Jésus crucifié (détails). Diego Velázquez, 1632. Huile sur toile, 249 x 170 cm. Musée du Prado Madrid (Wikipédia).

9. Cornelius et Lucius

Roland BugnonRoland Bugnon, CSSP | 22 mai 2023

Lucius s’est engagé sur le petit sentier indiqué par Josaphat. Du haut de la colline, il découvre un panorama splendide sur la ville et la mer. Personne ne viendra le déranger ici. Il s’installe à l’ombre d’un palmier, écoute les bruits de la nature et contemple le paysage. Aucun nuage à l’horizon ! La mer est calme ; dans le lointain, quelques bateaux ont mis le cap vers le port. Il se cale contre un tronc d’arbre et ferme les yeux. Les paroles d’Aurélia tournent encore dans sa tête. Il a beau les trouver ridicules, il ne parvient pas à les chasser hors de son esprit. Un bruit de pas le tire de sa rêverie. Se tournant vers le sentier, il voit surgir la silhouette familière de Cornelius encore habillé de sa tenue de centurion.

– Ave Lucius ! Je te sors de tes rêves ? J’ai pu me libérer pour cet après-midi et je suis venu vous retrouver. Aurélia nous attend dans une heure. Je vois que Josaphat t’a indiqué ma cachette privilégiée. Je viens souvent ici pour méditer et prier.

– Le lieu s’y prête admirablement. En plus, c’est un remarquable point d’observation ! Je m’étonne presque qu’aucune tour de guet n’y ait été construite.

– Tu oublies une chose, beau-frère ! On appelle la mer que voici « mare nostrum ». Aucun ennemi ne viendra d’elle. C’est aux frontières de l’empire qu’ont été construites les places fortes et les tours qui permettent de surveiller les mouvements de population… Parlons d’autre chose. D’après mes souvenirs, tu n’apprécies pas particulièrement la stratégie militaire.

– Tu as raison, Cornelius et je n’ai pas changé sur ce point !

Les deux hommes se regardent et partent d’un grand éclat de rire. Les souvenirs de jeunesse se bousculent dans leurs têtes, ainsi que les discussions passionnées qui les tenaient longtemps éveillés. Cette époque est finie et la vie les a séparés. Seule une correspondance régulière a pu maintenir le contact entre eux. Songeant à tout cela, Lucius se demande ce que fera Cornélius au moment de prendre sa retraite.

– Cornelius ! Tu n’es plus très loin de ta retraite de l’armée. Deux ou trois ans, maximum ! Y as-tu déjà pensé ? Sais-tu dans quelle direction te conduiront tes pas ?

– C’est vrai Lucius ! J’y pense, ainsi qu’Aurélia. Des villes ont été bâties dans la région pour les anciens de la légion, comme Schytopolis, Sépphoris ou encore Tibériade. Elles sont essentiellement peuplées de fonctionnaires de Rome, de soldats en poste, et d’anciens militaires désireux d’y passer le restant de leurs jours. Des anciens de la légion, des amis y habitent. Cette dernière solution me tente, mais à vrai dire, je n’y ai pas sérieusement réfléchi. Comme romain d’origine, je pourrais repartir vers une localité de la campagne romaine, avec une petite vigne à cultiver. Encore une fois, ta question me prend au dépourvu et je n’ai pour l’heure aucun véritable projet d’avenir. Il me faudra certainement attendre l’arrivée du prochain gouverneur. Mon sort dépendra en partie de lui. Toutefois, j’ai appris à aimer ce pays et ses habitants et je ne suis plus du tout avide du bruit et des foules d’une grande ville. Toi, tu as toujours vécu à Rome ! Je comprends que tu y tiennes. Loin de la cour impériale et de tous les potins et commérages qui en sortent, tu dois te sentir un peu isolé et le théâtre de Césarée est loin de pouvoir t’offrir la vie culturelle riche et variée que tu as toujours appréciée au plus haut point, me semble-t-il… Je me trompe ?

Lucius regarde son interlocuteur en souriant, sans lui répondre immédiatement. Le souvenir de ses rêves de jeunesse remonte en lui, ainsi que de ses ambitions d’alors. Mais sa carrière d’avocat lui a ouvert les yeux sur tout ce qui se cache dans un esprit ou un cœur humain ; il a appris à être plus circonspect dans ses jugements.

– Tu réveilles en moi de lointains souvenirs. C’est vrai que j’aime Rome et sa vie souvent agitée. Mais rassure-toi ! Je me plais aussi dans ce pays et cette ville en particulier. J’avais besoin du calme que m’offre ta demeure et pour tout te dire, je suis las des joutes verbales qui agitent les courtisans de la cour impériale. Tout est fait pour la devanture, le paraître. De plus, chacun reste sur ses gardes et veille à ne pas donner prise à une critique ou une dénonciation qui signifierait sa disgrâce. Ici par contre, tout est paisible. Je n’ai pas besoin de surveiller mes paroles. Ta maison est un lieu de détente et de paix. J’avais un peu oublié ce que cela peut signifier pour l’esprit et le corps.

– Tu as raison ! La région est belle et le commerce prospère. Le seul inconvénient pour nous, ce sont les poussées de fièvre qui prennent certains groupes juifs. La révolte gronde parmi eux et notre présence les exaspère. J’ai peur que tout cela ne finisse par une guerre. Les garnisons qui occupent certains postes stratégiques, sont toutes sur le qui-vive. Je t’avoue que cette perspective ne m’enchante pas. J’en connais trop les conséquences pour les populations civiles.

– Et si Rome te demande d’y participer, toi et tes hommes ?

– Je ne l’espère pas. Pour conduire une guerre dans ce pays, il faut des troupes nombreuses et celles dont nous disposons ne pourraient mettre au pas un peuple révolté et fanatisé par les éléments les plus radicaux. Les légions de Vespasien ne sont pas très loin. Elles viendraient régler, à leur manière, cette question. On ne peut rien face au fanatisme religieux, sinon se battre ?

– En pareil cas, tu te trouverais en porte-à-faux avec la religion que tu professes. Les gens qui l’ont adoptée en ce pays sont très majoritairement des Juifs d’origine. Que ferais-tu ?

Cornelius regarde son beau-frère dans les yeux ; il y voit une certaine ironie et entend le défi qu’il lui lance. Il sait qu’il est temps de préciser le sens de sa démarche et de ne pas lui laisser croire qu’il est inconséquent avec son choix.

– Je vois, Lucius, que tu n’as pas bien digéré le récit que j’ai fait l’autre soir. Tu n’as pas changé sur ce point ; tu es resté réticent face à toute nouveauté, refusant de t’engager sur une voie dont tu ne maîtrises pas tous les éléments. C’est ton droit le plus strict et je ne te le reproche pas. Tu cherches d’abord à comprendre, refusant de te prononcer sur les questions religieuses, ironisant sur les personnes qui mettent les dieux à toutes les sauces. N’oublie pas que je partage beaucoup de tes convictions. Ma foi n’a pas fait de moi un fanatique et je ne m’engage pas dans une direction de manière irréfléchie. Je fais travailler mon intelligence, tout comme toi, mais j’en mesure également les limites.

– Je ne doute pas de ton intelligence, Cornelius, et c’est précisément pour cela que je peine à comprendre ton choix. Je sais que les questions religieuses t’ont toujours passionné, mais je suis incapable de te suivre lorsque tu sembles identifier le divin avec un crucifié. Un tel destin est pour moi le symbole de l’échec et de la faillite totale d’une vie. Et si la guerre éclate, vous allez vous mettre à crucifier tous les juifs récalcitrants le long des routes qui conduisent à Jérusalem… De quel côté se mettra ton dieu crucifié et toi, centurion romain, que vas-tu faire ? Envers qui te montreras-tu fidèle ? L’empereur ou ce Jésus ? En tous cas, à Rome, ton dieu n’a pas fait grand-chose pour ses fidèles que Néron a fait massacrer par ses sbires ou jeter en pâture aux fauves du Colisée… Que deviendrez-vous, toi et Aurélia, si la tourmente vient jusque-là ? Tu comprends que cette perspective peut nous inquiéter, Flavia et moi.

– Lucius ! Je n’ai pas fait le choix de la facilité et plus les années passent, plus je m’en rends compte. Jésus de Nazareth a également couru le risque de ses choix ; il en est mort. On ne bouscule jamais impunément l’ordre religieux et social sans aller au devant de la critique, de l’exclusion ou du rejet même de sa propre famille. Je ne te demande pas de tout comprendre ; tu peux même désapprouver le choix que j’ai fait avec Aurélia. Je souhaite simplement que tu essaies de ne pas rejeter à priori les raisons d’une décision éminemment personnelle, sans tout de suite les caricaturer. Les morts du Colisée ont préféré rester fidèle à leur foi plutôt que de faire allégeance à un empereur qui usurpe de son pouvoir en se divinisant. Je n’oublie pas que j’ai moi-même juré fidélité à l’empereur et à Rome en entrant dans l’armée romaine, et je m’y tiendrai. Mon attachement à Jésus Christ est d’un autre ordre. Il est intimement lié à mon cheminement personnel et à l’expérience que j’ai pu faire de sa présence en moi et à mes côtés. Toi tu refuses de t’engager dans un domaine où tu ne peux pas voir, prouver, vérifier avec tes sens. Tu refuses de te prononcer sur tout ce que tu ne peux maîtriser par ta raison. L’expérience que nous t’avons racontée, nous l’avons faite et elle a été assez forte pour nous entraîner sur un chemin où nous avons trouvé une forme d’apaisement du cœur et une grande joie. Je comprends parfaitement que tu aies des doutes et que tu les exprimes. C’est ton droit le plus strict ! Je connais ton attitude et je ne prends pas à la légère les arguments que tu développes pour mettre en cause notre choix. Malgré tout, je garde la conviction qui est devenue la mienne : en Jésus crucifié se révèle à nous la puissance de l’amour divin pour tous les êtres humains.

Je comprends que cela paraisse étrange à un adepte de la philosophie grecque, de mêler ainsi l’horreur et la violence de la croix avec l’amour et le divin. La manière traditionnelle de comprendre la divinité – de la penser dans son infinité, sa toute-puissance et son altérité absolue – s’en trouve complètement bousculée. Je me pose une question. Qui peut nous éclairer sur la véritable identité du divin ? Malgré sa grande sagesse, un philosophe ne peut que risquer une parole sur la base de ce qu’il voit ou pense connaître. Sur ce point, je te rejoins, toi et tes amis. Par définition, le divin échappe au pouvoir d’investigation de l’humain qui en est réduit à dire : je ne puis rien affirmer de certain. Mais je remarque que tu n’en continues pas moins à situer le divin dans un cadre précis en dehors duquel tu refuses de sortir. Que se passe-t-il avec Jésus le Nazaréen, comme on l’appelle ? Il se présente comme un homme en tous points semblable à toi et moi. Il partage la religion de son peuple et se met à parler en annonçant un dieu différent, proche de chaque être humain, Juif ou Grec, homme ou femme, maître ou esclave, sensible à la souffrance des plus petits et de toutes les personnes qui se sentent rejetées par la société dans laquelle elles vivent. Il ne se contente pas de parler, sa vie est un reflet vivant de ce qu’il enseigne. Il est le chemin qui nous le fait connaître et nous conduit à lui. En face de Jésus crucifié, on se trouve face à un dieu différent qui ne répond à la violence que par la force de l’amour, un dieu sensible au destin de l’homme, un dieu qui propose à ce dernier une sortie du cycle de la violence et de la haine dans lequel il ne cesse de tourner en finissant par se détruire lui-même.

– Cornelius ! Tu ne crois pas que tu nages en plein rêve d’âge d’or où tout est harmonie, paix assurée et entente mutuelle ? Je ne me complais nullement dans le spectacle de la violence et de tout ce qu’elle provoque. Notre monde est violent ; le lion et la panthère tuent cruellement leurs proies et ne se posent pas de questions. Les Romains font la guerre aux Germains et aux Barbares et ces derniers luttent et se révoltent pour tenter de reconquérir leur propre territoire ou celui de leurs voisins. Regarde l’histoire de ce pays où tu vis aujourd’hui. C’est une succession de dominations. Les Égyptiens, les Assyriens, les Perses et les Grecs ont précédé la venue des Romains. La roue tourne inexorablement et chacun est pris dans les griffes d’un destin heureux ou malheureux, auquel il ne peut échapper. Dans cette longue histoire qui nous précède, où est ce dieu d’amour dont tu parles avec tant de passion ? Que fait-il pour la changer ? Face au spectacle de ce que nous vivons, je n’arrive à voir ou à trouver ni la place où il se situe, ni les traces de son action en faveur des humains… On se connaît depuis longtemps et je t’ai beaucoup admiré pour ton sens de la justice et ta droiture. Mais lorsque je t’entends parler de ce Jésus de Nazareth et de tout ce qu’il représente à tes yeux, j’ai l’impression que tu as perdu le sens du réel et que tu prends tes désirs pour des réalités. Tout est possible dans les rêves, mais lorsqu’on se réveille, on est très vite confronté à un monde qui s’impose dans sa brutalité. Je pense que ce Jésus n’est qu’une victime supplémentaire dans la longue liste des personnes qui ont été condamnées à cause des idées qu’elles défendaient. Tu le sais bien, les gens de pouvoir n’aiment ni la contradiction, ni les remises en cause. Ils ne reculent devant rien pour défendre la place qu’ils ont conquise de haute lutte.

Cornelius écoute son beau-frère. Ses objections, il les a déjà entendues, venant de collègues avec qui il a pu échanger sur ce sujet. Il reconnaît les avoir partagées, lui aussi. La conception classique du divin est tellement ancrée dans les esprits qu’elle contredit tout ce qui a pu être dit ou vécu par Jésus. Le dieu dont il ne cesse de parler n’a rien d’évident ni pour un Juif, ni pour un Romain. Cornelius en est bien conscient et se réjouit d’entendre son beau-frère en parler librement. Il sait que la découverte du dieu et père de Jésus suppose un cheminement personnel plus ou moins long et la grâce d’une vraie rencontre avec lui. Tout au plus, ce dialogue l’aidera-t-il peut-être à moins se murer dans ses propres certitudes… Cette idée le fait sourire : il y voit la possibilité de relancer le dialogue.

– Je comprends tes objections, Lucius, d’autant mieux qu’elles étaient les miennes, à une certaine époque de mon existence. Le dieu de Jésus de Nazareth n’a rien de commun avec le dieu des Grecs et des Romains. Il est celui qu’on peut nommer le tout-autre. Nul esprit humain n’a de prise sur lui et ne peut le connaître en vérité. Depuis la nuit des temps, les hommes ont pris conscience qu’ils ne sont pas à l’origine de leurs propres vies. Pour expliquer le monde dans lequel ils vivaient, ils ont pensé à des forces supérieures qui les dominaient et conduisaient sa marche. Ils ont commencé à parler des dieux en les imaginant à leur propre image et surtout à celle des chefs et des rois qui les dirigeaient. Les philosophes les ont imaginés en fonction de ce qui leur apparaissait comme des valeurs suprêmes. Mais ce point de vue-là est contestable. Tu doutes facilement de tout ce qui se dit ou se pense. Tu crois savoir ce qu’est le divin alors qu’il échappe, par définition, à ton observation. Il me semble qu’un vrai sceptique suspendrait son jugement plutôt que d’être aussi affirmatif. On se connaît et tu sais que je ne vais pas me priver de te montrer aussi les limites de tes affirmations… Par contre, si tu désires en savoir un peu plus sur le sens de ce que j’appelle ma foi nouvelle, je peux essayer de t’expliquer pourquoi ce Jésus de Nazareth est devenu à mes yeux la figure du divin et ce que cela signifie. Mais je ne veux pas t’ennuyer. À toi de me dire ce que tu désires !

– Je doute que tu me fasses changer d’avis, Cornelius, pourtant je suis curieux de nature et j’aimerais bien connaître ces raisons qui t’ont conduit à mettre ta foi dans un homme dont le destin s’achève sur une croix, dans un rejet total. Mais l’heure avance ; nos femmes doivent se demander quand nous les rejoindrons. Ne serait-il pas sage de remettre à plus tard cette conversation ?

– Tu as raison ! Aurélia n’aime pas rester dans l’incertitude. Cela pourrait donner lieu à un peu de mauvaise humeur. Allons-y !

Les deux hommes se relèvent et prennent le chemin du retour. Arrivés dans le jardin, ils se dirigent vers la petite fontaine d’eau courante, en profitent pour se rafraîchir et se désaltérer, puis rejoignent leurs compagnes. Aurélia s’exclame en riant :

– Vous voilà enfin ! On imaginait presque que vous étiez tous les deux partis en expédition… Je plaisante ! Vous avez certainement continué la grande discussion commencée hier soir. Nous l’avons fait nous aussi, sans oublier les problèmes plus terre-à-terre. Venez vous installer. Josaphat a apporté un panier de fruits et légumes, ainsi qu’un délicieux fromage de brebis de la région. Il y a là tout ce qu’il faut pour apaiser votre faim et même le vin que vous appréciez particulièrement. Chaque année, on en constitue une bonne réserve, au moment venu, chez le même vigneron. Installe-toi, Lucius ! Et toi, Cornelius, tu peux changer de tenue : tu trouveras dans notre chambre des habits plus agréables à porter avec la chaleur qu’il fait. Je les ai préparés et mis à la place habituelle.

Tandis que Cornelius va se changer, Lucius s’installe à côté de son épouse. Est-ce la perspective du repas qui lui donne une humeur plus joyeuse. Il se met à taquiner les deux femmes et leurs éclats de rire égayent tout à coup une demeure habituellement plus austère. La conversation est détendue et les souvenirs de leur jeunesse lointaine remontent à la surface. Une grande solidarité existe entre eux et reste première. Le choix de vie de Cornelius et Aurélia ne va pas la faire disparaître. Mais la chaleur de la mi-journée s’est accentuée et, le vin aidant, les yeux commencent à se fermer. C’est l’heure de la sieste. Vers le milieu de l’après-midi, Cornelius quitte sa couche et part pour son rendez-vous avec le gouverneur.

Roland Bugnon est membre de la congrégation du Saint-Esprit. Après 17 ans de ministère pastoral et d’enseignement en Centrafrique, il est revenu dans son pays, la Suisse. D’abord à Bâle, puis à Fribourg, il s’est  investi dans des tâches d’animation spirituelle et biblique. 

Caravane

La lampe de ma vie

Les événements de la vie nous confrontent et suscitent des questions. Si la Bible n’a pas la réponse à toutes nos questions, telle une lampe, elle éclaire nos existences et nous offre un certain nombre de repères.