La forteresse naturelle des Tobiades (photos © Éric Bellavance)

Tobiya l’Ammonite : un juif influent de l’époque perse

Éric BellavanceÉric Bellavance | 16 décembre 2019

Au 5e siècle avant J.-C., l’Empire perse représentait toujours la plus importante puissance au Proche-Orient. Mais dans la première moitié de ce même siècle, l’Empire a perdu d’importantes batailles face aux Grecs : à Marathon en 490 et à Salamine en 480. Puis, peu de temps après la mort du roi Xerxès (486-464), les Perses ont été confrontés à une importante rébellion en Égypte dans laquelle les Athéniens furent impliqués. La révolte égyptienne (c. 464-454) aurait duré environ 10 ans, avant d’être réprimée par le successeur du roi Xerxès, son fils, Artaxerxès I (464-423). Malgré leur succès, il semble que les Perses aient dû procéder à certains changements dans leur gestion de la région. En effet, près d’une décennie après la fin de la révolte égyptienne, les Perses ont procédé à certains changements dans la province de Yéhud (l’ancien royaume de Juda) et dans la ville de Jérusalem en particulier. Or, ces changements coïncident avec l’envoi, par le roi perse Artaxerxès I, d’un nouveau gouverneur juif du nom de Néhémie (Ne 2,1-9[1].

Selon le récit biblique, Néhémie a été envoyé pour trois raisons principales : reconstruire la muraille et la citadelle de Jérusalem, régler certaines injustices au sein de la communauté et s’occuper, comme Esdras quelques années auparavant [2], de la problématique liée aux mariages mixtes. Les motivations de l’administration impériale perse ne sont toutefois pas clairement énoncées dans le texte biblique, qui représente notre seule source d’information [3]. Pourquoi le Grand roi perse a-t-il décidé d’envoyer Néhémie, un Juif vivant à Suse – la capitale de l’Empire perse – à cette époque précise, soit au milieu du 5e siècle? Selon nos recherches, c’est en grande partie en raison d’un personnage intrigant et apparemment très influent à Jérusalem à cette époque que Néhémie fut envoyé, à deux reprises par surcroît : Tobiya l’Ammonite. Mais qui était cet individu qui, selon notre hypothèse, a justifié l’envoi d’un nouveau gouverneur, de même que la reconstruction des murs de Jérusalem et de sa citadelle? C’est ce que nous allons voir dans cet article qui sera publié en deux parties.

marches

Vue de la vallée à partir de la forteresse des Tobiades

Tobiya l’Ammonite

Tobiya l’Ammonite faisait vraisemblablement partie de l’une des plus importantes familles juives à l’époque du Second Temple [4] : les Tobiades. Ces derniers étaient de grands propriétaires fonciers dans la région d’Ammon, à Irak el-Emir plus précisément, localité située non loin de la capitale de la Jordanie actuelle, Amman. Les Tobiades y contrôlaient une bîrāh, c’est-à-dire une forteresse naturelle, unique en Syrie-Palestine.

Une des inscriptions araméennes portant le nom de Tobiya

Une des inscriptions araméennes portant le nom de Tobiya

Ce genre de forteresse avait plusieurs fonctions, la principale étant de servir de refuge aux habitants de la région en cas de guerre. Une grande quantité de nourriture était stockée à l’intérieur, de sorte que la forteresse pouvait être utilisée dans le cas d’un long siège [5]. Deux inscriptions araméennes portant le nom « Tobiya », et datant vraisemblablement du sixième siècle ou du début du cinquième siècle, figurent sur les parois de la forteresse d’Irak el-Amir. Il s’agit donc, très vraisemblablement, d’une référence aux Tobiades qui avaient un domaine dans la région d’Ammon et qui, nous le verrons, avaient une relation particulière avec les nobles de Jérusalem, le temple et le grand prêtre.

Dans le livre de Néhémie, Tobiya est parfois qualifié de « serviteur/ esclave ammonite » (Ne 2,10.19) ou simplement d’« Ammonite » (Ne 3,35) [6]. Or, bien qu’il soit probable que les Tobiades ne vivaient pas dans la province de Yehud, il est clair, de par leur nom yahviste (« Yahvé est bon »), que cette famille avait des origines israélites et non ammonites. Les Ammonites n’étaient effectivement pas des adorateurs de Yahvé. Bref, bien qu’il soit difficile d’établir avec certitude l’identité ethnique de Tobiya et son rôle officiel, son nom yahviste et le fait que lui et son fils Jehohanan étaient tous deux mariés à des Judéennes, issues de familles juives apparemment influentes et importantes (Ne 6,18), plaident en faveur de son origine juive.

L’intérieur d’une pièce de la forteresse

L’intérieur d’une pièce de la forteresse

Bien qu’il soit impossible de savoir exactement quand les Tobiades se sont établis dans la région d’Ammon, le territoire qu’ils contrôlaient était riche et pourrait avoir contribué à leur puissance et leur influence parmi les Ammonites – sans être Ammonites eux-mêmes – et en Judée, à Jérusalem en particulier. Dans un Empire perse aux dimensions immenses et où toutes les régions n’étaient donc pas directement contrôlées par l’administration impériale, de nombreuses régions étaient encore dirigées par des dynastes locaux qui, dans certains cas, fondaient leur pouvoir sur une place-forte naturellement fortifiée, comme les Tobiades [7]. Les Perses toléraient les dynastes locaux, mais leur influence devait se limiter à leur territoire. Ce qui n’était pas le cas du Tobiya mentionné dans le livre de Néhémie dont l’influence allait bien au-delà de son territoire… jusqu’à Jérusalem !

Qu’il ait été juif, à moitié juif ou ammonite, ne change rien au fait que Tobiya était un acteur important dans la région pendant les deux mandats de Néhémie en tant que gouverneur de Judée. En effet, dans le livre de Néhémie, Tobiya est mentionné aux côtés de Sanballat le Horonite, vraisemblablement gouverneur de la province de Samarie [8] et de Guéshem l’Arabe, qui était possiblement le roi de Qédar. Des trois, seul Tobiya avait des liens étroits avec certains Judéens importants, des partisans prêts à l’aider, et donc une influence considérable à Jérusalem. Néhémie lui-même mentionne la correspondance active que les nobles de Jérusalem et Tobiya avaient « en ces jours », c’est-à-dire lorsqu’il travaillait à la reconstruction de la muraille de Jérusalem. Les nobles gardaient Tobiya informé en lui envoyant de nombreuses lettres, et Tobiya leur donnait, selon toute vraisemblance, des instructions en leur envoyant également des lettres (Ne 6,17). L’influence de Tobiya semble avoir été considérable puisque le texte biblique souligne que « plusieurs (Judéens) étaient liés à lui par serment […] » (Ne 6,18) Les nobles de Judée informent personnellement Néhémie de ses bonnes actions et lui rapportent les paroles de Néhémie (Ne 6,19). Tobiya a également un lien particulier avec le temple de Jérusalem où une grande chambre lui aurait été préparée par un prêtre du nom d’Éliashib (Ne 13,4-5), qui était possiblement nul autre que le grand prêtre du temple de Yahvé.

Cette influence de Tobiya parmi les nobles de Judée et de certains membres du clergé dérangeait vraisemblablement l’administration perse. Son influence en Judée, combinée à ses bonnes relations avec d’autres dynastes locaux, a possiblement incité les Perses à agir. Non pas militairement, mais en envoyant un nouveau gouverneur dans la province de Yehud : Néhémie. Ce dernier devait faire tout en son pouvoir pour le discréditer, sans toutefois prendre des actions militaires contre lui. Étant donné que Tobiya était, semble-t-il, très apprécié et avait de bonnes relations avec les autres gouverneurs et dirigeants locaux, une attaque militaire aurait pu être désastreuse pour la stabilité de la province de Yehud et de la région.

Bref, nous sommes d’avis qu’une portion importante des deux missions de Néhémie est en effet consacrée à isoler Tobiya et à neutraliser son influence. Selon notre hypothèse, les Perses voulaient éviter qu’une coalition contre l’Empire puisse être formée autour d’un personnage influent, comme Tobiya l’Ammonite. Ce genre de coalition, bien qu’hypothétique, aurait pu devenir une véritable menace en cas d’alliance, par exemple, avec les Égyptiens et/ou les Grecs. Bref, bien que Tobiya ne représentait pas une menace immédiate, ses affinités avec le gouverneur de Samarie et un roi des Arabes, et du fait qu’il possédait une forteresse qui était située à peine à 60 km à l’est de Jérusalem, pouvait inquiéter l’Empire perse. Et les pousser à agir. Subtilement… Comme nous le verrons dans le prochain article, où les textes bibliques seront davantage présentés et analysés.

Éric Bellavance est historien et bibliste. Il est chargé de cours aux universités de Montréal, McGill et Concordia.

[1] Néhémie aurait été envoyé une première fois dans la 20e année de règne du roi Artaxerxès (Ne 2,1), soit vers 444, puis une seconde fois, dans la 32e année de règne du même roi (Ne 13,6), soit vers 432.
[2] Lors de la 7e année de règne d’Artaxerxès (Esd 7,7), soit vers 458.
[3] Il n’y a en effet aucune mention de Néhémie dans les textes perses.
[4] Période située entre le retour d’exil de Babylone (539 av. J-C) et la destruction du temple de Jérusalem, en 70 ap. J-C.
[5] Pierre Briant, « Contrainte militaire, dépendance rurale et exploitation des territoires en Asie achéménide » dans Pierre Briant, dir. Rois, tributs et paysans : Études sur les formations tributaires du Moyen-Orient ancien, Centre de Recherche d’Histoire Ancienne 43, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 200.
[6] Dans la plupart des cas, il est appelé Tobiya, tout simplement (Ne 4,1; 6,1.12.14.17 (deux fois). 19; 13,4.7.8).
[7] P. Briant, op. cit., p. 198. On retrouve des exemples de ce modèle de gestion impériale – et les forteresses naturelles qui viennent avec – en Sogdiane et en Bactriane, mais aussi en Phénicie, à Chypre, en Cilicie et dans la région d’Ammon, où les Tobiades étaient installés.
[8] Il n’est toutefois pas explicitement qualifié de ce titre dans le livre de Néhémie.

Archéologie

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Initiée par Guy Couturier (1929-2017), professeur émérite à l'Université de Montréal, cette chronique démontre l'apport de l'archéologie à une meilleure compréhension de la Bible. Au rythme d'un article par mois, nos collaborateurs nous initient à la culture et à l'histoire bibliques par le biais des découvertes archéologiques les plus significatives.