Noé et l’arc-en-ciel. Marc Chagall, 1966. Huile sur toile, 205 x 292,5 cm. Musée national Marc Chagall, Nice.

Une preuve d’amour inégalable

Francis DaoustFrancis Daoust | 1er dimanche du carême (année B) - 12 février 2018

Tentations et première prédication de Jésus : Marc 1, 12-15
Les lectures : Genèse 9, 8-15 ; Psaume 24 (25) ; 1 Pierre 3, 18-22
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

La conclusion du récit du déluge est réconfortante. Non seulement Dieu promet-il à Noé et ses fils que plus jamais il ne cherchera à détruire tous les êtres vivants, mais il établit de surcroit une alliance éternelle avec eux et place le signe de cette alliance, l’arc, au milieu des nuages.

Le récit du déluge peut cependant demeurer problématique. En effet, comment peut-on concevoir que Dieu, ne serait-ce que dans un récit qui appartient au genre littéraire du mythe, ait pu penser à détruire l’humanité et tous les autres êtres vivants? Pour mieux saisir la portée et le sens du récit biblique du déluge, il est utile de faire un gigantesque bond dans le passé et de comparer ce récit au très ancien mythe akkadien intitulé Atrahasis duquel il s’inspire. En effet, la Bible ne s’est pas développée en vase clos, le peuple d’Israël ayant toujours vécu en contact avec les nations qui l’entouraient. Les auteurs de la Bible, connaissant les croyances et les grands récits de ces peuples environnants, empruntèrent certains éléments de leurs récits anciens et les retravaillèrent afin d’exprimer leurs propres convictions religieuses. Les changements qu’ils opérèrent sont très révélateurs de la nature de leur foi bien particulière en un Dieu personnel et aimant, qui sauve.

Deux récits qui se ressemblent

Atrahasis signifie « extrêmement sage » en akkadien. Il s’agit du nom du personnage principal de ce texte très ancien qui date du 18e siècle av. J.-C. Les ressemblances avec le récit biblique du déluge sont très nombreuses. À titre d’exemple, les dieux mésopotamiens décident d’envoyer un déluge pour éradiquer la race humaine, tout comme Dieu dans le récit biblique (Gn 6,5-7.13). Par la suite, le dieu Enki avertit Atrahasis du cataclysme à venir, tout comme Dieu prévient Noé dans la Bible (Gn 6,13-7,4). Enki ordonne ensuite à Atrahasis de construire un énorme bateau et d’y faire entrer un grand nombre d’animaux, tout comme Dieu le fait avec Noé (Gn 6,13-16.19-20; 7,2-3). L’embarcation d’Atrahasis doit être couverte de bitume et comporter plusieurs étages, tout comme l’arche de Noé (Gn 6,14.16). Après le déluge, Atrahasis lâche une colombe, puis une hirondelle et, finalement, un corbeau; alors que Noé envoie le corbeau en premier, pas d’hirondelle, puis la colombe en dernier (Gn 8,6-12). À la sortie du bateau, Atrahasis prépare un banquet à l’honneur d’Enki et l’odeur de la nourriture attire tous les autres dieux. Noé, de son coté, offre un sacrifice à Dieu qui en respire le parfum apaisant (Gn 8,20). Et finalement, les divinités mésopotamiennes, tout comme Dieu, reviennent sur leur décision de détruire l’humanité (Gn 8,21).

Deux récits très différents

Bien que les ressemblances entre les deux récits soient nombreuses, ce sont les différences qui sont le plus révélatrices de la pensée particulière des auteurs de la Bible. On remarque en effet qu’au début du récit mésopotamien, les dieux veulent se débarrasser des êtres humains parce que ceux-ci sont trop bruyants et les empêchent de dormir! Puis, à la fin du récit, ils mettent en place divers dispositifs qui limiteront la croissance de la population humaine : problèmes de fécondité, morts infantiles, animaux féroces, épidémies, famines, etc. Le texte biblique ne va pas du tout dans ce sens. Tout d’abord, la raison pour laquelle Dieu décide d’envoyer le déluge est qu’il est témoin de la méchanceté de l’être humain (Gn 6,5.13). Ce qu’il souhaite détruire, c’est le mal et non pas l’être humain. De plus, et contrairement aux dieux mésopotamiens, Dieu désire voir l’être humain fructifier et se multiplier (Gn 9,1-7). Loin de détester le bruit créé par l’humanité, Dieu souhaite le foisonnement et le brouhaha qu’elle produit.

Une autre différence importante se trouve dans la place que l’humanité occupe au sein de la création. Dans le récit mésopotamien, les êtres humains existent afin de servir et de nourrir les dieux. Pour les dieux, l’humanité est une nuisance, dérangeante mais utile. Elle est au bas de l’échelle, soumise aux dieux et vouée à travailler pour plus grands qu’elle. Le rôle de l’humanité est très différent dans le texte biblique où l’être humain a comme fonction de régner et de veiller sur la création (Gn 9,2-3.7). Elle est le sommet de la création divine et c’est elle qui soumet les êtres vivants.

On observe évidemment une différence entre la pluralité des dieux mésopotamiens et l’unicité du Dieu d’Israël. Les nombreux dieux de l’Atrahasis sont en désaccord les uns avec les autres et doivent négocier entre eux afin d’appliquer des décisions. L’unique Dieu d’Israël est sans pareil et seul souverain. Pourtant, le récit du déluge nous révèle que ce Dieu tout puissant se laisse affecter par la justice du simple être humain qu’est Noé.

Mais la principale différence entre les deux récits se situe au niveau de la relation existant entre le divin et l’humain. Dans l’Atrahasis, cette relation est purement utilitaire. Le seul intérêt des dieux pour l’humanité est qu’elle leur permet d’être nourrie et de ne pas travailler. Ils considèrent même que l’humanité représente un danger potentiel pour eux. C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle ils s’assurent de limiter leur nombre et leur accès au bonheur. Ils concluent en effet leur délibération en déclarant : « Veillons à ce que les hommes ne s'installent jamais dans l'allégresse. Surveillons de près leur prolifération, leur prospérité et leur joie de vivre. Et pour cela, que chez les hommes un temps de malheur succède toujours à une ère de bien être ». La relation entre Dieu et l’humanité dans le texte biblique est d’un tout autre ordre. Dieu ne désire pas son propre bien, mais celui de l’humanité. Il veut la voir fructifier et se multiplier. Il veut la voir pulluler et dominer sur la création (Gn 9,7). Mais son implication auprès de l’humanité ne s’arrête pas là, car il va jusqu’à conclure une alliance avec elle. Les dieux mésopotamiens avaient conclu une entente entre eux, mais voici que Dieu, lui, fait de l’humanité sa partenaire privilégiée.

Une alliance éternelle

Le récit biblique du déluge est ce qu’on appelle un mythe, c’est-à-dire un récit non historique qui a pour but d’exprimer des vérités profondes au sujet de la condition humaine. Il n’y a jamais eu de déluge qui a couvert toute l’étendue de la terre, mais à travers ce récit, inspiré du mythe très ancien et très connu de l’Atrahasis, les auteurs de la Bible affirment que l’être humain occupe une place privilégiée au sommet de la création divine. À travers ce récit, ils révèlent aussi que Dieu déteste profondément le mal, au point où il pourrait souhaiter détruire toute la création. Mais il aime l’humanité encore plus qu’il ne déteste le mal. C’est la raison pour laquelle il promet de ne jamais chercher à détruire la création. Dieu observe que l’humanité est fondamentalement pécheresse, mais il l’accepte comme elle est. Il va même jusqu’à s’engager envers l’humanité en concluant une alliance éternelle avec elle. Il est difficile de trouver une plus grande preuve d’amour.

Cette alliance a pour but de libérer l’humanité du péché. Mais, à travers l’histoire particulière du peuple d’Israël, la Bible démontre que l’humanité abandonne constamment son alliance avec Dieu et revient toujours au péché. Dieu demeure pourtant inébranlable. Il maintient solidement son engagement sans jamais broncher et renouvelle sans cesse son alliance. Son désir de sauver l’humanité du péché est tel qu’il ira jusqu’à partager l’expérience humaine en s’incarnant dans la personne de Jésus de Nazareth et en nous donnant, à travers sa résurrection, accès à la vie éternelle. L’alliance initiale est nouée en plénitude et une fois pour toutes. Et il est désormais impossible de trouver plus grande preuve d’amour. À nous maintenant de répondre adéquatement à cette marque d’amour en nous montrant dignes de l’alliance qui nous est si généreusement offerte.

Francis Daoust est bibliste et directeur de la Société catholique de la Bible.

Source : Le Feuillet biblique, no 2564. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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