En mémoire de moi
Les préparatifs du repas pascal : Marc 14, 12-16.22-26
Autres lectures : Exode 24, 3-8; Psaume 115(116); Hébreux 9, 11-15
S’il est un texte qui soit familier à ceux qui fréquentent régulièrement l’eucharistie, c’est bien ce récit de la dernière Cène puisque nous l’entendons de la bouche du prêtre, presque mot à mot, au moment de la prière eucharistique. À l’époque où l’évangéliste Marc le met par écrit, il y a déjà près de 40 ans que les premiers chrétiens célèbrent l’eucharistie en mémoire de la mort et de la résurrection du Christ. Il est probable que Marc, pour narrer ce dernier repas de Jésus, ait simplement eu recours aux formules liturgiques déjà en usage au sein des communautés chrétiennes lors de la commémoration hebdomadaire de la dernière Cène. D’ailleurs, la similitude des quatre recensions de l’institution de l’eucharistie contenues dans le Nouveau Testament 1 renforce cette idée d’une antériorité des formules liturgiques sur les textes néo-testamentaires racontant le dernier repas de Jésus.
Un repas pas comme les autres
D’après l’évangile de Marc 2, le dernier repas qu’aurait pris Jésus avec ses disciples la veille de sa mort aurait été celui de la Pâque juive que l’on prenait le premier jour de la fête des pains sans levain (Mc 14,12). Or, la Pâque juive n’est pas un repas ordinaire. À la fois repas et célébration liturgique, il s’agit d’un mémorial, d’un repas rituel, présidé par le père de famille, au cours duquel on mange, on boit – évidemment -, mais au cours duquel, également, on prie, on lit la Bible, on chante des Psaumes. S’il est appelé mémorial, c'est parce qu’il sert à se souvenir, à ne pas oublier d'où l'on vient. Le repas de la Pâque juive commémore l'évènement-fondateur par lequel les juifs reconnaissent être devenus un peuple libre, lié à son Dieu: la sortie d'Israël d’Égypte (raconté dans le livre de l'Exode). Mais le repas mémorial n'est pas qu'un souvenir, n’est pas qu'un regard vers le passé. Le mémorial rend présent à nouveau les évènements du passé, les réactualise, rend disponible pour aujourd’hui la grâce de Dieu donnée autrefois. Les juifs, en célébrant la Pâque, en se remémorant les évènements de la sortie d'Égypte qui les a fait naître comme peuple, se ressoudent, se recréent comme peuple. Si bien, qu’encore aujourd’hui, le juif qui célèbre la Pâque a le devoir de se considérer comme s’il était lui-même sorti d’Égypte au même titre que ses ancêtres. Pour comprendre ce que fera Jésus lors de la dernière cène, il est très important de saisir cette caractéristique essentielle, originale et profonde du repas mémorial.
Des préparatifs étonnants
Le repas de la Pâque - parce que ritualisé - demandait donc encore plus de préparatifs que les repas de tous les jours. Aussi, notre évangile de ce dimanche commence par une anecdote apparemment réaliste : la demande des disciples, consciencieux de bien préparer cette fête que devait présider leur maître. La suite est étonnante, montrant un Jésus clairvoyant, sachant d’avance ce qui doit arriver. Le récit, teinté de merveilleux, n’est pas sans rappeler un épisode semblable de la Bible, où le prophète Samuel prévoit d’avance, au jeune Saül, toutes les rencontres qu’il fera sur son chemin (1 S 10,1-10). La réalisation des prédictions du prophète étant, au Premier livre de Samuel, signe que Dieu est bien avec le jeune Saül qu’il vient de choisir et d’oindre comme roi d’Israël. Est-ce pour un motif narratif semblable – soit celui de nous montrer que Jésus est bien le Messie choisi par Dieu - que Marc emprunte à l’Ancien Testament un « pattern » connu, jouant ce rôle? En tout cas, Marc utilise le procédé plutôt deux fois qu’une et sa première occurrence vise aussi à nous présenter Jésus comme le Messie promis (voir aussi ce qui précède l’entrée de Jésus à Jérusalem ; Mc 11,1-6).
Le sang qui scelle les alliances
Avant de se lancer dans l’interprétation des paroles de Jésus, il convient encore de dire ceci sur la façon dont se scellaient les alliances dans l’Antiquité. Il n’y était pas rare que les contrats, entre deux parties, se concluent par l’aspersion de sang sur chacun des partenaires. En transposant cette pratique civile au monde religieux, l’alliance liant Dieu à son peuple, se scellera aussi par l’aspersion de sang sur les deux partenaires : sur le peuple et sur Dieu, représenté par l’autel. C’est bien ce que Moïse fait au pied du Sinaï, scellant ainsi l’Alliance entre le Seigneur et son peuple par le don de la Torah (première lecture de ce dimanche, Ex 24,3-8).
Ceci est mon corps... ceci est mon sang
Manger le pain devenu son corps, boire à la coupe de son sang... Jésus lèguerait-il un rite anthropophage à ses disciples ? Ce sera, du moins, aux premiers siècles du christianisme, l’une des accusations calomnieuses dont on affublera les chrétiens en période de persécutions. Une compréhension plus araméenne des termes utilisés par Jésus (traduits ici par corps et sang) nous évitera l’écueil d’une interprétation matérielle des paroles de Jésus. Pour l’araméen, le mot corps désigne toute la personne. Dans l’anthropologie juive, il n‘est pas de distinction entre le corps (chair) et l’âme. La personne n’est que son corps à qui Dieu insuffle l’haleine de vie pour en faire un être vivant. Lorsque Jésus nous donne son corps, c’est toute sa personne qu’il livre pour nous.
Le sang, quant à lui, est cette part mystérieuse de Dieu dans chaque être vivant, il porte la vie. Et la coupe évoque souvent dans la bible le caractère onéreux de la souffrance. Nous offrant de boire à la coupe de son sang, Jésus n’est-il pas en train de nous inviter à communier à sa vie donnée jusqu’à la croix?
Le sang de l’Alliance répandu pour la multitude
On sait maintenant que le sang scelle les alliances. À la veille de sa mort, Jésus semble comprendre que sa mort aura valeur de sacrifice, portant le salut pour l’ensemble de l’humanité, remplaçant l’alliance ancienne. Sans doute avait-il médité souvent ces poèmes du livre d’Isaïe 3 et s’était-il reconnu dans ce curieux Serviteur souffrant dont la mort injuste est source de pardon pour les multitudes (Is 53,12).
Continuité et nouveauté
Les gestes tout simples que pose Jésus (prières de bénédiction, d’action de grâce, partage du pain et de la coupe) appartiennent au rituel de la Pâque juive. Il les investit toutefois d’une signification nouvelle. Le repas mémorial juif avait ceci d’original et de profond, soit de rendre présent et actuel à nouveau, pour chaque génération le partageant, la grâce d’autrefois. À la veille de sa mort, Jésus pouvait-il choisir, dans le trésor de sa foi juive, un rite plus signifiant que le repas pascal pour perpétuer, auprès de ses disciples de chaque génération, la présence de sa personne et de sa vie ? Que chaque disciple participant à ce nouveau repas pascal se considère comme s’il était lui–même participant de la mort et de la résurrection du Christ.
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1Les trois autres recensions du récit de l’institution de l’eucharistie se trouvent en Mt 26,26-29, Lc 22,15-20 et 1 Co 11,23-26.
2 Selon Matthieu et Luc également. Jean situe le dernier repas de Jésus – qui n’aurait pas été nécessairement le repas pascal - deux jours avant la Pâque qui tombait, cette année-là, un jour de sabbat. La chronologie des évènements chez l’évangéliste Jean est à préférer, historiquement parlant. Quoi qu’il en soit, ce dernier repas a été pris dans un contexte pascal.
3 Les quatre chants du serviteur souffrant : Is 42,1-9; 49,1-7; 50,4-11; 52,13-53,12. Ressemblances étonnantes entre ce qui est dit de ce serviteur et ce qui sera le destin de Jésus.
Source: Le Feuillet biblique, no 2320. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins
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