La femme de Manoah, de la série Women of the Bible (photo © Dikla Laor).

Esther ou l’abandon

Anne-Marie ChapleauAnne-Marie Chapleau | 5 septembre 2022

Lire : Juges 13 (et 14-16)

Une femme stérile qui finit pourtant par enfanter, c’est presque anodin dans la Bible [1]. Sarah, Rachel, Anne, Élisabeth, respectivement mères d’Isaac, de Joseph et de Benjamin, de Samuel, de Jean-Baptiste, sont du nombre. Certains détails de l’histoire de la mère de Samson, cependant, empêchent de la ranger trop vite dans le placard des stéréotypes.

Après tout, ce n’est pas tous les jours que l’Ange du Seigneur passe outre à un mari pour s’adresser plutôt à sa femme. On aurait aimé que celle-ci soit désignée autrement que par son lien à son époux ou à son fils : « femme de » et « mère de ». Mais ce n’est pas une raison pour l’oublier dans le placard des anonymes de la Bible, là où les femmes sont surreprésentées.

En effet, que l’Ange du Seigneur choisisse de lui parler à elle, ça n’a rien de banal! Elle est en cela la devancière de l’illustre Marie du Nouveau Testament (Luc 1,26-27).

La femme sanctuaire

Mais pourquoi l’Ange du Seigneur s’intéresse-t-il à elle? Parce qu’il doit impérativement lui parler à elle et à personne d’autre. Il a une mission à lui confier : devenir la mère d’un nazir, un consacré du Seigneur. À la limite, une grossesse peut se mener à terme sans trop d’investissement personnel de la mère. Rien de tel ici : elle devra s’abstenir de vin, de boisson fermentée et d’aliments impurs (13,4), donc pratiquement vivre elle-même en nazir. Elle deviendra ainsi en quelque sorte le sanctuaire où, dès sa conception, le Seigneur fera de son fils son nazir. Elle sera donc la complice de l’œuvre de salut dans laquelle, une fois de plus dans le livre des Juges, s’engage le Seigneur. Elle passe néanmoins sous silence cette question de salut quand elle rapporte à son mari les prescriptions qui la concernent en tant que mère d’un nazir à naître. Par contre, elle fait preuve de créativité en ajoutant une chose dont n’avait pas parlé l’Ange : ce nazirat se poursuivrait jusqu’à la mort de leur fils (13,7). Créativité? Peut-être s’agit-il plutôt d’intuition.

Un flair pour lire la vie

Après tout, n’a-t-elle pas cru reconnaître en l’homme de Dieu ce que nul regard humain ne saurait connaître ou re-connaître : la majesté d’un Messager de Dieu (13,6)? Alors, si elle mentionne déjà le terme de la vie de son fils alors qu’il n’est pas encore né, c’est peut-être bien parce qu’elle a saisi d’avance combien vie et mort s’entrecroiseraient dans son existence. Ses passions dévorantes tisseraient, comme avec autant de fils retors, une toile insolite dont la chaîne demeurerait pourtant son état de nazir. Aux moments clefs de sa vie, l’Esprit du Seigneur fondrait sur lui (13,25 ; 14,6.19 ; 15,14), même si, à vrai dire, il ne se soucierait du Seigneur qu’aux moments plus difficiles et pour implorer son aide (15,18 ; 16,28).

Un héros désinvolte

Trop sûr de lui, il allait vivre presque toute sa vie avec le sentiment d’être invincible. Cela le conduirait à jouer un petit jeu dangereux avec sa dernière compagne, Dalida la Philistine. À cette dernière qui cherchait à découvrir, pour le compte de son peuple, la source de sa force, il servirait des mensonges de plus en plus près de la réalité. En passant, au fil de ses réponses, de « sept cordes d’arc fraîches » (16,7), à « des cordes neuves » (16,11), puis à « sept tresses » de sa chevelure tissées « avec la chaîne d’un tissu » (16,13), il se rapprocherait de la vérité. Il finirait par avouer à Dalida que sa force venait de sa chevelure jamais rasée, celle-ci manifestant son état de nazir, c’est-à-dire son lien jamais rompu avec le Seigneur. Mais ses paroles mêmes indiqueraient comment rompre le lien et cela s’avérerait fatal pour lui.

Au moment où elle parle, la mère de Samson ne peut certes entrevoir tout cela. Mais, quelque part, en recevant d’une oreille attentive et d’un cœur ouvert l’annonce céleste concernant son fils, « la femme que visita l’Ange » comprend bien, contrairement à son mari, que voir ou entendre le Seigneur ne conduit pas forcément à la mort (13,22-23), mais réoriente plutôt toute la vie. Pour sa part, son ventre serait le lieu originaire d’une mission de salut qui allait s’accomplir presque malgré son principal protagoniste.

Anne-Marie Chapleau, bibliste et formatrice au diocèse de Chicoutimi.

[1] Références de ces histoires : Sarah (Gn 211-2), Rachel (Gn 30,22-24 ; 35,16-17), Anne (1 S 1,19-20), Élisabeth (Lc 1,24) .

ivoire phénicien

Au féminin

Lors du lancement de cette rubrique, trois femmes, fondatrices du groupe de recherche ECPB (Entre contes, psychanalyse et Bible) et vivant à Fribourg (Suisse), nous offraient une lecture symbolique qui jette un regard œcuménique et transdisciplinaire sur la Bible. Les textes plus récents mettent en valeur des personnages féminins de la Bible à partir d’œuvres d’art (Gertrude Crête et des artistes classiques) et de photographies de Dikla Laor.