grande forme, super intelligente ou de moyenne intelligence? Tous ces facteurs entrent en ligne de compte pour Dieu, nous démontre Jésus. Il nous enseigne ainsi que Dieu ne nous demande que ce que nous sommes capables de réaliser à partir de ce que nous sommes et de qui nous sommes. Il ne nous demandera jamais quoi que ce soit que nous ne pourrions faire, ne serait-ce que pour éviter que nous soyons humiliés devant tous. Le maître ne voulait pas qu’un de ses ouvriers sorte sur un brancard, incapable d’accomplir sa tâche de 12 ou 9 ou 6 heures. D’où l’importance du tri. Cette parabole exprime toute la délicatesse de Dieu, toute sa tendresse envers ses enfants. Plus, cette histoire déculpabilise toute personne qui se sent coupable ou regrette de ne pas avoir fait tel choix ou telle chose à tel âge ou pris tel chemin plutôt que celui que l’on a choisi. Jésus nous fait comprendre que Dieu sait qui l’on est et que si nous n’avons pas fait ceci ou cela, c’est probablement parce que nous n’avions pas ce qu’il fallait à ce moment précis.

Quant au salaire égal, Jésus l’explique par la réponse du maître : Mon ami, je ne te fais pas de tort ; n’as-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent?... Ne met-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien? Ou alors ton œil est-il brisé/fracturé parce que je suis bon? Le maître récompense toute personne qui travaille à la vigne en tenant compte de ses capacités. L’important étant de travailler à la vigne, ne fut-ce qu’une heure si on est incapable de faire plus. Il faut entendre aussi le maître quand il dit ton œil est-il fracturé/brisé. La traduction œil mauvais ne respecte pas le terme utilisé en grec et donne un sens moral qui n’a jamais existé. Au contraire, le maître, en utilisant ce terme trouve une excuse à l’ouvrier grognon et essaie de lui faire comprendre que c’est parce qu’il voit mal, à cause d’un problème de vision, qu’il n’arrive pas à comprendre son comportement à lui. Façon très délicate de corriger l’ouvrier Schtroumpf Grognon.

Deux pistes pour réfléchir

Première piste

Suis-je conscient.e de mes forces et fragilités, de mes compétences et mes limites? Suis-je conscient.e de mes aptitudes et inaptitudes? C’est important de se connaître et de savoir ce que l’on peut faire ou non. C’est primordial. Cela empêche de faire des mauvais choix, parfois pour mieux paraître, et surtout cela permet de nous réaliser pleinement, humainement et aux yeux du Seigneur. En même temps, d’apprendre grâce à cette parabole, que Dieu tient compte de critères tels que la santé, les capacités, limites physiques ou intellectuelles ou psychologiques, l’âge, etc. C’est libérateur et stimulant en même temps. C’est rassurant et ça nous donne davantage le goût d’avancer car nous n’avons plus peur de répondre à l’appel et nous nous sentons capables d’aller de l’avant, peu importe notre rythme.

Deuxième piste

Le regard. La pointe de la parabole est le v. 15 : Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien? Ou alors ton œil est-il fracturé/brisé parce que je suis bon? Il y a toute une réflexion à faire sur le regard que nous portons sur la vie, le monde qui nous entoure, les gens autour de nous, la civilisation nouvelle qui émerge, les personnes de notre famille dont les âges varient et la façon de comprendre la vie qui n’est pas nécessairement comme la nôtre, les « nouvelles valeurs », etc. D’où la question : suis-je conscient.e du regard que je porte sur tous ces points énumérés? Me suis-je déjà demandé si mon œil est parfois fracturé ou brisé devant tel événement, tel fait, telle personne, telle interprétation de conduite qui pourrait s’avérer fausse à cause de mes préjugés? Suis-je conscient.e que mon regard peut faire vivre l’autre comme il peut le tuer? Qu’est-ce que je préfère? Et surtout, je dois me rappeler que « mon Dieu » est un Dieu fidèle et toujours présent à l’être humain, peu importe les époques, les civilisations ou les cultures. Ce qui signifie qu’il est toujours aussi actif et présent dans le monde et le siècle qui sont les miens. Cela m’aidera à regarder le monde d’un autre œil en espérant, grâce à Dieu, qu’il ne soit pas trop fracturé ou brisé.

Puisse chaque personne qui va lire cette magnifique parabole, expérimenter le désir de la vivre intensément en travaillant à la vigne selon ce qu’elle est, goûter la tendresse de Dieu et se soucier de l’art de regarder et d’aimer à sa façon à Lui!

Formatrice spécialisée en études bibliques, Christiane Cloutier Dupuis détient un doctorat en Sciences religieuses (option Exégèse) de l’UQÀM.

[1] On retrouve cette parole flottante en Mt 19,30, Mc 10,31, Lc 13,31 ainsi que la parabole des Invités à une noce en Lc 14,7-11.

Source : Le Feuillet biblique, no 2813. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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