Jésus et le centurion. Paul Véronèse, c. 1571. Huile sur toile, 192 x 297 cm. Musée national du Prado, Madrid (Wikipedia).

4. La rencontre bouleversante de Claudius

Roland BugnonRoland Bugnon, CSSP | 19 décembre 2022

Rappel : Aurélia et Cornelius ont commencé le récit des changements survenus dans leurs vies et révélé leur sympathie pour le judaïsme. Croyant avoir tout compris, Lucius a posé la question de leur appartenance à la religion juive.

Cornelius regarde son beau-frère, lui sourit, sentant bien l’atmosphère un peu plus tendue. Il cherche ses mots et, sans élever la voix, reprend son explication :

Je te comprends, Lucius, et j’imagine fort bien ce que tu ressens. Je ne suis pas devenu juif ; je continue à manger du porc et ne me suis pas fait circoncire. Mes dialogues avec le vieux Josaphat m’ont ouvert les yeux sur une conception de la divinité très différente de celle de nos philosophes, même si des rapprochements sont possibles. Son rapport à l’être humain n’a rien à voir avec ce que je pensais. Son visage est différent. Il est proche et soucieux de l’être humain, du plus grand comme du plus petit. Par la bouche de voyants ou prophètes, il lui parle et lui indique la route à suivre pour être en plein accord avec lui-même et se réaliser pleinement. Il ne réclame aucun sacrifice, si ce n’est de suivre sa parole et de vivre dans un amour véritable avec celles et ceux que nous côtoyons, dans le plein respect de la justice. J’ai trouvé dans le Judaïsme ce que je cherchais depuis longtemps, mais avec Aurélia, nous n’avons pas franchi le pas décisif. Nous sommes restés des sympathisants, ce qui nous a permis de nous procurer leur livre saint que vous avez eu entre les mains. Nous avons commencé à le lire pas-à-pas. Ce fut l’occasion de nombreuses discussions entre nous et lorsque nous ne comprenions pas, nous demandions à Josaphat de nous fournir l’éclairage nécessaire. Nous en étions là quand est survenu un autre événement qui nous a fait prendre une autre direction.

Cornelius se tait pour se rafraîchir et reprendre son souffle. Le sourire aux lèvres, Flavia en profite pour glisser une remarque. Sa curiosité restée en éveil, elle montre du doigt le pendentif d’Aurélia et ajoute :

– Je suis prête à parier que cet autre événement a quelque chose à voir avec cette figurine de poisson identique à celle que reproduit la mosaïque du mur où Lucius a trouvé le livre.

Restée silencieuse durant cet échange, Aurélia intervient brusquement.

– Cornelius, laisse-moi poursuivre ton explication. Nous avons vécu ensemble les événements qui ont bouleversé notre vie de couple. Le choix que tu as fait, je l’ai fait comme toi. Cette histoire est aussi la mienne.

Sans attendre de réponse, elle reprend le fil du récit, tandis que Cornelius se contente de sourire et en profite pour manger et boire un peu de vin.

  1. Tout a commencé à l’occasion de la rencontre d’un collègue de Cornelius, centurion lui aussi, en poste dans la province de Galilée. C’est un ami qui venait toujours nous saluer lorsqu’il passait à Césarée pour régler des questions de service. Lui aussi portait sur la religion juive un regard bienveillant et nous discutions beaucoup de ce qu’avait suscité en nous la lecture de ce livre. Un jour, il est arrivé complètement troublé. Il s’est assis là, désireux de parler, mais ne parvenant pas à sortir quelque chose de cohérent. Je ressentais bien le trouble qui l’agitait, mais je ne parvenais pas à en définir l’origine. Alors je l’ai interpelé. « Claudius ! que se passe-t-il ? Serais-tu malade ou l’un de tes proches ? Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? » Ma question a suffi pour le calmer. « C’est vrai ! J’ai vécu, il y a quelques mois, une rencontre qui a bouleversé ma vie et, dernièrement, se sont produits à Jérusalem des événements, qui m’ont profondément troublé. Je ne sais plus où j’en suis ! Voilà ce que j’ai. » Il s’est tu durant un moment. Son trouble était profond. Je lui ai simplement dit : « Si tu veux en parler nous sommes prêts à t’écouter ! Et tu sais que rien ne ressortira de cette maison. » Cornelius m’approuvait du regard. Le silence s’installa à nouveau, puis brusquement, Claudius nous a ouvert son cœur. Il nous a dit en substance ceci :

    « Je ne sais pas si vous vous souvenez du serviteur qui est à mon service depuis de longues années. Il s’occupe de tout dans ma demeure et je peux lui faire entièrement confiance. Une grande complicité s’était établie entre nous. Grâce à lui d’ailleurs, j’ai commencé à comprendre la mentalité juive et le sens de leurs traditions. Vous avez dû le remarquer lorsque vous êtes venus me visiter… Il est toujours prévenant avec les hôtes que j’accueille. Un jour, il est tombé malade et son état n’a cessé d’empirer. J’étais à côté de lui et je pleurais de le voir s’en aller. Alors, dans un souffle, il m’a parlé de Jésus de Nazareth, un rabbi juif capable de le guérir si j’allais le chercher du côté de Capharnaüm. Lorsque j’ai vu mon fidèle Arius perdre connaissance, je n’ai plus hésité. Je suis parti à bride abattue pour Capharnaüm, avec deux autres cavaliers. La route n’était pas trop longue et, après quelques recherches, je suis arrivé devant cet homme que les gens appelaient « le rabbi de Nazareth ». J’en avais rencontré beaucoup de ces hommes de Dieu qui enseignent le petit peuple juif. D’habitude ils se détournent de moi. L’idée d’établir un contact avec un non-juif et un soldat romain – un païen, comme ils nous appellent – leur fait horreur. Ce contact les rend impurs, disent-ils. Mais ce jour-là, alors que tout le monde s’écartait, ne sachant pas ce qui arrivait, lui restait sans aucune crainte à sa place en me regardant simplement dans les yeux. Je l’ai vu et j’ai su, avec certitude, que je pouvais lui faire confiance. Je suis descendu de cheval et lui ai dit ma détresse, que mon serviteur Arius était en train de mourir… Je lui demandais instamment de le guérir. Il s’est simplement levé et m’a dit : « Je viens avec toi ! »

  2. Claudius s’est tu un moment pour laisser se calmer l’émotion qui remontait en lui à l’évocation de ce souvenir. Nous l’écoutions, Cornelius et moi, sans chercher à l’interrompre. Après une courte pause, il s’est remis à parler.

    « Je ne sais pas dans quelle mesure, vous connaissez le judaïsme et ses lois. Même lorsqu’ils vivent dans les grandes villes de l’empire, les Juifs restent entre eux, acceptant très difficilement le contact avec les autres communautés. Mais dans leur propre pays – je le sais par expérience – ils sont d’une intransigeance absolue. Un juif pieux évite tout contact avec un étranger, surtout si c’est un représentant de l’ordre romain. Quand je l’ai entendu dire qu’il allait venir dans ma maison, quelque chose, comme une illumination, s’est produit en moi. J’ai su d’une manière certaine qu’en lui se manifestait la divinité. Alors je lui ai répondu que je ne suis pas digne qu’il entre sous mon toit ; mais qu’il lui suffit de dire une parole pour que mon serviteur soit guéri. Et j’ai ajouté qu’à mon niveau de simple centurion, je peux dire à un serviteur ou un esclave : « Fais ceci ou fais cela ! » et il le fait. J’étais certain que sa parole à lui était d’une toute autre efficacité. Je parlais et lui me regardait, les yeux remplis d’allégresse. Il s’est tourné vers ceux qui le suivaient et leur a dit : « Je n’ai jamais rencontré une telle foi en Israël ! » Puis il m’a regardé et ajouté : « Rentre chez toi ! Ton serviteur est guéri ! » Je suis parti confiant et lorsque je suis arrivé à la maison, Arius fut le premier à venir m’accueillir. Il était debout et son mal avait disparu. J’étais bouleversé, inondé d’une joie profonde. Je ne cessais de rendre grâce à la divinité perçue en Jésus de Nazareth. Puis les jours ont passé et mon service habituel a repris ses droits. Pourtant cette rencontre avait provoqué quelque chose comme une blessure en moi. Le souvenir de ce rabbi me revenait sans cesse ainsi que les paroles qu’il m’avait dites. Je ne savais trop que faire… Les mois ont passé jusqu’à ces jours terribles et un événement incroyable qui m’ont complètement perturbé… »

    Nous étions fascinés par son récit, nous partagions sa joie pour la guérison de son serviteur, mais nous ne saisissions pas bien les raisons de son agitation. Il s’est tourné vers Cornelius et moi, nous a regardés longuement, puis nous a fait signe d’attendre que le calme revienne en lui.

    Aurélia s’est tue, oppressée elle aussi par le souvenir de cette rencontre restée gravée dans sa mémoire… Son silence est lourd d’une signification que Flavia et Lucius ne parviennent pas à décrypter. L’atmosphère est tendue. Cornelius pose tendrement sa main sur l’épaule de sa femme, lui sourit et lui dit :

    Aurélia, je vais prendre le relais ! Comme toi, je suis personnellement concerné par tout ce qui s’est passé à la suite de cette rencontre avec Claudius ! Repose-toi un peu et complète ce que je pourrais oublier d’important.

    D’un signe de tête et d’un large sourire, Aurélia acquiesce à cette proposition, consciente de sa difficulté à maîtriser son émotion lorsqu’elle fait le récit de ces événements qui ont aussi marqué sa vie. Elle ajoute simplement, à l’intention de ses hôtes :

    Le récit de tout ce qui s’est passé est assez long. Il ne doit pas vous faire oublier ce qui a été mis sur la table. N’hésitez pas à vous servir !

    L’invitation vient à point nommé pour Lucius qui en profite pour faire remplir sa coupe de vin. Il est intrigué par ce qu’il vient d’entendre, mais se demande, au fond de lui-même, où cela va les conduire. Il est resté marqué par ses lectures des philosophes sceptiques et porte un regard circonspect sur tout ce qui touche au divin et à l’attrait qu’éprouvent certains pour les différentes religions. Plus intuitive que lui, Flavia ressent bien l’émotion d’Aurélia. Elle attend avec intérêt, la suite du récit. Voyant les regards tournés vers lui, Cornelius reprend la parole.

    – Lucius ! Tu te souviens de l’époque où nous fréquentions tous deux, le gymnase à Rome. Nous étions les disciples d’un philosophe qui nous passionnait par les questions qu’il posait. C’est de cette époque que date mon intérêt pour les grandes réflexions sur tout ce qui touche à l’humain et au divin. Les jours précédents la venue de Claudius, je discutais beaucoup avec Josaphat sur un personnage mystérieux connu sous le nom de « Messie ou d’Envoyé de Dieu ». J’ai compris alors que le peuple juif vivait dans l’attente d’un chef de guerre qui libèrerait le pays de toute occupation étrangère, de la nôtre en particulier. Dans les rapports que je devais transmettre au procurateur, était cité parfois le nom de Jésus de Nazareth. Il était le plus souvent présenté comme un personnage insignifiant, pacifique, ne présentant aucun danger pour la puissance romaine. Il se manifestait surtout comme un guérisseur autour duquel s’agglutinaient des petites gens qui venaient l’écouter ou faire soigner leur maladie. Je n’y avais pas attaché plus grande importance. Quand Claudius a commencé son récit et raconté la guérison de son serviteur mourant, le souvenir des prophéties concernant le roi-messie juif, me sont revenues en mémoire. Je l’écoutais attentivement. Nous nous connaissions de longue date. C’est un homme qui a la tête sur les épaules. Je ne pouvais pas imaginer qu’il dise n’importe quoi. En même temps, je restais troublé par son agitation. Je lui ai dit que je partageais sa joie, pour la guérison de son serviteur, mais que je ne comprenais pas les raisons de son trouble. Il nous a regardés longuement, puis s’est remis à parler.

    « Je te comprends, Cornelius ! En fait je ne vous ai pas dit la vraie raison de ce qui m’agite si profondément. Je n’ai fait que vous introduire dans une série d’événements qui en sont la cause. Après ma première rencontre avec le rabbi de Nazareth, je pensais souvent à lui et je tentais de suivre de loin son itinéraire. Un informateur m’a fait connaître son enseignement. Les paroles, qu’il prononçait devant les foules, suscitaient un profond écho en moi. J’ai compris très vite que son message n’était pas une simple répétition de l’enseignement des prophètes juifs d’autrefois. Il était comme habité par un feu dévorant et donnait à ses paroles une dimension universelle qui touchait aussi bien les Juifs que les autres peuples. Ma confiance ou ma foi devint très vite indéfectible. J’étais certain que le divin se manifestait en lui, mais d’une manière si différente de ce que nous avons l’habitude d’imaginer. Dans ses paroles et ses actions, j’ai découvert le visage d’un dieu proche de tout être humain, témoignant une tendresse infinie pour les petites gens, les malades, les exclus et les plus pauvres en particulier. Jésus l’appelait du nom de « Père », invitant chacun à se mettre dans un rapport filial avec lui. Ce fut pour moi une sorte d’illumination intérieure qui m’a conduit à adhérer sans restriction à son message.

    Et puis, un jour, j’ai appris qu’il avait fini par dresser contre lui les autorités du temple de Jérusalem. Le sanhédrin l’a fait condamner à mort et Pilate a cédé à leur demande pressante. Ce fut un procès inique qui eut lieu juste avant la Pâque juive de l’an dernier. Pour avoir la paix et ne pas apparaître comme un faible, notre procurateur a prononcé sa condamnation à mort. Jésus a été crucifié sur une colline, proche de la ville, sur le lieu-dit Golgotha. »

    Cornelius se tait, saisi lui aussi par une émotion que Lucius ne comprend pas. On peut aimer quelqu’un, pleurer sa mort, mais les événements relatés datent de plusieurs années. Ce qui est fait, est fait. Pourquoi y revenir ? Cette émotivité que manifestent son beau-frère et sa femme commence à l’agacer. Il éprouve le besoin de clarifier cette situation. Pour détendre l’atmosphère, il intervient, sur le ton de la plaisanterie.

    – Pourquoi tant d’émotion, Cornelius ? Tu sais bien que l’armée romaine a crucifié des milliers d’hommes le long de toutes les routes de l’empire. Cette mort lente est affreuse à voir, je le sais bien, et je n’oublie pas non plus que parmi ces milliers de morts, il y eut beaucoup d’innocents dont le seul tort fut de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Que pouvons-nous y changer ? L’empire ne tient que par l’application de lois d’airain. Ton Jésus fut une victime supplémentaire de la raison d’état. Un procurateur romain qui maintient sur son territoire une discipline de fer, est particulièrement bien vu à Rome. On y fait l’éloge de sa bonne gestion des affaires. Et puis, me semble-t-il, les années ont passé ; cette mort n’est qu’un lointain souvenir. J’avoue que je ne comprends pas pourquoi tu éprouves encore tant d’émotion en parlant de cela…

    Cornelius regarde son beau-frère en réfléchissant sur ce qu’il vient d’entendre. D’un mouvement de tête, il lui montre qu’il comprend sa réaction, mais reste hésitant sur la manière de poursuivre son récit.

    Ce que nous vous avons dit jusqu’à maintenant n’est que le début d’une histoire qui va vous stupéfier. Si vous me voyez hésitant à poursuivre, c’est que j’ai peur que vous ne nous preniez pour des fous, moi et Aurélia.

    Flavia éclate de rire et ajoute.

    1. – Ne crains rien, frère ! Depuis que nous sommes arrivés, nous avons pu nous rassurer sur votre état de santé tant physique, que mental. Nous sommes prêts à t’écouter et ta dernière réaction me rend d’autant plus curieuse. J’ai hâte de découvrir enfin la clé du mystère.

    Roland Bugnon est membre de la congrégation du Saint-Esprit. Après 17 ans de ministère pastoral et d’enseignement en Centrafrique, il est revenu dans son pays, la Suisse. D’abord à Bâle, puis à Fribourg, il s’est  investi dans des tâches d’animation spirituelle et biblique. 

Caravane

La lampe de ma vie

Les événements de la vie nous confrontent et suscitent des questions. Si la Bible n’a pas la réponse à toutes nos questions, telle une lampe, elle éclaire nos existences et nous offre un certain nombre de repères.