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chronique du 11 février 2011

 

Une justification biblique de l’esclavage

esclave

L'acteur Djimon Hounsou dans Amistad (1997)

Au cours des siècles, la malédiction de Canaan a servi à justifier l’esclavagisme des Noirs. Au Moyen Âge, les Arabes possédaient déjà beaucoup d’esclaves noirs. Même si aucun texte du Coran ne traite de cette malédiction, le récit était bien connu et des théologiens musulmans en ont fait le fondement de l’asservissement des Noirs.

     Il y a cependant un problème à cette interprétation : selon la Bible, les peuples africains sont des descendants de Cham, mais par son fils Koush et non par Canaan. Pour contourner cet obstacle, les sources musulmanes insistent sur le fait que ce n’est pas Canaan qui a reçu la malédiction de l’esclavage, mais bien Cham [1]. Dans les Mille et une nuits, on trouve une dispute entre une concubine noire et une concubine blanche. La blanche raconte l’histoire de la malédiction de Cham et affirme que Cham fut noirci pour avoir ridiculisé son père, tandis que Sem fut blanchi pour n’avoir pas fait de même. La concubine noire, quant à elle, réplique que la blancheur est associée à la lèpre et à la mort [2].

     En Europe, l’utilisation de la malédiction de Cham pour justifier l’infériorisation des peuples noirs et l’esclavage apparaît au xviie siècle, dans les milieux protestants de Hollande. Georg Horn, professeur d’histoire à l’Université de Leyde, serait le premier, en 1666, à avoir proposé une classification des races selon le modèle de la descendance de Noé de la Genèse [3]. Quelques années plus tard, Jean Louis Hannemann, s’appuyant sur un commentaire de la Genèse de Martin Luther, évoque dans un exposé fondamentaliste [4] le fait que les Éthiopiens sont devenus noirs et esclaves à cause de la malédiction de Cham. C’est donc dans le contexte du retour à une interprétation très littérale de la Bible, dans la mouvance de la Réforme protestante, que commence à se développer l’utilisation de la malédiction de Cham comme instrument de justification de l’esclavage chez les chrétiens d’Occident.

     Cette interprétation prendra de l’ampleur et trouvera un écho aux États-Unis, aux xviiie et xixe siècles, au fur et à mesure que le phénomène de la traite des Noirs s’amplifiera. Elle deviendra un objet de débat entre partisans de l’esclavagisme et de l’antiesclavagisme, débat qui mènera à la guerre de Sécession. En 1837, par exemple, le révérend Théodore Weld, antiesclavagiste, écrit dans un tract largement diffusé : « La prophétie de Noé est le vade-mecum qui accompagne tout le temps les esclavagistes, et ils ne s’aventurent jamais à l’extérieur sans elle. » [5]

Réflexions

     Cette trop brève histoire de l’utilisation de la malédiction de Cham pour appuyer l’esclavagisme et le racisme montre bien l’importance capitale de l’interprétation biblique. À cause d’une mauvaise compréhension de la Bible, des personnes ont été réduites en esclavage. Une interprétation erronée peut donc conduire à des pratiques horribles et même changer le cours de l’histoire. Encore récemment, on s’est servi de ces versets bibliques pour justifier l’apartheid, en Afrique du Sud. Ce régime n’a été aboli qu’en 1991. Heureusement, aujourd’hui, les biblistes ont rectifié le tir et montré que cette interprétation était inacceptable pour l’exégèse actuelle. D’ailleurs, les historiens, les archéologues et les biblistes affirment que l’histoire des descendances des peuples de la Bible s’avère beaucoup plus complexe que ce que le récit de la Genèse le dit. Il ne faut donc pas le prendre au pied de la lettre.

Le meilleur garde-fou pour éviter les mauvaises interprétations de la Bible nous est donné par saint Augustin. Sa fameuse maxime : « Aime et fais ce que tu veux » est un principe d’interprétation biblique. Pour lui, si une interprétation ne mène pas à l’amour de Dieu et des autres, elle ne peut être bonne, puisque l’essentiel de la Bible se résume à aimer Dieu et son prochain comme soi-même. C’est donc une mise en garde, on ne peut justifier des comportements violents par la Bible. Même si cette dernière comporte plusieurs scènes de violence, la Bible dans son ensemble encourage à la paix et à l’amour.

[1] David Goldenberg. The Curse of Cham : Race and Slavery in Early Judaism, Christianity, and Islam, Princeton University Press, 2003, p. 164.

[2] Les Mille et une nuits [Elf laïla wa laïla] est un recueil de contes populaires en arabe mis par écrit au xiiie siècle seulement. Il est le résultat de la fusion de nombreuses traditions qui pourraient dater du iiie siècle.

[3] Léon Poliakov. Le Racisme, Paris, Seghers, 1976, p. 57.

[4] Jean Louis Hannemann. Curiosum Scrutinium nigritudinis posterorum Cham i.e. Aethiopum, édité par J. Reumann (1677), cité dans Patricia Gravatt, L’Église et l’esclavage, Paris, Ed. L’Harmattan, 2003.

[5] Theodore Weld. The Bible against slavery, or, An inquiry into the genius of the Mosaic system, and the teachings of the Old Testament on the subject of human rights. Le tract d’origine est écrit en 1837 et publié par Cornell University en 1864.

Sébastien Doane

Texte complet dans :
Mais d’où vient la femme de Caïn. Les récits insolites de la Bible
Sébastien Doane, Montréal, Novalis ; Paris, Médiaspaul, 2010.

Article précédent :
Le vin de Noé (Genèse 9, 18-27)