Crucifixion (détail). Jacopo Tintoretto, 1565. Huile sur toile. Scuola Grande de San Rocco, Venise (Wikipedia).
Royauté : mode d’emploi
Francine Robert | Le Christ, roi de l'Univers (C) – 24 novembre 2019
La crucifixion : Luc 23, 35-43
Les lectures : 2 Samuel 5, 1-3; Psaume 121 (122); Colossiens 1, 12-20
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Le choix du récit de Jésus en croix, pour la fête du Christ Roi, est plus qu’intéressant : provocateur ! Cette situation d’impuissance totale de Jésus est l’exact opposé de l’idée qu’on se fait d’un roi ! Même dans un monde marqué par la démocratie, notre imaginaire sur les rois, les reines et les familles royales continue de tourner... sans parler de notre imaginaire sur la toute-puissance incontestée de Dieu, Roi au-dessus des Rois !
Parmi les originalités du récit de Luc, on privilégie pour cette fête la parole du ‘bon’ larron sur le royaume de Jésus. Mais avant d’arriver là, il faut souligner une autre originalité de ce récit : les railleries adressées à Jésus ont été triplées ici, affirmant chaque fois l’impensable royauté d’un homme livré à la merci de ses adversaires.
Triples railleries
Les moqueries des chefs religieux, qu’on lit aussi en Matthieu et Marc, visent le Messie de Dieu, l’Élu. Le titre Messie, ou Christ en grec, a une connotation royale claire ; c’est celui qui a reçu l’onction, comme David et les rois après lui. La première lecture nous le rappelle, et mentionne aussi les succès militaires de David, qui aident à le choisir comme roi : on veut un leader fort ! En Luc, les chefs religieux parlent du Messie de Dieu, expression rare que Pierre a utilisée pour répondre à la question Qui dites-vous que je suis ? Jésus annonce aussitôt qu’il sera rejeté et tué (9,20-22). Pierre va bien sûr renier ce genre de Messie. Peu après, à la transfiguration, la voix du ciel dit aux disciples d’écouter l’Élu (9,35). Dans les Actes, Luc associe le plus souvent ce mot (le choisi) à une tâche, une mission. Le titre repris ici par les moqueurs est d’autant plus ironique que la condamnation de Jésus semble bien signer son échec. D’où le défi évident : si tu as une mission spéciale de Dieu, c’est ta dernière chance de le montrer ! Ce genre d’occasion, le diable l’a déjà proposée à Jésus, dans la troisième tentation au désert : jette-toi en bas du Temple, montre à tous que Dieu te protège ! Jésus refuse et le diable le quitte, jusqu’au temps marqué, précise Luc (4,9-13). Ce temps est maintenant venu, la dernière mise à l’épreuve de Jésus et de ses choix.
Ensuite, Luc seul rapporte les railleries des soldats : Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! Les forces de l’Empire ne peuvent penser la royauté qu’en termes de rapports de force. Cette dimension socio-politique reprend bien la seconde tentation au désert : Je te donnerai tout le pouvoir et la gloire des royaumes (Lc 4,5-8). Luc a déplacé ici la mention de l’écriteau qui désigne Jésus comme roi, ce qui en souligne davantage l’ironie.
Finalement, les paroles des deux larrons sont aussi propres à Luc. Le premier en appelle au Messie : N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ! On peut reconnaître l’allusion à la première tentation : un Fils de Dieu, ou un Messie, devrait pouvoir échapper aux fragilités physiques comme la faim (4,3-4) et la mort. Nous n’avons pas à juger ce larron, en le qualifiant de ‘mauvais’. Même un coupable veut vivre ! Son cri est peut-être la parole la plus pénible pour Jésus, qui proclamait le salut en termes de libération des captifs et de compassion envers les gens mal pris (4,18). Maintenant, tout ce qu’il peut faire pour ce condamné, c’est mourir à ses côtés. Comme le Serviteur du chant d’Isaïe, qu’il a cité à la Cène : On l’a compté avec les sans-loi (22,37). Jésus est solidaire de l’humanité jusque dans le dépouillement total, celui de la mort.
Luc présente donc une triade de paroles hostiles, qui martèlent toutes la même définition de la royauté : le pouvoir de se sauver soi-même. Au désert, le diable a défini de la même manière le pouvoir d’un Fils de Dieu. L’impuissance de Jésus est la preuve évidente, pour eux, qu’il n’est ni roi ni le messie de Dieu.
Le Christ et le bon larron. Titien, circa 1566. Huile sur toile, 137 x 149 cm. Pinacothèque nationale, Bologne (Wikipedia)
La demande qui donne
Le second larron critique l’autre et affirme l’innocence de Jésus. Puis s’adressant à Jésus, il lui adresse une prière qui reconnaît sa royauté à venir, pourtant vraiment pas évidente. Sa prière Souviens-toi de moi reprend l’action de grâce de Marie et de Zacharie pour Dieu qui se souvient de son Alliance et de sa compassion envers les pères (1,54-55.72). Ce malfaiteur, aussi fils de l’Alliance, devine en Jésus celui par qui vient le Règne de Dieu. Le condamné qui n’a plus rien à offrir peut pourtant faire à Jésus ce don ultime : la reconnaissance de son identité et de la pertinence profonde de toute sa mission !
La réponse de Jésus s’enracine dans sa première parole en croix, propre à Luc : fidèle à lui-même et à ce qu’il révèle de Dieu pendant toute sa vie, Jésus a demandé le pardon pour ses bourreaux. Pas parce qu’ils sont irresponsables, mais parce que la grâce de Dieu peut accueillir toutes nos dérives, pour peu que nous en devenions conscients. Ce Dieu qui nous appelle à aimer nos ennemis agit envers nous comme il souhaite nous voir agir (6,31-37). C’est étonnant que la liturgie aie coupé le début et la fin du récit de Jésus en croix, c’est-à-dire sa prière pour le pardon, puis sa mort.
Ce pardon offert à tous s’actualise alors pour le larron, qui voit sa prière comblée au-delà de sa demande : aujourd’hui le salut arrive pour toi, comme l’aujourd’hui annoncé aux bergers, aux gens de Nazareth et à Zachée (2,11 ; 4,21 ; 19,5.9). Aujourd’hui cet homme entre dans l’Alliance nouvelle, ouverte au-delà de la mort à quiconque s’associe au chemin de Jésus. Chemin de fragilité, d’humanité mortelle, mais chemin enraciné dans la confiance en Dieu.
Ce bref dialogue, le dernier de l’Évangile, reprend donc le thème central du pardon, toujours associé au salut dans les Actes (2,38 ; 5,31 ; 10,43, etc.). L’originalité ici consiste à associer le pardon à la royauté de Jésus, qui incarne ainsi la manière dont Dieu est Roi. La figure royale de Jésus est pourtant contredite par son dénuement total, à l’opposé de la définition de puissance proposée par les moqueries. Mais sa véritable fonction royale trouve son accomplissement dans le pouvoir de gracier le condamné, c’est-à-dire le pouvoir de pardonner. Cette prérogative des rois et des chefs d’état, qui existe encore aujourd’hui, est le seul rôle royal que Jésus assume. Manquant de tout, il peut donner cela à celui qui vient de lui donner sa confiance. Il révèle ainsi, une fois encore, que l’amour, le donner-recevoir, est le dynamisme fondamental du Règne de Dieu.
Le refus de la force, une force de conversion
Le second larron est une figure de conversion originale à Luc. De plus, son récit souligne ailleurs aussi la force de conversion que peut susciter l’attitude de Jésus et son refus de la puissance.
En Luc, les femmes manifestaient déjà leur compassion à Jésus en route vers le Calvaire. Puis le peuple regarde en silence, sans s’associer aux moqueries (voir Mc 15,29-30). Après la mort, les gens repartiront “en se frappant la poitrine”, comme le publicain de la parabole conscient d’être pécheur devant Dieu (18,13). Deux autres retournements des cœurs se lisent aussi en Marc et Matthieu. Le centurion se démarquera des soldats en qualifiant Jésus de Juste. Enfin, Joseph d’Arimathie, membre du Conseil des chefs religieux, se compromettra publiquement pour assurer l’ensevelissement de Jésus.
Jésus manifeste par ses choix de vie le total consentement de Dieu à la liberté humaine, et sa solidarité avec nous, capable d’accueillir l’humanité comme elle est, dans un amour qui refuse de devenir dominateur. Cette manière étrange dont Dieu est Roi se révèle finalement être une force capable de susciter un retournement intérieur. Alors que la force du pouvoir ne suscite que l’admiration envieuse et la soumission craintive, ces conversions illustrent bien le dynamisme du salut que Dieu propose. L’amour et le refus du pouvoir se révèlent assez forts pour susciter une réponse d’accueil, de confiance et d’amour.
Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).
Source : Le Feuillet biblique, no 2639. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.