Dans un écrin de nature, à 3 km à l’ouest de Capharnaüm et voisine du monastère bénédictin, la chapelle de la Primauté de saint Pierre posée au bord du lac (photo © Moshe Shai / FLASH90).

Tabgha et la multiplicité des récits

Claire BurkelClaire Burkel | 1er octobre 2018

À défaut d’indications précises dans les évangiles et de traces archéologiques indéniables, la foi des pèlerins s’est adossée à tel ou tel site pour commémorer des épisodes de la vie de Jésus ou des disciples. Ainsi en est-il des sites de Tabgha. Quoiqu’il en soit de la véracité, le lieu vénéré depuis l’époque byzantine vaut le détour.

Avec Tabgha on entre tout de suite dans les formulations multilingues propres à cette région : parce qu’il y avait là sept sources, le lieu a porté en hébreu le même nom que la Beer Sheba du sud, selon le témoignage de Flavius Josèphe; en grec byzantin il est devenu hepta pegon, traduit en arabe par etta bighâh, contracté en Tabgha. Pour les croisés c’était Sept-Fonts, mais c’est la dénomination arabe qui est demeurée. Le site est proche de Capharnaüm, transcription du Kfar Nahum hébreu. Le lieu de recueillement qui y est associé porte le nom de Dalmanutha, d’origine araméenne, dont l’unique référence se trouve en Mc 8,10 en conclusion de la seconde multiplication des pains. Mais le lecteur attentif fera remarquer que le nom de Tabgha n’apparaît jamais dans aucun évangile. Tabgha fait partie des lieux où les pèlerinages ont situé des événements réels qui n’étaient pas cadastrés. En effet on ne dit pas précisément où se trouvait Jésus lorsqu’il appela ses premiers disciples : « Il cheminait sur le bord de la mer de Galilée » (Mt 4,18); ou quand il décida Pierre à le suivre : « tandis qu’il se tenait sur le bord du lac de Gennésareth… il monta dans la barque de Simon et le pria de s’éloigner un peu de la terre » (Lc 5,1-3); ou encore à quel endroit eut lieu l’ultime pêche miraculeuse : « Jésus se manifesta aux disciples sur les bords de la mer de Tibériade… il se tenait sur le rivage » (Jn 21,1-4). De même pour les événements avec les pains : « dans un lieu désert, à l’écart » (Mt 14,13; Mc 6,31); « à l’écart vers une ville appelée Bethsaïde » (Lc 9,10); « de l’autre côté de la mer de Galilée, ou de Tibériade… sur la montagne » (Jn 6,1-3).

monastère bénédictin

Les flamboyants qui entourent le monastère des bénédictions allemands de Tabgha (photo © Petrus Schüller / CTS).

Les sources réputées jaillissent à proximité d’une baie elle-même bénéficiaire de sources sous-marines dans l’eau du lac dont la chaleur particulière offre abondance de poissons, recherchée par les pêcheurs; des qualités thérapeutiques leur sont reconnues efficaces pour guérir les maladies de peau. On commémorera donc à Tabgha plusieurs épisodes des évangiles liés à des guérisons ou à des scènes du lac. C’est d’abord la beauté du site qui nous attire, c’est un des lieux les plus calmes au bord du lac, préservé des attractions, campings et hôtels qui pullulent dans la partie méridionale. Son anse envahie de roseaux n’est pas propice aux sports nautiques qui restent donc à distance et les bénédictins allemands, propriétaires du terrain, ont cherché à rétablir la pratique monastique de la prière et de la retraite silencieuse. Les groupes sont toujours heureux de célébrer la messe au bord de l’eau où des oratoires rustiques ont été installés.

Dès le IVe siècle c’était un vaste ensemble, étape de pèlerins sur la route de Nazareth à Capharnaüm. En 352 Joseph de Tibériade, juif converti, fait construire une église enchâssant la pierre sur laquelle Jésus aurait multiplié les pains. Notre ancêtre en pèlerinage, l’Espagnole Éthérie, qui parcourut le pays à la fin de ce IVe siècle, en fait mentions. Détruit par un tremblement de terre en 419 le premier édifice de plan basilical fut reconstruit en 450 et tout son sol couvert de mosaïques. Un nouveau séisme l’abat en 551 et une troisième église est élevée en 575, sur les précédentes, les mosaïques étant restées en place, mais à l’économie de moyens architecturaux. Les Perses l’ont ravagée comme tous les monuments chrétiens lors de leur raid éclair de 614 ; un petit établissement monastique a subsisté jusqu’au IXe siècle, puis le site fut abandonné.

État des lieux médiéval

Tabgha n’est pas une bourgade, uniquement un lieu de pèlerinage où ont été fixés au fil des siècles trois événements importants des évangiles : la multiplication des pains et des poissons, les Béatitudes et les apparitions de Jésus ressuscité selon l’Évangile de Jean. Comme si l’on avait voulu rassembler ici les « Actes de Jésus » en Galilée. Les Béatitudes ont été « remontées » au-dessus de leur premier sanctuaire qui jouxtait l’église de la multiplication et sont établies depuis l’époque croisée sur la colline. Là encore le site magnifique invite à la méditation. Quant aux apparitions et à l’élection de Pierre comme primat des apôtres, elles sont plutôt lues au site dit Primauté de Pierre, tenu par les franciscains à quelques encablures de là.

mosaïque de paon

Mosaïque représentant un paon (photo © Stanislao Lee / SBF).

Les 12 m2 de mosaïques que l’on peut admirer aujourd’hui avaient été protégés par une épaisse couche de sable au VIIe siècle, puis par l’effondrement du toit de l’église jusqu’à leur redécouverte en 1932 par les archéologues allemands Mader et Schneider. Avant la construction en 1982 de l’édifice actuel une structure légère protégeait ce superbe pavement dont les bas-côtés et le chœur sont entiers. De style égyptien, les milliers de petites tesselles représentent la faune et la flore semi-tropicales qui entourent le lac : cygnes, oies, cormorans, canards, sarcelles, hérons, cigognes, paons, flamants, roitelet, serpents et ibis au milieu des lotus, lauriers roses, papyrus, nénuphars et roseaux dans une grande élégance de lignes : cous souples et corps élancés, tiges légères et corolles épanouies, couleurs encore fraîches : ocre, bleu, violet, rouge vif, plusieurs nuances de verts et de bruns. La présence d’un nilomètre indique peut-être l’origine des artisans; elle révèle en tout cas le souci que l’on avait déjà à l’époque du niveau de l’eau du lac.

mosaïque de la multiplication des pains et des poissons

En 1932, des fouilles mettaient à jour des vestiges byzantins dont les fameuses mosaïques datant des IVe et Ve siècles, notamment celle de la multiplication des pains (photo © Berthold Werner).

Au centre de ce tableau lacustre, la mosaïque la plus célèbre se dissimule sous l’autel ; elle est de facture syrienne, plus fruste et ne représente que deux poissons de profil entourant un panier de jonc tressé où l’on compte quatre pains marqués d’une croix. Ce n’est pas une erreur de calcul par rapport au texte – tous les Évangiles affirment l’offrande de cinq pains (Jn 6,9 ; Lc 9,13 ; Mc 6,38 ; Mt 14,17), mais selon la tradition, le cinquième est sur l’autel quand on célèbre l’eucharistie; « les fruits de la terre, de la vigne et du travail des hommes » sont ici les simples fruits des champs, des marais et des eaux, dons de la nature. Le rocher conservé comme étant celui de la table improvisée du Christ est surmonté aujourd’hui d’un véritable autel dans l’église moderne rebâtie sur le tracé exact des précédentes. L’agencement très sobre incite à la prière et c’est à l’extérieur, dans le cloître, que l’on fournira les explications. Ce tapis de couleurs et de formes gracieuses est non seulement le premier exemple d’art figuratif de la région, mais aussi le plus ancien à motifs non religieux. Plus tard on verra souvent de telles représentations dans des maisons particulières, comme à Sepphoris, ou des bâtiments publics.

Dalmanoutha

Les propriétés chrétiennes offrent des lieux où commémorer les passages de l’Évangile dans lesquels Jésus rencontre ses disciples au bord du lac. Ici le site de Dalmanutha (photo © Berthold Werner).

Le troisième événement chrétien que l’on vénère à proximité de Tabgha, dans l’enceinte des franciscains, est l’appel de Pierre par Jésus qui lui confère la primauté sur ses frères, afin de conduire le troupeau Église. Cet épisode suit directement l’apparition au bord du lac racontée par le quatrième évangile (Jn 21,1-23) car il lui est lié. Après la mort du maître à Jérusalem sept apôtres, retournés en Galilée, ont repris leur activité de pêcheurs; c’est alors en pleine pêche, infructueuse d’abord, puis surabondante, que Jésus les rencontre, les interpelle, se montre ressuscité, non pas glorieux, mais « plein de tendresse et de miséricorde », attentif à leurs préoccupations. Reconnu comme « le Seigneur », il va confier à Pierre sa mission sur le seul critère de l’amour. On comprend bien la démarche des géomètres de pèlerinages : réunir parfois en un seul endroit des faits et gestes, miracles et prises de parole de Jésus lorsque des points communs comme le chiffre sept, le travail de la pêche ou l’appel des hommes peuvent se lire ensemble. Le visiteur d’aujourd’hui qui ira à « la Primauté » et à Tabgha, va lui aussi méditer plusieurs récits, les relier, reconnaître Jésus comme Seigneur et Christ qui « guérit toute maladie et toute langueur » (Mt 4,23); qui donne la nourriture à tous ceux qui sont venus l’écouter (Mt 14,16) et propose à chacun de vivre sa vocation (Jn 21,15-18).

Claire Burkel est professeure d’Écriture sainte à l’École cathédrale de Paris.

Source : Terre Sainte magazine 650 (2017) 6-11 (reproduit avec autorisation).

Caravane

Caravane

Initiée par Chrystian Boyer, cette chronique a été ensuite partagée par plusieurs chroniqueurs. Messieurs Boyer et Doane livrent leur carnet de voyage en Terre Sainte. Ensuite, une série d’articles met en scène un personnage fictif du premier siècle qui raconte ses voyages dans les villes où saint Paul a entrepris ses voyages missionnaires. Et plus récemment, la rubrique est alimentée grâce à une collaboration de Terre Sainte magazine.