Jésus parmi les docteurs de la Loi. Heinrich Hofmann, 1881. Huile sur toile, 67 x 90,5 cm. © Hamburger Kunsthalle/bpk (photo : Wikimedia).

Une famille sainte? Un Dieu si proche!

Alain Faucher Alain Faucher | Sainte famille (C) – 30 décembre 2018

Premières paroles de Jésus au Temple : Luc 2, 41-52
Les lectures : 1 Samuel 1, 20-22.24-28 ; Psaume 83 (84) ; 1 Jean 3, 1-2.21-24
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Le dimanche de la Sainte Famille passe souvent inaperçu dans le brouhaha des Fêtes de fin d’année. C’est bien dommage, car c’est une occasion réconfortante pour célébrer une dimension importante de notre existence. La prise en chair de notre Sauveur affirme des réalités importantes. Ainsi, on constate à quel point notre Dieu, avec ses innombrables dons, se fait proche de nous. Cela est même un scandale aux yeux de certaines religions qui tiennent à garder une grande distance entre Dieu et les humains.

Selon la foi chrétienne, Dieu se dit dans notre quotidien. Donc, Dieu se dit même dans nos relations familiales. Cela augmente notre fierté à vivre nos vies de famille. Peu importent les circonstances de ces vies compliquées, c’est un lieu possible de la révélation de Dieu pour notre monde. Jadis, Dieu a pris corps en Jésus dans une famille fort discrète. Une famille telle qu’elle était. Une famille d’un bled perdu de Terre sainte, tel qu’il était. Dieu, tel qu’il est, n’hésite pas à se dire et à demeurer dans notre monde, tel qu’il est ici et maintenant... Aurons-nous au moins autant de foi que lui pour nos familles? Ce dimanche est une belle occasion pour célébrer et augmenter la foi de nos familles et la foi en nos familles.

Mais dans ce dimanche de la Sainte Famille, la pertinence actualisatrice n’est pas le seul enjeu. Ce dimanche propose des lectures qui requièrent des compétences nombreuses pour percevoir et actualiser les contenus bibliques. Il faut un certain recul pour ne pas mélanger trop vite nos sensibilités actuelles avec les éléments du contexte biblique. Par exemple, on peut trouver que Joseph et Marie sont bien désorganisés lors de leur retour de pèlerinage. Comment peuvent-ils reprendre la route vers le Nord sans s’assurer d’abord de la présence de Jésus dans la caravane des pèlerins? Seraient-ils des parents incompétents? Plusieurs éléments des coutumes de l’époque permettent de comprendre la logique de leur comportement. Nous allons bientôt les évoquer. Autre exemple : la réponse de Jésus à ses parents nous semble violente et impolie. En réalité, elle exprime la stature d’un Jésus « presque adulte ». Cela n’a rien à voir avec des prétentions détestables d’enfant-roi de notre époque…

L’étude des textes bibliques de ce dimanche nous confirme que plusieurs compétences peuvent être mises en jeu quand nous décidons d’explorer sérieusement des textes bibliques. En ce dimanche unique dans l’année, il nous faut des compétences historiques et liturgiques pour comprendre le contexte de la première lecture. Des compétences, ou à tout le moins des réflexes en littérature sont essentiels pour analyser avec soin et repérer les contenus stimulants de la deuxième lecture. Enfin, pour apprécier l’évangile proclamant les événements entourant la visite de Jésus au Temple de Jérusalem, il faut des compétences… de détective. Il est essentiel de détecter des références aux coutumes sociales pour ne pas limiter notre lecture à une simple transposition des sensibilités actuelles sur un récit ancien.

Pour apprécier l’Évangile

À première lecture, la fugue de Jésus adolescent fait à peine sourire. Nos familles ont presque toutes vécu des aventures comparables. Elles se terminent généralement de manière positive, autant pour le jeune que pour ses proches. Devons-nous limiter notre commentaire biblique de ce dimanche à ces considérations de psychologie familiale? Le Nouveau Testament aurait-il conservé cet épisode presque banal d’un ado en fugue uniquement pour livrer le message que « la sainte Famille vivait ce que vivent toutes les familles? » Certes, la Bible offre des contenus parfois faciles à arrimer à notre expérience d’aujourd’hui. Mais cet épisode a-t-il davantage à nous offrir pour faire progresser notre foi en Jésus?

Les deux premiers chapitres de l’Évangile selon Luc anticipent de nombreux épisodes du long récit lucanien. Le passage au Temple du jeune Jésus annonce sa montée d’adulte à Jérusalem, suivie du retour des disciples peinés et perplexes, comme au soir d’Emmaüs. De plus, le jeune Jésus lui-même proclame le lien fondamental qui l’unit au Père du ciel qu’il est venu révéler.

À cette étape du récit du troisième évangile, cette déclaration apporte plus de confusion que de clarté. Par contre, l’autonomie de Jésus, traduite dans sa conversation avec les savants, se justifie pleinement par son âge. En effet, dès 13 ans, en Judaïsme, le jeune est capable de proclamer un extrait de la Torah en hébreu. Il acquiert ainsi son statut d’adulte.

La conclusion du récit rappelle la croissance du jeune Samuel (la vedette de la première lecture) au temple de Silo (1 Samuel 2,26). Revenu chez lui, dans son réseau local, Jésus continue d’être intimement lié à la famille divine. Il rend présent et proche le Dieu que les Juifs vont honorer et célébrer en pèlerinage à Jérusalem. Avec cette touche théologique, ce résumé de l’enfance de Jésus l’inscrit dans les catégories familières des biographies hellénistiques. Elles mettaient souvent en vedette un incident de l’enfance qui présageait du caractère de l’adulte en devenir. Luc s’adresse à un public gréco-romain cultivé habitué à ce qu’un encomium (texte « en l’honneur de... ») comporte des propos sur l’éducation du grand personnage en devenir. Ces descriptions de naissance et d’enfance étaient toujours basées sur le statut de l’adulte et les rôles importants tenus par cette personne. Comme si la personnalité ne changeait jamais. Un enfant était perçu comme un adulte en miniature. Le passage à une autre étape de sa vie était perçu comme une évolution sociale et non une transition psychologique. Ainsi, l’évangile de l’enfance de Jésus met en évidence des aspects de sa personnalité adulte significatifs pour les croyants.

Un passage vers la maturité humaine

La psychologie populaire a davantage envie de questionner le niveau de compétence parentale de Joseph et de Marie. Pourquoi cela prend-il une journée pour que les parents de Jésus se rendent compte de son absence? Pourquoi Marie semble-t-elle si irritée lorsqu’elle retrouve Jésus? L’inquiétude normale d’une mère est-elle seule en jeu ici? Pourquoi Jésus répond-il si abruptement à ses deux parents, alors que seule sa mère l’a questionné? Ces parents sont assez peu organisés, selon nos critères actuels. Peut-être devraient-ils être dénoncés (à notre époque) à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ)?

La Bible raconte aujourd’hui une crise majeure. Les enjeux sont autrement plus importants (et intéressants!) que la seule qualification parentale de Marie et de Joseph. Dans les sociétés agraires méditerranéennes, les petits garçons et les petites filles sont élevés ensemble jusqu’à la puberté par toutes les femmes de la famille (mère, tantes, sœurs, etc.). Confinés avec les femmes pendant leur petite enfance, les garçons sont gâtés. Ils sont les vedettes du cocon familial. Toutes les femmes de la famille sont à leur service. Certains prennent encore le sein alors qu’ils sont capables de parler (2 Maccabées 7,27). Un garçon a faim? Il n’a qu’à demander. Dans un tel système, les garçons s’imaginent que toute parole adressée à une femme a force de loi... D’où le lien émotionnel très fort entre la mère et son fils aîné. Ce lien conférait à la mère un grand pouvoir sur son fils devenu adulte. Pensons à l’implication extrême de Rébecca dans la relation tendue entre Jacob et Ésaü en Genèse 25!

Le père et les autres hommes de la famille sont exclus de l’éducation des enfants. On devine le niveau d’ambiguïté vécu par les garçons pendant leur puberté. Sans modèle de rôle masculin, les garçons ont peu d’indices pour savoir comment se comporter en hommes adultes. Le système familial doit compenser brutalement pour combler cette lacune. À la puberté, le garçon est soustrait sans cérémonie au confort du monde des femmes. Il est plongé dans le monde rugueux et hiérarchisé des hommes. Les hommes enseignent à l’adolescent sa place et son comportement, souvent en le punissant et en le battant. Il doit endurer en silence! La souffrance endurée stoïquement est comprise comme une manière de faire preuve de masculinité. On peut relire à la lumière de ces informations des textes célèbres d’Isaïe (42,2; 50,6; 53,3.7) ou du Deuxième livre des Maccabées (chapitres 6 et 7).

La logistique porteuse du pèlerinage

Pourquoi une journée s’est-elle écoulée avant que Marie et Joseph constatent l’absence de leur ado? Par manque d’organisation parentale? La réponse a de quoi étonner : tout simplement parce que Jésus était en transition vers l’âge adulte.

Dans l’Antiquité, voyager était dangereux. Se déplacer en groupe était plus sécuritaire, surtout avec la parenté ou avec des voisins fiables. Les caravanes se divisaient en deux groupes. Les hommes et les femmes étaient séparés comme dans la vie de tous les jours. Les femmes et tous les jeunes enfants, garçons et filles, voyageaient ensemble. Les garçons ayant atteint la puberté marchaient avec les hommes. Jésus adolescent aurait donc pu voyager avec l’un ou l’autre groupe sans que les parents s’inquiètent.

Joseph a dû soupirer en constatant l’absence de Jésus du groupe des hommes. Il peut avoir conclu que Jésus avait choisi de retourner au confort de la compagnie des femmes. Au contraire, Marie peut avoir souhaité que Jésus soit enfin intégré au groupe des mâles, comme il convenait désormais pour un ado de son âge... En revenant sur leurs pas, Marie et Joseph perdaient la protection de la caravane. En plus, Joseph avouait avoir perdu le contrôle de sa famille. Pas très reluisant pour son image de chef de famille…

Le texte de l’Évangile laisse émerger deux données importantes lorsqu’il décrit les retrouvailles avec Jésus, loin des limites sécuritaires de la caravane.

(1) Jésus rencontre un groupe d’adultes masculins, des enseignants du Temple. Il donne des signes évidents d’une transition réussie vers le monde des adultes mâles. La réaction positive montre que Jésus gagne en honneur. Il est meilleur que prévu, étant donné son milieu d’origine en Galilée. Habituellement, la transition vers l’état adulte est douloureuse et longue. Ici, sa « taille grandissante » mesure en fait sa réputation, sa maturité et sa stature, toutes choses d’importance majeure pour la place des hommes en société. Luc en fait presque une déclaration-programme : Dieu et les hommes confèrent à Jésus un statut que sa naissance de basse extraction ne pouvait lui fournir.

(2) La réponse de Jésus à ses parents semble peu respectueuse. Le verbe « savoir » utilisé au pluriel indique que Jésus réplique à Marie et à Joseph. Jésus cherche à s’affranchir de la domination des femmes. Il est irrité par la question de sa mère qui semble contrôler l’honneur de la famille. À Joseph, Jésus confirme son devoir de garder un œil sur son ado désireux de trouver place dans le groupe approprié, celui des mâles en contrôle apparent... Enfin, cette réponse de Jésus indique une rupture possible avec sa famille biologique et l’émergence éventuelle d’un groupe de substitution.

Ces indications sont importantes pour comprendre les enjeux des prochains récits de l’évangile. Elles s’ajoutent à ce constat aussi évident que général : élever des enfants n’a jamais été facile, peu importe la culture. Parfois, la seule chose que des parents peuvent faire est d’arbitrer le mystère et l’espérance. L’enfant va continuer à grandir en sagesse, en maturité favorables aux gens et à Dieu. Telle fut l’expérience de Marie et Joseph.

Sources documentaires

Plusieurs données très éclairantes de cette exploration de l’évangile du jour sont tirées de deux publications américaines non disponibles en français. Je prends la liberté de fournir les références exactes à ces publications : Pilch, John J., The Cultural World of Jesus, Sunday by Sunday, Cycle C, The Liturgical Press, Collegeville, Minnesota, 1997, pages 234-235 et 335-336; Malina, Bruce J. et Richard L. Rohrbaugh, Social-Science Commentary on the Synoptic Gospels, Fortress Press, Minneapolis, 2003, pages 13-15.

Première lecture

Nous voici transportés dans un autre temple, avant l’époque du culte centralisé à Jérusalem. Un enfant reçu de Dieu devient un enfant donné à Dieu. Selon la logique du temps, l’enfant du miracle peut être consacré au service de Dieu, puisque celui-ci est intervenu pour le lancer dans l’existence. D’ailleurs, la manifestation publique d’une solide relation de la famille avec Dieu comptait davantage que la volonté individuelle d’un fils sur son avenir. Qu’on l’ait espéré tellement longtemps renforçait le sentiment de relation avec Dieu.

Le récit biblique se réfère à un contexte où les connaissances en biologie humaine étaient plutôt… minces. La femme qui n’arrivait pas à enfanter (c’est le cas d’Anne) était mal jugée par ses parentes et ses voisines. On la soupçonnait d’avoir déplu à Dieu. Ainsi s’installait la honte dans la vie de cette femme. Elle n’était pas réputée à la hauteur de son rôle de génitrice. Enfanter était indispensable pour la survie économique et politique du groupe.

Dans le temple, Anne la stérile a beaucoup pleuré, beaucoup prié, au point où le prêtre Éli la croyait en train de cuver son vin. L’extrait présenté aujourd’hui rétablit les faits… et la réputation de la nouvelle mère!

Deuxième lecture

Le texte se subdivise en trois parties à l’aide de la répétition de la qualité des destinataires : « bien-aimés ». Dès le début, le texte évoque la grandeur de l’amour divin, un « don ». Cette gratification établit un lien indestructible, à l’égal du lien d’un parent avec ses enfants. Ce statut accordé aux personnes croyantes était un statut recherché dans le monde où s’écrit le Nouveau Testament. Il confère une assurance, un aplomb recherchés. C’est un état moins valorisé dans notre société individualiste.

Autrefois comme maintenant, il y a une raison pour la méconnaissance du « monde » face aux personnes croyantes. Le monde, c’est la société porteuse où vivent les croyants et les croyantes à un moment donné. N’ayant pas découvert Dieu, le monde ne peut apprécier le lien qui unit ceux et celles que Dieu a adoptés.

Les auditeurs de la Parole entendent une consigne incontournable, exprimée sous forme de devoir. Au-delà de la foi dans le nom de Jésus, il s’agit d’aimer avec des gestes visibles (les commandements). C’est un critère bien concret de l’appartenance à la vérité, à la révélation reçue par Jésus.

La lettre oppose l’accusation à l’acceptation divines. Ce qui conduit à une situation si positive, c’est la fidélité des croyantes et des croyants aux commandements. Croire, aimer avec réciprocité, voilà des comportements qui attestent d’une stabilité et d’une fécondité dans la relation avec Dieu.

Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.

Source : Le Feuillet biblique, no 2600. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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