Jésus déroule le livre dans la synagogue (détail). James Tissot, entre 1886 et 1894. Aquarelle, 27 x 19 cm. Brooklyn Museum, New York (Brooklyn Museum).

Quand un grand catéchète nous raconte Jésus

Patrice Bergeron Francine Robert | 3e dimanche du Temps ordinaire (C) – 27 janvier 2019

Prologue et prédication de Jésus : Luc 1, 1-4 ; 4, 14-21
Les lectures : Néhémie 8, 1-4a.5-6.8-10; Psaume 18 (19); 1 Corinthiens 12, 12-30
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui, dès le commencement, furent témoins oculaires et serviteurs de la Parole. C’est pourquoi j’ai décidé, moi aussi, après avoir recueilli avec précision des informations concernant tout ce qui s’est passé depuis le début, d’écrire pour toi, excellent Théophile, un exposé suivi, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as entendus. (Luc 1,1-4)

Luc introduit son livre selon le style littéraire grec de l’époque. Mais c’est original pour nous, car Luc se rend ainsi présent aux lecteurs au lieu de disparaître derrière son texte. On oublie souvent que pour chaque Évangile ou livre biblique, un auteur réfléchit et communique. Un témoin de la foi vécue dans tel groupe croyant, un théologien soucieux de présenter le mystère, un catéchète au service d’une pédagogie de la foi. Luc affirme son intention : il n’écrit pas pour renseigner les curieux mais pour consolider et approfondir la foi de chrétiens déjà catéchisés, ‘aimant-Dieu’ selon le sens du nom ‘Théo-phile’. C’est parfait pour nous!

Cette tâche, Luc s’y engage après plusieurs autres. Des écrits sur Jésus circulaient déjà dans les communautés. Probablement une version de l’Évangile de Marc, que Luc utilise. Il connaît d’autres écrits, dont certains connus aussi de Matthieu (comme le Notre Père), et d’autres non (Zachée, le fils ‘prodigue’, le bon samaritain, etc.).

Luc n’a pas connu Jésus de Nazareth. Il se situe sans prétention dans la chaîne des gens qui ont reçu l’enseignement et le transmettent à leur tour. Chaîne de catéchètes qui se rend jusqu’à nous. Mais prendre ce relais ne signifie pas se contenter de répéter. Son livre est très original, bien que respectueux des traditions écrites.

Évitons de projeter au 1er siècle notre culture de l’information en imaginant un enquêteur moderne. Luc s’intéresse aux seuls témoins oculaires devenus serviteurs de la Parole. Non pas ceux qui peuvent lui dire où, quand, combien. Mais ceux et celles que leur foi a engagés dans l’approfondissement des significations. Ce ne sont pas les faits bruts qui sont Bonne Nouvelle, mais les événements compris après coup à la lumière de Pâques. Le verbe qu’on traduit ici « s’informer » signifie ailleurs  « accompagner » et « suivre de près » [1]. Luc n’est pas un historien objectif : il s’implique dans cette aventure comme croyant avec d’autres croyants. Il écrit une Histoire Sainte.

Dès le début, Luc signale ce qui est pour lui le cœur de la foi : les événements accomplis parmi nous. Ce grec familier des philosophies et des religions indique ainsi que la foi chrétienne n’est pas une philosophie, ni une doctrine, des dogmes ou des rites, ni une liste de vertus et de péchés. Bien sûr, un Évangile influence tous ces volets de la religion. Mais Luc rappelle l’essentiel : l’approfondissement, en nous, de l’événement vie-mort-résurrection de Jésus. Cet homme en qui Dieu s’engage dans l’histoire, l’homme reconnu dans la foi comme Christ et Fils de Dieu.

Jésus « annonce ses couleurs » (4,14-21)

Luc ouvre sa présentation de la mission de Jésus par un événement de parole à Nazareth. Il a déplacé ici un bref récit situé bien plus tard en Marc 6,1-6 (et Mt 13,53-58). Il en propose une version plus longue et surtout plus solennelle : c’est l’entrée en scène du héros qui annonce les grands thèmes de son programme. Un peu comme dans la musique qui ouvre un opéra : tous les airs importants sont là, reconnaissables. En nous faisant entrer dans la mission de Jésus par cette porte, Luc nous invite à être attentifs à ces thèmes importants dans la suite du livre.

Ce Grec qui écrit pour des Grecs tient à enraciner Jésus dans sa judaïté : un pratiquant régulier de la liturgie du sabbat à la synagogue, dont le premier enseignement est de lire un prophète. Mais il y a du neuf : on lisait d’abord un texte de la Torah, livre de l’Alliance, puis un texte de prophète choisi pour éclairer le premier. Ici le pôle central n’est plus la Loi de Moïse mais Jésus. Le passage d’Isaïe servira à l’éclairer lui, son identité et sa mission.

Aujourd’hui quand on présente Jésus, on dit souvent ce qu’il est plutôt que ce qu’il a fait. Et pour citer des prophètes qui parlent de lui, on choisit les textes sur le messie ou un autre personnage spécial. Or le texte d’Isaïe que Jésus lit ici parle surtout d’actions (Is 61,1-2). Il offre deux brèves précisions sur l’identité du personnage : l’Esprit est sur lui et il a reçu l’onction. Pourquoi ? pas à cause de qui il est, mais POUR FAIRE quelque chose. Toute la suite du texte est tournée vers les autres : les pauvres, les captifs, les aveugles, les opprimés. L’identité de Jésus est définie ici comme un service des gens : leur annoncer une Bonne Nouvelle en paroles et en actes. Une Bonne Nouvelle qui ouvre les yeux, les portes verrouillées et les cœurs.

Ce thème majeur de la compassion de Jésus pour les malheureux affleure partout dans l’Évangile de Luc. Plus que dans les trois autres, Jésus manifeste en actes les « entrailles de compassion » de Dieu pour nous (sens littéral de Lc 1,78). Car ce programme de salut est celui de Dieu : le « Seigneur accueillant », selon les mots grecs du verset 19. C’est le temps des libérations et des renversements chantés par Marie et Zacharie (Lc 1,52-54.71.74). Jésus les redira dans les béatitudes et les racontera en paraboles. Et quand Jean lui fera demander s’il est bien celui qu’on attend, Jésus ne parlera pas de son identité mais citera encore des phrases d’action en Isaïe (7,22).

Dire le salut ici et maintenant

J’ai travaillé ce récit de Nazareth dans un groupe dont une participante était aveugle. Je me sentais si impuissante, à lire cette parole sans qu’elle se réalise pour elle... Sentant notre malaise, elle a dit que même si elle désirait la guérison de ses yeux, elle avait rencontré d’autres sortes d’aveuglement, d’autres gens qui ont besoin qu’on leur ouvre les yeux. Ce qu’elle venait de faire pour nous... En poursuivant l’étude du récit, nous avons vu que le verbe grec « libérer », répété au v. 18, sert souvent ailleurs pour exprimer le pardon, comme dans le Notre Père, le pardon entre nous, etc. [2] Jésus produira des signes de salut pour les gens du texte d’Isaïe, c’est-à-dire toutes sortes de pauvres et d’opprimés, d’aveugles et de captifs, parfois enfermés en eux-mêmes. Cette liste ouverte à plusieurs significations s’élargit à l’infini. Le Dieu soucieux de tous les malheureux de ce monde, nous pouvons donc en témoigner nous aussi en produisant des actes de salut pour eux, même si nous ne sommes pas des guérisseurs.

Le début du texte d’Isaïe parle de l’Esprit, autre thème cher à Luc. Ici l’Esprit est le moteur de la mission de Jésus. Dans son livre des Actes, l’Esprit sera le moteur de la mission de l’Église. Il n’est pas là pour sanctifier les gens mais pour les pousser à témoigner de la Bonne Nouvelle.

Finalement, Jésus commente ce texte en l’appliquant à lui-même : Aujourd’hui cette Écriture s’accomplit à vos oreilles. En lui commence un nouveau temps du salut! Pas au ciel mais ici, aujourd’hui! Comme le jour où son attitude d’accueil inconditionnel a libéré et transformé Zachée : Aujourd’hui le salut est entré dans cette maison (Lc 19,9). À côté des récits de guérison, plusieurs paraboles nous donnent en exemples des gestes qui produisent du salut dans l’aujourd’hui de gens mal pris. Gestes concrets, comme ceux du bon samaritain (10,29-37), qui rendent crédible pour les blessés de la vie l’annonce d’une Bonne Nouvelle plus vaste et d’un salut plus fondamental.

Ce beau récit qui met en scène l’entrée publique du héros est à la fois du pur Luc et du pur Jésus de Nazareth! Mais n’allons pas conclure trop vite à un happy end hollywoodien. La suite du récit, dimanche prochain, montre que ça ne va pas de soi d’accueillir le « Seigneur accueillant »...

Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).

[1] Voir Mc 16,17 ; 1 Tm 4,6 et 2 Tm 3,10.
[2] Voir 1,77 ; 5,20-24 ; 7,47-49 ; 11,4 ; 17,3-4 ; 23,34.

Source : Le Feuillet biblique, no 2604. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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