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Bible et culture
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chronique du 28 février 2014

 

Croire au malentendu
Le Cantique des Cantiques dans Il était une fois en Amérique

Il était une fois en Amérique

     Quand Noodles revient à New York, la vitrine du restaurant de son ami Moe est spectrale. Lui-même est un fantôme qui semble passer et s’arrêter sans qu’on le voie. Nous sommes en 1968, dans Il était une fois en Amérique (Sergio Leone, 1984). Et Noodles se souvient de 1922 et de son enfance de petit voyou, de 1933 et de sa jeunesse de criminel, de la griserie des succès et du moment où il a trahi ses amis et involontairement causé leur mort, sans qu’on sache très bien dans ces rêveries ce qui vient du passé et ce qui tient de l’illusion.

     Dans les aventures de l’enfance, il y a Deborah, la sœur de Moe, épiée à travers la fente d’un mur, Deborah qui trône au centre de la scène qu’elle a elle-même installée, Deborah qui, de 1922 à 1933, de 1933 à 1968, sera toujours une image, une silhouette, un visage blanchi ou barbouillé, toujours trop droite, trop lisse pour être vraiment présente, vraiment vivante.

     Une illusion, et en même temps un absolument réel, plus réel que le réel lui-même : « At times I could not stand it anymore, I used to think about you. I’d think : Deborah lives, she’s out there, she exists. And that would get me through it all… » (« Quand je n’en pouvais plus, je pensais à toi. Je me disais : Deborah vit, elle est quelque part, dehors. Elle existe. Et avec ça je me tirerais de tout… »)

Il était une fois en Amérique

     Dans ces errances entre passé(s) et présent(s), quelques phrases reviennent : celles du Cantique des Cantiques que Deborah a lu à Noodles un jour de Pessah où tous deux s’étaient retrouvés dans le restaurant de ses parents, alors qu’ils auraient dû être à la synagogue.

My beloved is white and ruddy.
His skin is as the most fine gold.
His cheeks are as a bed of spices.
(Even though he hasn't washed since
last December.)
His eyes are as the eyes of doves.
His body is as bright ivory.
His legs are as pillars of marble.
(In pants so dirty they stand by themselves.)
He is altogether lovable.
But he'll always be a two-bit punk.
So he'll never be my beloved.

What a shame. 

Mon amant est blanc et rouge.
Sa peau est comme l’or le plus fin.
Ses joues sont un lit d’épices.
(Même s’il ne s’est pas lavé depuis décembre dernier.)
Ses yeux sont comme les yeux des colombes.
Son corps est comme l’ivoire brillant.
Ses jambes comme des colonnes de marbre.
(Dans des pantalons si sales qu’ils tiennent tout seuls.)
Tout ce qu’il est donne envie de l’aimer.
Mais il sera toujours un voyou à deux ronds.
C’est pourquoi il ne sera jamais mon amant.

Comme c’est dommage.

     Bien sûr, Deborah arrange le texte à sa façon. Ce qui était un chant d’admiration se mêle de mépris, et au lieu de se terminer par une déclaration d’amour (« Son sein est douceur, son tout désirable. Voilà mon amant, voilà mon compagnon. », Cantique 5,16) il s’achève en insulte.

     Pourtant, en 1933, quand il la reverra et tentera de se faire aimer d’elle, Noodles semblera n’avoir gardé comme souvenir que ce que ces paroles n’avaient jamais été.

There were two things I couldn't get out of my mind. One was Dominic, the way he said, “I slipped.” just before he died. The other was you. How you used to read me your Song of Songs, remember?

 

« How beautiful are your feet
In sandals, O prince's daughter. »

I used to read the Bible every night. Every night I used to think about you.

« Your navel is a bowl
Well-rounded with no lack of wine
Your belly, a heap of wheat
Surrounded with lilies
Your breasts
Clusters of grapes
Your breath, sweet-scented as apples. »

 

Nobody's gonna love you the way I loved you. 

Il y avait deux choses que je ne pouvais pas m’enlever de la tête. L’une était Dominic, comme il m’avait dit : « J’ai glissé. », juste avant de mourir. L’autre, c’était toi. Comme tu me lisais ton Cantique des Cantiques, tu te souviens?

« Qu’ils sont beaux tes pieds dans tes sandales, ô fille de prince. »

Je lisais la Bible chaque nuit. Chaque nuit je pensais à toi.

« Ton nombril est un vase,
Au cercle magnifique, sans que le vin y manque.
Ton ventre, une meule de blé,
Enclose de lotus.
Tes seins,
Des pampres de vigne,
Ton souffle, parfumé de la douceur des pommes. »

Personne ne t’aimera comme je t’ai aimé. 

     Noodles fait siennes les paroles du bien-aimé dans le chapitre 7 du Cantique, répondant aux paroles de la bien-aimée dans le chapitre 5, celles qu’avait citées, qu’aurait pu citer Deborah, si elle ne les avait pas déformées.

     Tremblant au cœur d’une des lanternes du somptueux spectacle d’ombres et de lumière, de masques et d’illusions d’Il était une fois en Amérique, il y a ce faux dialogue. Deborah s’y pose en image, tout à la fois offerte et se dérobant. Noodles y naît comme celui qui s’accroche aux illusions et voudrait les saisir, même en leur faisant violence.

Il était une fois en Amérique

     De ce faux dialogue, que retenir sur la Bible? Qu’elle n’appartient pas aux rabbins, aux prêtres ou aux exégètes. Pas même aux croyants. Qu’elle n’est pas, jamais, fossilisée dans un texte muet et immobile. Elle est hors les pages, dans les bouches où elle est répétée, citée, déformée, mutilée, dans les imaginations, dans les désirs, dans les regards. C’est ainsi qu’elle est dans la vie et ses contradictions intolérables, dans la vie et sa chair, dans les désirs déçus, dans les rêves et les illusions perdues, auxquels, malgré tout, on veut croire.

[1] Ce texte a été grandement inspiré par la lecture d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone : Le temps où nous rêvions de Jean-Marie Samocki – Crisnée : Yellow Now, 2010. Les traductions des citations du film sont des traductions personnelles. Pour le Cantique des Cantiques, j’ai cité la traduction d’André Chouraqui, en l’adaptant parfois. Les images sont la propriété de Warner Bros Pictures.

Antoine Paris

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Une enfance de Jésus