Les tentations du Christ. Mosaïque de la basilique San Marco, Venise (Wikipedia).

Quand Jésus et le diable font de l’exégèse

Sébastien Doane Sébastien Doane | 1er dimanche du Carême (C) – 10 mars 2019

La tentation de Jésus : Luc 4, 1-13
Les lectures : Deutéronome 26, 4-10 ; Psaume 90 (91) ; Romains 10, 8-13
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Le récit des tentations de Jésus en Luc montre un curieux duel exégétique entre deux protagonistes particulièrement différents : Jésus et le diable. En cette année liturgique marquée par le changement de la phrase du Notre Père au sujet du mal et de la tentation, une analyse de cette scène permettra peut-être de mieux comprendre ce que les évangiles signifient lorsqu’ils parlent de tentations.

Les récits des tentations

Il y a trois récits des tentations de Jésus dans le Nouveau Testament. Celui de Marc est le plus simple et tient en deux versets : « Aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert. Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient. » (Mc 1,12-13) Cette mention se situe entre le baptême de Jésus et le début du ministère de Jésus en Galilée. Elle comporte des images fortes : désert, Esprit, Satan, bêtes sauvages et anges ! Le chiffre 40 et la présence du désert permettent de relier ce récit au passage des Hébreux dans le désert avant d’entrer en terre promise. Ainsi comprises, les tentations sont un temps de purification ou de préparation. Cependant, la brièveté du passage en Marc et ses images fortes ne peuvent que donner le goût aux lecteurs et lectrices d’en savoir davantage. Que s’est-il passé lors de ce curieux séjour au désert ? Comment Satan a-t-il tenté Jésus ?    

La théorie actuelle concernant la rédaction des évangiles avance que Marc est le premier évangile à être composé. Ceux de Matthieu et de Luc sont écrits une dizaine d’années plus tard en s’inspirant fortement de Marc. Le récit des tentations est un bon exemple de cette hypothèse. Matthieu et Luc connaissaient les deux versets de Marc. En composant leurs évangiles respectifs, ils transmettent des récits beaucoup plus développés. Les nombreux « blancs » du texte de Marc sont remplis pour donner une narration plus complète.

Ainsi, le récit de Luc contient six fois plus de versets que celui de Marc. Il y a quelques modifications comme le nom du tentateur qui passe de Satan à Diable et la faim de Jésus, mais l’ajout le plus significatif est un dialogue entre Jésus et le tentateur qui se présente comme un duel exégétique. Regardons les trois tentations et les citations bibliques qui leur sont associées. Nous y trouverons deux portraits différents de l’identité de Jésus.

Le pain

Jésus a faim. Après quarante jours de jeûne au désert, on peut comprendre ça ! C’est avec ce besoin essentiel que commence l’intervention du diable. Sa manière d’interpeller Jésus est très importante : « Si tu es fils de Dieu... » Un enjeu important de ce récit est donc l’identité de Jésus comme fils de Dieu. Jésus est-il fils de Dieu ?

Le diable semble inciter Jésus à prouver qu’il est fils de Dieu par une action miraculeuse. Changer les pierres en pains. Jésus réplique en citant une parole tirée du chapitre 8 du Deutéronome. Ce passage traite de la traversée d’Israël dans le désert. Il qualifie ce passage du désert comme une épreuve, un test. Parmi les nombreuses difficultés du peuple au désert, le livre du Deutéronome rappelle la faim et insiste pour que son lectorat se souviennent que c’est le Seigneur Dieu qui a donné la manne et qui a guidé les Hébreux vers la prospérité et la terre promise. En refusant la proposition du diable, Jésus s’aligne avec le Deutéronome pour souligner que Dieu est son seul soutien.

Les royaumes       

La deuxième tentative du diable concerne le pouvoir et la gloire des royaumes. Contrairement à la première tentation qui nécessitait un miracle, dans ce cas-ci Jésus n’a qu’à se prosterner devant le diable. Or, dans l’Antiquité, ce geste est lourd de conséquences. Quelqu’un se prosternait devant une personne en autorité à qui il se soumettait. On se prosterne donc devant son maître ou son roi. Il s’agit aussi d’un geste religieux, la prosternation se faisait devant son dieu ou ce qui le représentait.
Jésus sait que ce geste d’adoration politique et religieux est un affront à Dieu. Pour répondre, il cite encore un des passages les plus sacrés du Deutéronome : le Shema Israël. Pour plusieurs juifs, cette prière est peut-être la plus importante de la Bible. Elle commence par « Écoute Israël ! Le Seigneur notre Dieu est le Seigneur un ». Elle se poursuit en évoquant les actions réalisées par Dieu en faveur de son peuple. Jésus cite ce qui est demandé en retour : vouer un culte exclusif au Seigneur. C’est à lui et non au diable qu’il faut rendre hommage. D’ailleurs, le pouvoir et la gloire, les qualificatifs associés aux royaumes, sont dans les textes bibliques des attributs de Dieu. S’approprier le pouvoir et la gloire par les nations est une action qui n’a aucun sens dans la mentalité biblique. La gloire et le pouvoir appartiennent à Dieu.

Le spectaculaire

Pour la troisième tentative, le diable s’y prend autrement. Cette fois, c’est lui qui cite les Écritures avec deux versets du Psaume 91 : « Car il chargera ses anges de te garder en tous tes chemins. Ils te porteront dans leurs bras pour que ton pied ne heurte pas de pierre. » Dans son contexte d’origine, il s’agit d’une prière de confiance évoquant par cette image la façon que Dieu se porte au secours de celui qui le prie.

Jésus répond pour une troisième fois avec une citation du Deutéronome : « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu ». Ce passage fait partie du Shema Israël déjà cité. Il évoque l’action d’Israël qui avait mis Dieu à l’épreuve à Massa lors de la traversée au désert racontée en Exode 17,1-7. Dans ce récit, les fils d’Israël ont soif et demandent de l’eau à boire. Le narrateur qualifie cette demande de querelle ou de mise à l’épreuve de Dieu. Le Seigneur indique à Moïse d’utiliser son bâton pour frapper le rocher pour qu’en sorte de l’eau. Jésus se trouve dans un même contexte désertique. Il a bien retenu la leçon du Deutéronome et se garde bien de mettre Dieu à l’épreuve.

De quel Jésus parle-t-on ?

La caractérisation de Jésus par l’ensemble des paroles du diable est très intéressante. Il parle de Jésus comme fils de Dieu, pouvant faire des miracles pour répondre à ses besoins sans dépendre de Dieu, pouvant posséder le pouvoir et la gloire des nations, et capable de gestes d’éclats. Cette image d’un Jésus puissant et glorieux, mais coupé de Dieu est à l’inverse des actions et gestes de Jésus. Il me semble que le sens même du mot utilisé pour désigner le tentateur montre l’objectif de son action. En grec, diabolos signifie jeter à travers, séparer. Le diable joue son rôle en voulant séparer Jésus de Dieu. Par ces citations bibliques, Jésus a rappelé sa dépendance à Dieu, comme le peuple pour la manne. Il souligne que le Seigneur est le seul Dieu. Enfin, il prend garde de ne pas jouer lui-même le rôle de tentateur. Ce Jésus est humble et orienté vers son Père.  

Le moment fixé

Oscar Wild, célèbre écrivain irlandais, dit que le seul moyen de se délivrer d’une tentation, c’est d’y céder. Si cette phrase indique notre penchant pour ce qui est interdit, elle est à l’opposé du récit des tentations en Luc. En effet, devant Jésus, le diable épuise toutes formes de tentations. En Luc, le récit des tentations se termine en anticipant un deuxième épisode d’épreuves. En effet, les tentatives du diable sont épuisées « jusqu’au moment fixé ». En effet, le diable n’est plus présent dans la suite de cet évangile avant 22,3 où il entre en Judas. La victoire de Jésus lors des tentations précédant son ministère anticipe que l’épreuve aux jours de la passion sera aussi marquée par le succès.

Sébastien Doane est professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec).

Source : Le Feuillet biblique, no 2610. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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