La Visition. Arcabas (Jean-Marie Pirot). Détail du polyptique L’Enfance du Christ, 1995-1997. Huile sur toile, 106 x 87 cm. Salle des évêques, Palais archiépiscopal de Malines, Bruxelles.

Deux femmes servantes de la Parole

Francine Robert Francine Robert | 4e dimance de l’avent (C) – 23 décembre 2018

Marie rend visite à Élisabeth : Luc 1, 39-45
Les lectures : Michée 5, 1-4a; Psaume 79 (80); Hébreux 10, 5-10
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Le beau récit de la Visitation, lu juste avant Noël, met en scène des thèmes importants dans l’Évangile de Luc : l’Esprit, la joie du salut, et des femmes croyantes. [1]

Marie vient en Judée, dans la maison de Zacharie précise Luc. Il construit dans ses chapitres 1 et 2 des parcours parallèles entre Jean et Jésus. À Marie comme à Zacharie, l’ange a annoncé une naissance inattendue. Zacharie aurait dû reconnaître dans les mots de l’ange l’annonce d’un fils à un autre couple âgé, Abraham et Sara (Gn 18,9-15), signe de la longue fidélité de Dieu. Son doute l’a rendu muet (1,20). Le véritable vis-à-vis de Marie sera donc Élisabeth, dont le nom peut signifier « Dieu de la promesse ». Sa première parole avait reconnu le Dieu fidèle : Voilà ce que le Seigneur a fait pour moi (1,25). C’est elle aussi qui, à la place du père, annoncera le nom de son fils, Jean, Yo-hanan : « Dieu fait grâce » (1,60).

Les commentaires de notre récit portent souvent sur Marie, car Élisabeth tourne notre regard vers elle. Mais je vous propose de réfléchir aujourd’hui sur Élisabeth : c’est sa parole qui donne le sens des événements d’abord racontés. Luc parle au début de son livre des témoins devenus serviteurs de la Parole (1,2), après Pâques. Mais Élisabeth est ici la première d’une « avant-chaîne » de témoins. Une chaîne qui se prolongera jusqu’à nous.

Pourquoi Marie se hâte-t-elle ? On peut valoriser sa bonté envers sa vieille cousine. Mais sa hâte reflète sa participation active aux événements annoncés. La grossesse d’Élisabeth est le signe que l’ange lui a donné (1,36-38). Sa propre grossesse, mystérieuse et imperceptible, sera confirmée par celle de sa cousine, jusque là stérile. Marie se hâte vers ce signe, vers sa compagne dans la fécondité de Dieu.

Élisabeth entend la salutation de Marie pas seulement avec ses oreilles mais avec son ventre et son fœtus, qui bondit de joie. ‘Entendre’ est un verbe clé de l’expérience croyante dans la Bible. On ne peut voir Dieu ni en faire d’image. Mais on récite chaque jour le Shema : « Écoute-Entend, Israël, le Seigneur ton Dieu est l’Unique » (Dt 6, 4-9). Entendre, ça se passe à l’intérieur, ça résonne en nous. Comme dans ce récit qui insiste sur l’intérieur physique comme reflet de l’intériorité spirituelle.

Élisabeth sent le bébé bouger, une expérience familière à toute femme enceinte. La vie est là, ressentie, bien réelle! Et la voici remplie de l’Esprit Saint, qui lui fait discerner la présence active de Dieu et la proclamer. Pousser à proclamer est le grand rôle de l’Esprit dans le second livre de Luc, dès la Pentecôte (Actes 2). Comme pour Jésus à Nazareth : L’esprit du Seigneur est sur moi... pour proclamer la Bonne Nouvelle aux pauvres, aux captifs la délivrance...” (Lc 4,18)

Quand la parole révèle le vécu...

Alors Élisabeth parle : sa parole nomme le mystère enfoui dans le secret des corps. Avec le mot ‘ventre’ repris aux vv. 41.42.43, l’expérience physique est valorisée : racontée par le narrateur et répétée dans une parole qui en dit le sens. Le corps est présenté comme lieu d’une expérience intérieure, spirituelle, ressentie profondément et amenée ensuite à la parole. Je pense au prologue de Jean « la Parole se fait chair » (Jn 1,14). Il me semble que dans ce récit de Luc, ‘la chair devient parole’. Notre vécu, incluant le corps dans ses joies et ses souffrances, doit devenir parole qui en déploie la signification.

Élisabeth s’exprime dans des styles bibliques associés à l’enthousiasme lyrique : bénédiction et béatitude. D’abord une bénédiction, ce cri biblique d’émerveillement et de joie proclamant que Dieu a comblé quelqu’un de sa faveur. Elle déclare bénis Marie et son fœtus, qu’elle nomme ensuite « mon Seigneur ». Elle confirme ainsi l’identité de l’enfant : le Béni de Dieu, le roi-Messie. Comme l’acclamation aux portes de Jérusalem : Béni soit le roi qui vient au nom du Seigneur! (19,38). Et comme dans le Psaume 110 cité par Jésus : Le Seigneur (Dieu) dit à mon seigneur (le roi) : Siège à ma droite...” (Lc 20,42).

Élisabeth précise alors ce qui s’est passé en elle : l’enfant a bondi d’allégresse dans son ventre. La joie revient comme un refrain chez Luc. Pour lui la révélation de Dieu en Jésus est vraiment Bonne Nouvelle source de joie. Celle de ces deux naissances, oui. Mais aussi joie de Zachée, des envoyés en mission et de Jésus. Et même la joie de Dieu, figurée par le berger, la femme et le père dans le chapitre des ‘perdus’ (1,58 ; 19,6 ; 10,17.21 ; 15,6-7.9-10.23-24.32). La grande joie annoncée par l’ange la nuit de Noël habitera les disciples en finale du livre (2,10 ; 24,52).

Élisabeth proclame ensuite une béatitude sur Marie, pas comme mère mais comme croyante en la parole de Dieu. Pour Luc, la foi de Marie est encore plus importante que sa maternité. Quand une femme de la foule criera à Jésus « Heureuse celle qui t’a porté dans son ventre », il répondra « Heureux plutôt qui écoute la parole de Dieu et la garde ! » (11,27) La béatitude biblique proclame le bonheur de ceux qui font confiance à Dieu (Ps 2,12 ; 34,8 ; 106,3). Marie croit en un Dieu fidèle sur qui elle peut compter.

... elle suscite la parole de l’autre

Au plan narratif, la conception de Jésus était jusque là virtuelle, annoncée. Élisabeth révèle au lecteur que l’annonce est accomplie : le salut est là, caché dans le corps opaque de Marie. La parole d’Élisabeth est aussi un déclencheur pour Marie : elle vient confirmer ce qui se passe en elle, ce à quoi elle a cru. Le signe donné par l’ange a atteint son but.

Ce n’est qu’après avoir entendu Élisabeth que Marie prend la parole sur le sens de ce qu’elle vit. Ses mots ne sont pas une réponse à sa cousine mais à Dieu, à qui elle exprime elle aussi sa joie intérieure (1,46-55). Le Magnificat, inséré ici, oriente la parole de bénédiction et d’allégresse vers Dieu. Élisabeth nous a désigné Marie et l’œuvre de Dieu en elle. Marie, à son tour, nous désigne l’œuvre de Dieu. Ainsi, les deux premiers témoins devenus serviteurs de la Parole (1,2) sont deux femmes.

Dans son chant de louange, Marie évoque le Dieu fidèle envers les petites gens de son peuple. Comme les cantiques de Zacharie et Syméon, c’est une mosaïque de phrases bibliques. Avec Élisabeth et la prophétesse Anne (2,36-38), ces hommes et femmes incarnent la confiance des petits dans le Dieu de l’Alliance. Luc, pourtant grec, trouve essentiel de situer la nouveauté radicale de Jésus dans l’horizon de la longue Histoire du salut.

Entendre encore aujourd’hui

Je vois dans le personnage d’Élisabeth une sorte de métaphore. Le premier temps vécu est la conscience d’être « visitée » par la Bonne Nouvelle du don de Dieu. Il y a déjà en elle, comme en chaque personne, quelque chose qui peut entrer en résonance avec la présence cachée de Dieu, pour peu qu’on soit à l’écoute. L’humanité est déjà porteuse d’une aptitude à Dieu, même notre vieille humanité fatiguée et stérile, car nous sommes créés à Son image.

Quand la rencontre arrive, la conscience intérieure tressaille au fond de notre propre mystère. Ça ne se voit pas. Cette expérience doit venir à la parole, être nommée pour nous-mêmes et pour les autres. Pour qu’eux aussi puissent reconnaître leur expérience de Dieu et la proclamer dans leurs propres mots. Comme la parole d’Élisabeth suscite celle de Marie.

Ces deux femmes enceintes et heureuses, croyantes, capables de discerner et de nommer le salut de Dieu, sont pour moi figures de l’humanité : une humanité féconde, mystérieusement enceinte de la présence active de Dieu, dans le secret des cœurs. À nous d’en discerner les signes, pour prendre le relais des « serviteurs de la Parole » et proclamer à notre tour la Bonne Nouvelle.

Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).

[1] Ce récit est une bonne occasion d’aller à la rencontre d’autres femmes que Luc est le seul à nous présenter : la prophétesse Anne, la veuve de Naïm, la pécheresse chez le pharisien, les femmes disciples, Marthe et Marie, la femme courbée, la parabole de la veuve, et les femmes au calvaire (2,36-38 ; 7,11-17 ; 7,36-50 ; 8,2-3 ; 10,38-42 ; 13,10-17 ; 18,1-8 ; 23,27-31).

Source : Le Feuillet biblique, no 2599. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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