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25e dimanche ordinaire A - 24 septembre 2017
 

Entrer dans le jeu des paraboles

Les ouvriers de la onzième heure

Les ouvriers de la onzième heure
É vangéliaire byzantin du XIe siècle

Bibliothèque nationale de France (photo : Wikipedia)

Les ouvriers de la onzième heure : Matthieu 20, 1-16
Autres lectures : Isaïe 55, 6-9 ; Psaume 144 (145) ; Philippiens 1, 20c-24.27a
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

On connaît la parabole dite des « ouvriers de la onzième heure ». On sait aussi que Jésus met en scène une situation familière à ses auditeurs : l’embauche de travailleurs journaliers, une main d’œuvre au statut financier précaire. Et contrairement aux auditeurs, on connaît la fin de l’histoire ; elle ne nous surprend plus, ne nous choque plus, et peut-être ne nous évangélise plus. On a déjà quitté la magie du récit pour en extraire le « message » : Dieu donne le salut en toute gratuité. Pourquoi donc Jésus parle-t-il en paraboles au lieu de dire clairement et simplement son idée? Parions que la Bonne Nouvelle que Jésus proclame ne peut pas vraiment se dire en idées abstraites. Parions que la dynamique du Règne de Dieu à l’œuvre n’est pas une idée, mais une histoire. Une histoire au sens d’un événement, qui cherche à s’inscrire dans la vie réelle concrète ; car nos vies sont plus que des idées.

Le conteur qui invente une histoire veut produire un effet sur son auditoire. Il choisit les détails qui organisent la progression du récit — on les néglige trop vite pour sauter au « message » de la finale. La parabole est un acte de communication qui invite à entrer dans le jeu du récit. Alors parions qu’à jouer le jeu de cette parabole-ci, on s’expose de nouveau à être évangélisé.

Quand le familier devient bizarre...

L’embauche dès la première heure du jour est normale, comme le salaire convenu, de un denier. Que le propriétaire embauche encore l’avant-midi reste plausible. Mais plus le jour avance, moins c’est réaliste. Le récit commence à intriguer. Il prépare l’étonnement des auditeurs.

Très souvent dans les paraboles de Jésus, la réalité quotidienne mise en scène dérape ainsi vers l’inusité, le bizarre. Les brebis abandonnées pour chercher la perdue, le fils pécheur fêté par son père, les créanciers annulant la dette des débiteurs, les clochards invités au banquet, etc.

Ce qui fait déraper la logique familière du récit, c’est l’irruption d’une autre logique : celle du Règne de Dieu. Jésus invente des histoires qui recomposent autrement le monde quotidien des auditeurs. Elles leur proposent de voir ce monde d’un autre œil, d’y percevoir de nouvelles possibilités ouvertes par la dynamique du Règne, qui est l’amour absolu de Dieu pour nous. « Le télescopage de l’ordinaire et de l’extraordinaire ménagé par la parabole représente la mise en crise de la réalité par le Royaume qui survient. » [1]

L’extraordinaire, ici, est le salaire égal versé à tous, peu importe le travail effectué. Voilà bien la « mise en crise » des réflexes habituels : la finale du récit fait basculer la justice vers la bonté. Elle ouvre la porte à la libéralité du don. Le mérite n’a pas le dernier mot : il est débordé par la gratuité de celui qui veut donner son bien.

Cette finale choquante fait surgir un monde où les rapports sociaux ne sont pas déterminés uniquement par la performance. Le besoin de ceux qui sont laissés en plan est réel. Si personne n’embauche les moins costauds, les sans expérience, les trop jeunes ou les trop vieux, la générosité devient un moyen de combattre la pauvreté systémique. Et en valorisant la dignité de chaque personne, elle casse aussi le système implicite « winner-looser ». Cela rejoint bien la pratique habituelle de Jésus, qui accueille les pécheurs, les malades, les enfants, etc.

Le dialogue, un espace pour nous

Les dialogues sont rares dans les paraboles. Comme outil de communication, ils servent à mettre en scène ce que les auditeurs eux-mêmes pourraient dire. Et si les ouvriers avaient été payés dans l’ordre de leur embauche, nul n’aurait vu ni soulevé de problème. La réaction finale des ouvriers de la première heure est donc essentielle dans la pédagogie de ce récit : elle reflète la réaction supposée des auditeurs.

Mais il y a mieux. Dès l’embauche du deuxième groupe, nous sommes impliqués. Je vous donnerai ce qui est juste, leur dit le maître. Et nous voilà entraînés à spéculer, plus ou moins consciemment, sur ce que sera le juste salaire. Les embauches successives ne sont pas un détail anodin. Elles contribuent à nous engager davantage dans le récit. Elles activent notre système implicite des valeurs, nos réflexes sociaux normaux. On peut presque dire que la progression nous manipule, comme le fait toujours une bonne histoire ou un bon film. Sauter trop vite à la fin, c’est annuler l’histoire ou le film. Pour les paraboles, ce serait annuler la pédagogie du récit et résister à l’effet de surprise qu’il nous prépare.

Normalement, nous avons la même réaction que ceux-là qui ont travaillé tout le jour. J’ai vu des gens censurer leur réaction. Puisqu’on identifie déjà le maître à Dieu, on ne va pas se mettre à le critiquer! Mais pourtant, c’est choquant! « Tu les traite à l’égal de nous », disent les ouvriers du matin. « C’est injuste! Tu dois les payer moins que nous ; on a enduré fatigue et chaleur toute la journée! » En voyant les derniers recevoir un denier, ils ont espéré recevoir davantage.

Le maître répond d’abord à la question de justice : le salaire versé est juste en lui-même, comme convenu. Sur le terrain de la justice, donc, il ne les contredit pas. Les contredire, ce serait dire plutôt : il y a effectivement égalité des mérites, donc égalité des salaires. Ce que fait la petite parabole rabbinique présentée plus bas.* Ce que font aussi certaines homélies, pour atténuer l’aspect choquant d’une récompense non proportionnée au mérite.

Le maître introduit plutôt une autre logique : celle du don, de la gratuité. « Je décide d’être bon envers eux. N’en ai-je pas le droit ? » Le système de la justice n’est pas disqualifié, mais pourquoi devrait-il interdire la bonté, la générosité, la compassion?
« Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon? » Au lieu d’atténuer l’aspect choquant de son attitude, sa question vise à éclairer la racine du choc dans la personne qui est choquée. Pourquoi toi, trouves-tu cela choquant? Jésus invite l’auditeur de la parabole à  s’interroger sur lui-même. Qu’y a-t-il dans ton regard? Cela te causerait-il problème, de voir la bonté à l’œuvre, quand le bénéficiaire n’est pas toi?

Ça me rappelle un réflexe fréquent, qui m’étonne toujours. On a un mètre de neige à Montréal? Mais console-toi, ils en ont deux en Gaspésie! Qu’y a-t-il donc de consolant à savoir que d’autres sont plus mal pris que nous? Exemple superficiel, d’accord. Mais c’est étrange, cette difficulté qu’on a à simplement se réjouir de la chance ou du bonheur des autres...

Choisir entre deux mondes

Par sa pédagogie des paraboles, Jésus fait surgir du neuf, de l’étrange dans le monde familier des gens. « Ce mélange de vraisemblable et d’invraisemblable fait penser à l’imbrication du réel et du merveilleux dans les contes de fées. Mais ici, le pôle du merveilleux est occupé par le Royaume ! » [2] Il vise à nous interpeller par ce recadrage du réel, qui entre en tension avec notre vision courante des choses, et donc qui perturbe nos réflexes et nous met mal à l’aise. La parabole est un langage de changement. Elle crée un événement dérangeant qui nous invite à voir la vie quotidienne autrement, à y accueillir les nouveaux possibles ouverts par Dieu. Elle nous place ainsi face à une alternative, et nous appelle à choisir. Comment, par nos manières de voir et d’agir, allons-nous inscrire notre vie dans cette dynamique nouvelle du Règne de Dieu? Dans cette logique de gratuité et d’amour de l’autre? 

On peut aussi se demander comment cultiver notre aptitude à un nouveau regard. Comment repérer les signes du Règne de Dieu à l’œuvre, quand il surgit dans des événements semblables. Car ils se produisent encore, ces dérapages, quand toutes sortes de gens font basculer les règles sociales habituelles vers un monde relationnel différent, celui de la gratuité de Dieu. Et pourquoi pas nous réjouir, en voyant l’avenir de Dieu faire déjà irruption dans le présent?

[1] D. Marguerat, Parabole (Cahiers Évangile, 75) Cerf, 1991, p. 48. Si les paraboles et leur force de communication vous intéressent, vos tirerez profit et plaisir de ce petit livre.

[2] Ibidem.

* Pour aller plus loin : une parabole de Rabbi Zeira

Un roi avait embauché plusieurs ouvriers. L’un d’eux se donnait trop de mal pour son travail. Que fit le roi ? Il l’emmena faire les cent pas avec lui.
Le soir venu, les ouvriers vinrent recevoir leur salaire, et le roi paya aussi un salaire complet à celui-là. Les autres se plaignirent : nous nous sommes fatigués tout le jour, tandis que lui n’a travaillé que deux heures, et il lui donne un salaire complet comme à nous !
Le roi leur dit : celui-ci s’est fatigué en deux heures plus que vous durant toute la journée.

On voit la grande similitude de situation, et l’immense différence dans la visée...

Francine Robert

Source : Le Feuillet biblique, no 2543. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l'autorisation du Diocèse de Montréal.

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