(photo : Ion Chiosea / 123RF)

Interpréter l’évangile... pour sauver ses REÉR?

Julienne Côté Sébastien Doane | 28e dimanche du temps Ordinaire (B) – 14 octobre 2018

L’appel du riche : Marc 10, 17-30
Les lectures : Sagesse 7, 7-11 ; Psaume 89 (90) ; Hébreux 4, 12-13
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

J’ai toujours eu beaucoup de difficulté à lire le récit de la rencontre entre Jésus et le jeune homme riche. Comme plusieurs, j’ai tendance à me reconnaître dans ce personnage qui suit les commandements, veut se joindre à Jésus, mais qui ne parvient pas à poser le geste radical qui lui est demandé. Une question troublante me hante à chaque lecture : Est-ce qu’il est possible d’être riche et d’avoir accès à la vie éternelle? À deux reprises les disciples réagissent aux propos de Jésus. Ils sont d’abord stupéfaits, puis déconcertés! Si vous êtes comme moi, vous êtes aussi bouleversés que les disciples. 

Naturellement, mon instinct est de chercher comment interpréter cet extrait tout en gardant mes REÉR [1]. J’aimerais bien envisager la vie éternelle, mais je veux aussi garder ma maison et mon travail à l’université.

Interpréter ce récit... pour ne pas le lire

De tout temps, les lecteurs et lectrices de ce texte ont réagi en adoucissant les propos de Jésus puisqu’ils ne correspondent pas à leur style de vie. Clément d’Alexandrie, au 3e siècle, se demande : « Qui parmi les riches peut être sauvé? » Il rassure ses lecteurs que la richesse n’est pas un obstacle absolu à la vie éternelle. Sa stratégie est de chercher un sens spirituel caché à ce texte. Selon lui, en parlant des richesses matérielles, Jésus exprime plutôt, à mots couverts, l’importance d’épurer les passions qui peuvent nous séparer de Dieu.

Au Moyen-Âge ce texte était un des fondements de la distinction entre les religieux, religieuses, et les laïcs. Les uns devaient renoncer à la richesse pour atteindre la perfection par le vœu de pauvreté alors que les autres n’avaient pas à se soucier de cette directive. 

Au 16e siècle, Martin Luther interprète ce passage à la lumière d’un des fondements de la Réforme : seule la foi peut justifier (sauver) quelqu’un. Il présente le jeune homme comme un « bon gars » très proche de la cible, mais qui ne réussit pas à voir la divinité de Jésus et qui croit pouvoir se sauver par ses propres œuvres. Luther recommande donc de libérer son cœur de ses possessions matérielles et de mettre sa foi en Jésus.

Appelons un chameau... un chameau

Le meilleur exemple des stratégies pour dévier l’interprétation de ce texte se trouve autour de l’image du chameau et du trou de l’aiguille. On a imaginé qu’il se trouvait dans les remparts de Jérusalem une porte qui s’appelait « la porte de l’aiguille » et qu’elle était juste assez grande pour qu’un chameau y passe avec un peu de difficulté. Avec cette image inventée de toute pièce, on réussit à faire dire au texte que les richesses ne sont pas idéales, mais qu’elles ne sont pas un obstacle à la foi et au salut.

Pourtant, le chameau est le plus grand animal en Terre sainte. À l’inverse, le trou d’une aiguille est une image de l’ouverture la plus petite qui puisse être imaginée. On retrouve une hyperbole prophétique similaire dans le Talmud (6. Berakot 55b) ou même dans un rêve, un éléphant ne peut passer par le trou d’une aiguille. S’il est déjà impossible de faire passer un chameau par une ouverture si petite, le récit indique qu’il est encore moins possible pour un riche d’avoir la vie éternelle.

D’ailleurs, le récit du jeune homme riche montre un rapport de causalité entre ses richesses et le fait qu’il s’en alla triste au lieu de suivre Jésus. Il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens

Le récit a été interprété pour trouver des façons de ne pas exclure les riches de la vie éternelle. Pourtant, si on revient au texte biblique, la visée même de ce récit semble être de montrer l’opposition entre les richesses et la suite de Jésus.

L’inégalité socio-économique de la Galilée

Il y avait un important enjeu de déséquilibre économique en Galilée au premier siècle. Cette tension se voit entre les régions rurales juives et les villes gréco-romaines de Sepphoris et Tibériade. Le pouvoir politique était concentré dans les mains de ces villes où habitaient les riches qui exploitaient les régions rurales. Je vous invite d’ailleurs à aller visiter les ruines de Sepphoris et de Capharnaüm pour les comparer. Dans la ville riche de Sepphoris, on retrouve une rue marchande des plus belles de l’époque, du marbre blanc et même sur les planchers, des mosaïques si belles qu’une de celles-ci a été surnommée la Joconde de la Galilée. À l’inverse, à Capharnaüm les maisons de pierre de basalte noire sont empilées les unes à côté des autres. Aucune mosaïque... puisqu’il n’y avait pas d’autre plancher que de la terre battue. Capharnaüm était le camp de base de Jésus et de ses disciples. Ce n’est pas sans raison que les évangiles ne mentionnent aucun séjour de Jésus dans les riches villes de Galilée. 

Et si dans ce monde marqué par l’injustice économique, Jésus avait condamné les riches? Pratiquement aucun commentateur n’ose s’aventurer dans cette direction, pourtant le récit du jeune homme riche et ce qu’on sait de la réalité économique de l’époque nous orientent vers cette interprétation littérale. Peut-être que c’était même un des moteurs du succès du message de Jésus? Il annonçait prophétiquement un renversement complet de la situation économique de son époque.

Cette interprétation invite à inverser la théologie de la rétribution qu’on retrouve dans plusieurs textes bibliques. Traditionnellement, la richesse était vue comme un signe de la bénédiction de Dieu (Dt 8,18). Le Psaume 112,3 rapporte que celui qui suit les commandements recevra la richesse. Ainsi, la pauvreté était vue comme un signe de malédiction relié au péché. L’entretien de Jésus avec le jeune homme riche renverse cette théologie. Observer les commandements n’était pas suffisant. Être riche, c’était prendre part dans l’inégalité sociale.   

Dois-je devenir itinérant pour être sauvé?

S’il est clair qu’il fallait laisser sa famille et ses possessions pour suivre Jésus sur les routes de la Galilée, il n’en va pas automatiquement de même pour nous. En lisant ce récit, on peut décider de :

  • l’ignorer complètement,
  • vivre la « simplicité volontaire »,
  • utiliser ce que l’on possède pour aider son prochain.

Personnellement, j’oscille entre toutes ces options.

Le royaume de Dieu dont Jésus parle concerne d’abord et avant tout les exclus, les malades, les pauvres, les prostituées, les publicains, les laïcs et les enfants. Cette constatation me permet de voir que pour le suivre, je dois sortir vers les périphéries, car c’est là que Dieu nous attend. C’est d’ailleurs le message du pape François qui connaît bien ces réalités que nous refusons souvent de voir.

La nature du royaume de Dieu fait qu’il est plus difficile pour un riche d’y entrer que pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille. Ce royaume s’opposait de façon radicale au modèle économique de l’époque. Jésus a donné un défi au jeune homme riche : laisser ses richesses pour embarquer dans sa communauté alternative. La bonne nouvelle, c’est que des communautés alternatives comme celle de Jésus existent encore... Si ça vous intéresse, allez voir du côté des Arches de Jean Vanier.

Sébastien Doane est professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec).

[1] Régime enregistré d'épargne retraite.

Source : Le Feuillet biblique, no 2589. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

Célébrer

Célébrer la Parole

Depuis l’automne 2017, le Feuillet biblique n’est disponible qu’en version électronique et est publié ici sous la rubrique Célébrer la Parole. Avant cette période, les archives donnent des extraits du feuillet publiés par le Centre biblique de Montréal.