INTERBIBLE
Une source d'eau vive
la lampe de ma vie bible et culture coups de coeurau fémininjustice socialeRencontres de foi
off Nouveautés
off Cithare
off Source
off Découverte
off Écritures
off Carrefour
off Caravane
off Scriptorium
off Artisans

 

 
Coups de coeurs
  image
Imprimer
chronique du 14 mars 2000
 

Tours de langue et de parole

 

« Les écrits restent, les paroles s'envolent », affirme l'adage familier. Si tel en est le cas, on pourrait dire n'importe quoi et ne pas se sentir lié par ses paroles. On connaît l'excuse classique: « Je n'ai jamais dit cela! Vous faites sans doute erreur! ». Et voilà l'autre coupable d'avoir mal entendu ou de souffrir d'une imagination trop fertile. Il y a aussi cette autre excuse que l'on trouve souvent chez les gens publics: «Vous m'avez cité hors contexte: ce n'est pas ce que j'ai voulu dire! ». Et il y a tous ceux et celles dont la parole dépasse la pensée et leur fait dire des choses regrettables. Combien de personnes considèrent qu'une promesse tant qu'elle est verbale, n'a pas le même pouvoir contraignant qu'un engagement écrit? On en a déjà vues se faire prendre à ce jeu qui ne tient pas compte de la mémoire des autres. En somme, mieux vaut réfléchir avant de parler.

     « Les écrits restent, les paroles s'envolent. » Un tel adage ferait dresser les cheveux sur la tête des gens de la Bible. Pour eux, dès que la parole est prononcée, elle ne peut plus s'arrêter ou s'effacer. Elle est douée d'une force et d'une efficacité qu'il faut traiter avec respect. Comme disait le sage Sirac: « Mieux vaut un faux pas sur le pavé qu'une incartade de langage. » (Sirac 20,18).

La parole est événement

      Pour savoir comment nos ancêtres bibliques définissaient la parole, faisons un voyage dans le dictionnaire. Le mot hébreu « dabar » (prononcer « davar ») que l'on traduit par « parole », possède un éventail de significations plus large que son équivalent français. Selon le contexte, le mot « dabar » peut désigner l'affaire dont on parle: « En effet David avait fait ce qui est juste aux yeux de Yahwé et il ne s'était dérobé à rien de ce qu'il lui avait ordonné durant toute sa vie, sauf dans l'affaire d'Urie le Hittite. » (1 R 15, 5)

      Le mot « dabar » désigne aussi l'ensemble des actes d'une personne, notamment dans le cas des rois: « Le reste des actes d'Ézéchias, tous ses exploits, et comment il a construit la piscine et le canal pour amener l'eau dans la ville, cela n'est-il pas écrit au livre des Annales des rois de Juda? Ézéchias se coucha avec ses pères et son fils Manassé régna à sa place. » (2 R 20, 20-21) Ailleurs, il s'agira d'événements, comme dans les formules de transition d'un récit à l'autre: « Après ces événements, la parole de Yahwé fut adressée à Abram, dans une vision: "Ne crains pas, Abram! Je suis ton bouclier, ta récompense sera très grande." » (Gn 15, 1) Et il y a bien sûr le sens habituel de « parole ».

      Ces diverses nuances nous ouvrent la piste pour saisir que, pour les gens du Proche-Orient ancien, la parole n'est pas la simple expression verbale d'une pensée ou d'une volonté, mais la réalité elle-même qu'elle désigne. La parole ne se réduit pas à un ensemble de sons articulés; elle est une chose réelle quoique invisible, un peu comme l'haleine qui sort de la bouche (voir Dictionnaire encyclopédique de la Bible, p. 969). Il y a ainsi un lien étroit entre la parole et l'événement. On pourrait même dire que la parole constitue un événement, qu'elle fait « événement ».

      Une conception aussi forte de la « parole » plonge ses racines dans une culture où l'écrit n'existait pas sauf, plus tardivement, pour conserver les souvenirs qui font l'histoire ou l'identité du groupe social. Puisque la connaissance et l'expérience sont transmises oralement, la parole est un moyen puissant de communication avec lequel on ne joue pas. Prenons le cas de la bénédiction que Jacob obtient astucieusement, pour ne pas dire frauduleusement, de son père Isaac, alors que celui-ci, aveugle, pensait bénir Esaü, son fils aîné. Eh bien! malgré la ruse dont il a été victime, Isaac ne peut retirer la parole de bénédiction: elle produira inexorablement son effet, même s'il y a eu erreur sur la personne (lire Gn 27).

Se tourner la langue sept fois avant de parler

      Nous vivons à une époque où foisonne la parole écrite ou verbale, au point qu'elle risque de perdre son caractère précieux. En y réfléchissant bien, les paroles que l'on prononce, exception faite de nos conversations quotidiennes souvent banales et anodines, ne sont pas aussi évanescentes qu'un rêve ou aussi volatiles qu'un gaz. Notre mémoire contient assurément des paroles qui y sont restées gravées comme si elles avaient été prononcées hier. Qui ne se rappelle pas une parole de réconfort, ou dans d'autres cas une parole blessante, qui a eu un impact dans sa vie et qui, à l'occasion, remonte à la conscience.

      Nous ne sommes pas si loin de la conception que les gens de la Bible avaient de la parole. Aujourd'hui comme hier, la parole humaine peut édifier, encourager, réconforter, faire vivre, comme elle peut aussi démolir, briser ou tuer une réputation. Nous aurions avantage à lire ce qu'en dit la Lettre de Jacques (2, 2-12), notamment ceci: « Il n'est pas d'espèce, aussi bien de bêtes fauves que d'oiseaux, aussi bien de reptiles que de poissons, que l'espèce humaine n'arrive à dompter. Mais la langue, nul homme ne peut la dompter: fléau fluctuant, plein d'un poison mortel! Avec elle, nous bénissons le Seigneur et Père; avec elle aussi nous maudissons les hommes, qui sont à l'image de Dieu; de la même bouche sortent bénédiction et malédiction. Mes frères, il ne doit pas en être ainsi. » (versets 7-10) Comme le rappelait un psalmiste, il faut savoir mettre une garde à ses lèvres (voir Ps 39,2). Il n'est pas si bête cet autre adage qui invite à tourner sa langue sept fois avant de parler car les paroles, elles aussi, restent. Certainement que dans ce cas-ci les gens de la Bible seraient d'accord.

Yves Guillemette, ptre

Chronique précédente :
Un corps à corps avec la Parole