Aujourd’hui, les pèlerins sont rassemblés devant le mur occidental, seul vestige du Temple détruit par les Romains au premier siècle (Bruno Aguirre / Unsplash).

11. Jérusalem et son temple

Roland BugnonRoland Bugnon, CSSP | 18 septembre 2023

Lorsqu’il se réveille, Lucius constate que le jour est à son déclin. Il se sent en forme, prêt à regarder attentivement cette ville qu’il ne connaît pas. Il sort de sa chambre et voit l’escalier qui conduit sur la terrasse qui forme le toit de la forteresse. Au premier regard, il constate que le bâtiment est construit sur un point stratégique et constitue l’un de ces postes d’observation que les armées romaines savent très bien faire.

Située dans la partie haute de la ville, la forteresse contrôle tout ce qui se passe devant elle en particulier dans le Temple, vers lequel convergent les foules de pèlerins. Chaque mouvement anormal est observé soigneusement. La foule toujours aussi bigarrée arrive devant un escalier monumental qu’elle gravit en chantant avant de se répandre sur une grande esplanade où s’effectuent différentes tractations commerciales qui assurent le bon fonctionnement du temple. Visiblement, c’est là que le pèlerin achète l’animal qu’il voudra offrir en sacrifice. D’autres boutiques ont été dressées sur le pourtour de l’esplanade. Lucius se dit que le temple de Jérusalem n’échappe pas à la règle de tous les grands édifices religieux. Le commerce y est prospère surtout à cette époque de l’année qui rassemble tant de pèlerins venus de partout. En regardant à nouveau les tenues des uns et des autres, il peut deviner assez facilement les pays où ils résident. Il voit la fumée qui s’échappe du bâtiment central. Elle est provoquée par les offrandes brûlées en l’honneur de la divinité et le vent qui souffle dans sa direction lui apporte l’odeur âcre du sang des bêtes qui se consume sur l’autel du sanctuaire. Sur l’esplanade extérieure, la foule s’agite. On devine les marchandages qui se font autour du prix de tel ou tel animal, ou le mécontentement d’un autre pèlerin devant le taux de change de l’argent du temple, nécessaire pour effectuer les transactions financières dans le sanctuaire. À ses yeux, tout se passe de manière similaire à ce qu’il a vu dans les abords  des temples de Rome ou d’ailleurs.

Brusquement, il sursaute et prend conscience d’une présence à son côté. Cornelius est là qui l’observe ; il devine ce qui se passe en lui. Les grandes discussions d’autrefois remontent à la surface. Rompant le silence, il interpelle son beau-frère.

–  Alors, le spectacle te rappelle quelque chose. La vie autour d’un temple est partout plus ou moins identique avec ses commerces et les discussions interminables sur les prix. Les marchands font certainement de bons bénéfices et les emplacements proches du temple sont réservés aux familles les plus influentes des membres du Sanhédrin. C’est le nom donné à l’assemblée juive qui dispose d’une certaine autonomie pour gérer les questions religieuses et tout ce qui touche à la vie du temple. Si la première cour est libre d’accès, la cour intérieure est réservée aux seuls juifs. C’est là que sont offerts les sacrifices et que peuvent s’arrêter les pèlerins qui désirent prier ou chanter un psaume. Le temple disposant de sa propre garde, nous n’intervenons que sur l’esplanade extérieure en cas de troubles. Le plus souvent nous évitons de nous montrer trop pressants, pour éviter de déclencher une émeute. Les relations entre Rome et cette partie du monde sont difficiles à gérer, tellement l’animosité juive contre la domination romaine est vive. Un modus vivendi a fini par se mettre en place. Malheureusement, la société juive est très fragmentée et des groupes de fanatiques sont toujours prêts à susciter des troubles. Ils rêvent d’une révolte générale qui finirait immanquablement dans un bain de sang. Ces groupes pourraient bousculer certaines de nos garnisons, mais pas les légions de Vespasien. En cas de nouvelle guerre, ces dernières auraient tôt fait de rétablir l’ordre romain.

Après un instant de silence il reprend le fil d’une réflexion longuement méditée.

Tu imagines certainement ce que peut être « l’ordre romain ». Il s’établit au prix de massacres sans pitié d’une grande partie de la population. L’empereur est excédé par ces révoltes qui n’en finissent jamais. La prochaine guerre se terminera par la destruction de Jérusalem et de son temple et la dispersion de la population restante. J’ai peur pour ce pays que j’ai fini par aimer et la perspective des massacres et du sang versé ne suscite en moi plus que du dégoût. Pourquoi donc est-il si difficile aux humains de s’entendre, de s’accepter différents ?

Lucius ne répond rien. Les réflexions de Cornelius lui révèlent les changements qui se sont opérés en lui au fil des ans et, plus probablement, à la suite de sa découverte de Jésus et de son adhésion à son enseignement. Le jeune soldat dont il a épousé la sœur était prêt à en découdre avec tous les ennemis de Rome. Aujourd’hui, c’est un autre homme qu’il découvre, un sage que la vie a façonné et dont les propos sont très mesurés. Le Cornelius d’aujourd’hui le laisse rêveur. Prenant lui aussi le ton de la confidence, il parle de ses propres réflexions.

–  Ne crois pas, Corneille, que je reste enfermé dans un scepticisme étroit. Depuis que je suis dans ce pays en compagnie de Flavia, j’ai vu, entendu, lu des choses surprenantes. Certaines paroles de ton livre sacré me touchent profondément. Elles viennent de loin et gardent pourtant toute leur actualité. Ce que nous avons pu entendre du message de Jésus, nous a obligés à poser un autre regard sur la réalité humaine et religieuse. Mais je dois bien avouer que je reste circonspect. Ce que Jésus a subi de la part des autorités religieuses de ce pays, la haine qui les a poussés à demander sa mort, tout cela me rappelle que la religion est trop souvent liée au pire fanatisme. D’où nous sommes, nous voyons le temple et la foule de pèlerins qui s’y pressent et je suppose qu’ils chantent les prières qui se trouvent dans les Écritures. Elles peuvent être très belles, s’adressent à une divinité toute proche et compatissante. Cet aspect a de quoi me séduire, mais c’est au nom de la même divinité que se font les massacres et que sont condamnées à mort les personnes qui remettent en cause l’institution. Si j’ai bien compris, c’est ce qui s’est passé pour Jésus de Nazareth. Il a été mis à mort parce qu’il dérangeait l’ordre établi. Il a été accusé de blasphème. Je suis devenu méfiant vis-à-vis des religions car elles peuvent cautionner les pires atrocités, chacune étant certaine d’agir au nom parfois de la même divinité. On nage en plein délire… Par contre, je dois bien t’avouer que ce que tu m’as dit de Jésus et de quelle manière il est mort, m’a profondément touché. Une divinité qui se met du côté des victimes et des plus petites gens, non pas du côté des bourreaux, voilà qui change la perspective commune. L’idée même d’un dieu avide de sang et trouvant une satisfaction dans les massacres perpétrés en son nom, me révulse. Un dieu différent. Voilà bien ce que montre Jésus de Nazareth. Cela, je veux bien l’admettre…

Lucius se tait, guette la réaction de son beau-frère et ami, puis se tourne vers le temple. La foule de pèlerins se presse à l’entrée de la cour intérieure chantant un psaume avec une grande ferveur. Ce doit être l’heure de la prière. Corneille se rapproche de lui jusqu’au bord de la terrasse ; il regarde également ce qui se passe dans le Temple, remâchant les réflexions qu’il vient d’entendre. Après un long silence, il ajoute :

– Tu as raison sur toute la ligne. Les différentes campagnes militaires que j’ai dû faire ont pris le visage d’un combat entre divinités. Généralement les peuples conquis adoptent les divinités qui se sont montrées les plus puissantes. Pour couronner le tout, la guerre s’achève parfois –  lorsque la résistance a été dure et longue – par un massacre de populations offertes en sacrifice d’actions de grâces aux divinités de Rome qui ont donné la victoire. Les hommes entraient alors dans une espèce de folie meurtrière à laquelle j’évitais de prendre part. Je ne supportais plus l’idée de ces divinités avides de sang. C’est à ce moment-là que j’en ai pris ma distance.

Après mon affectation à Césarée, j’ai fait connaissance du monde juif, un petit peuple toujours balloté, comme tu le sais, entre les grands empires qui se sont succédés dans cette région. Ce qui m’apparut vite étonnant, c’est sa capacité de résistance. Les défaites incessantes ne sont pas parvenues à venir à bout d’une religion qui a son centre ici dans le temple de Jérusalem et qui trouve sa force et sa foi dans les livres proclamés ou écoutés attentivement au cours de réunions hebdomadaires dans leurs synagogues. Ce petit peuple y trouve la source d’une résistance morale hors du commun. Comme tu peux l’imaginer, j’ai voulu en savoir plus. Au fil des ans, je me suis lié d’amitié avec mon vieux serviteur Josaphat. Sans en avoir l’air, il possède un esprit très fin et une profonde sagesse. Grâce à lui, j’ai découvert les particularités du judaïsme et j’ai obtenu le livre que tu as vu chez moi. Sa lecture fut pour moi l’occasion de longues et profondes méditations. Pour faire bref, je dirais que j’y ai découvert un autre visage du divin, particulièrement dans les tirades des grands prophètes qui s’efforcent de remettre le peuple d’Israël sur un chemin de justice. Ils ne craignent pas de remettre en cause l’hypocrisie des sacrifices offerts sans que le cœur soit présent et dénoncent avec force les fautes qui sont la première cause des malheurs que ce peuple a connus. Cette idée m’a séduit. On accuse si souvent le destin d’être à l’origine de son propre malheur, alors qu’on en est soi-même responsable. Par ailleurs, en lisant les prières juives, les Psaumes, j’entendais le cri d’une humanité aux prises avec tous ses problèmes, mais consciente de ses faiblesses, qui demande à son Seigneur de lui venir en aide ou bien qui le loue et le remercie d’avoir accompagné ses pas. Ces prières m’ont appris peu à peu à entrer moi-même dans une attitude similaire, à interpeler le divin non comme on parle à un boutiquier, mais à m’adresser à lui comme à une personne dont j’éprouvais la présence au plus intime de mon être.

Cornelius s’arrête. Il prend le temps d’une profonde respiration et fait signe à Lucius de ne rien dire pour le moment. Celui-ci n’en a pas envie. Le temps des confidences est arrivé ; il ne veut pas rompre l’atmosphère qui s’est créée entre eux deux. Les chants qui montent du temple attirent son attention. Il se dit que cette foule reprend les prières qui ont eu tant d’importance pour son beau-frère. Il n’en demande pas la confirmation sachant intuitivement que ce dernier a encore beaucoup à dire. D’un signe de la main il réclame à nouveau son attention.

– Avec la découverte de Jésus de Nazareth, j’ai fait un pas de plus. Ses paroles m’ont séduit. Le divin n’a plus rien à voir avec les dieux de l’Olympe. Il s’est mis en quête de chacun de nous pour vivre en relation et partager sa vie et son amour. Il ne demande qu’une chose : répondre à son amour en apprenant à vivre avec lui et le prochain, quel qu’il soit, dans une relation d’amour, de respect, de fraternité et de solidarité. Crois-moi ! Ce n’est pas si simple. Le Dieu de Jésus de Nazareth n’a que faire du sang des sacrifices offert dans un temple. Seul l’intéresse le lien qui se noue entre lui et chacun de nous, et avec l’autre que je suis appelé à voir comme un frère ou une sœur, qu’il soit romain ou grec, un homme libre ou un esclave, un homme ou une femme. Il y a tant et tant de haine et de violence dans les relations humaines. Jésus de Nazareth nous apprend un autre chemin, celui d’un amour partagé, point d’appui de toute une vie. C’est un véritable défi. Nous l’avons pris, Aurélia et moi, en devenant chrétien. Il s’exprime dans notre cri de ralliement. « Jésus, Christ et Seigneur. » C’est ce slogan qui est aussi la principale source de nos problèmes. En attribuant la véritable seigneurie au crucifié du Golgotha, nous la refusons à César qui s’érige désormais en véritable divinité et réclame un culte en son honneur… Une mascarade pour tenter d’unifier son empire… Je t’avoue que la perspective de devoir faire un choix entre les deux m’effraie… J’espère que ce jour-là, j’en aurai la force…

Cornelius s’est tu. Il reste un long moment sans bouger, plongé dans les perspectives insondables qu’il vient d’ouvrir. Lucius attend lui aussi, pensant aux confidences que vient de lui faire son beau-frère. Il prend la mesure du dilemme chrétien : être dans le monde, sans être du monde…

Entre temps, le soir est tombé sur Jérusalem, les différentes activités du temple diminuent d’intensité. Les marchands quittent l’esplanade avec leurs invendus. Quelques boutiques sont restées ouvertes pour les pèlerins venus participer à la prière du soir. La ville se calme progressivement et la troupe prête à intervenir se détend. Les hommes sont contents de savoir que tout va bien. Le son d’une trompette retentit tout-à-coup appelant les habitants de la forteresse Antonia à se diriger vers la cantine. L’heure du repas du soir arrivée, seuls quelques gardes restent en faction. Cornelius se tourne vers Lucius et l’invite à le suivre. Les deux hommes redescendent l’escalier qui les conduit jusqu’à la cour intérieure. Dans l’un des angles, ils trouvent la salle où chacun peut venir satisfaire sa faim et passer une partie de la soirée.

Roland Bugnon est membre de la congrégation du Saint-Esprit. Après 17 ans de ministère pastoral et d’enseignement en Centrafrique, il est revenu dans son pays, la Suisse. D’abord à Bâle, puis à Fribourg, il s’est  investi dans des tâches d’animation spirituelle et biblique. 

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La lampe de ma vie

Les événements de la vie nous confrontent et suscitent des questions. Si la Bible n’a pas la réponse à toutes nos questions, telle une lampe, elle éclaire nos existences et nous offre un certain nombre de repères.