Jésus emmené devant Hérode. James Tissot, 1886-1896. Aquarelle opaque et mine de plomb sur papier vélin gris, 24 x 18 cm. Brooklyn Museum, New York (Wikipedia).

Des silences éloquents

Alain Faucher Alain Faucher | dimanche des Rameaux et de la passion (C) – 14 avril 2019

Évangile de la procession : Luc 19, 28-40 ; Évangile de la messe : Luc 22, 14 - 23, 56
Les lectures : Isaïe 50, 4-7 ; Psaume 21 (22) ; Philippiens 2, 6-11
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Ce dimanche est unique dans l’année. Il exige un traitement particulier. En effet, la tentation est grande de nous croire dispensés d’étudier les textes bibliques en profondeur à cause de leur notoriété et de leur abondance. Pour que le texte biblique devienne Parole de Dieu, l’intelligence humaine doit le déchiffrer, le comprendre et l’actualiser en tenant compte du contexte. Habituellement, l’homélie de ce dimanche des Rameaux actualise en donnant le ton aux généreux déploiements de la Sainte semaine.

Malheureusement, tout le monde ne peut s’offrir le luxe de participer aux célébrations du Triduum. Les affaires, les obligations familiales rendent aléatoires pour plusieurs membres de la communauté la participation en semaine. Il est donc pertinent de réfléchir dès aujourd’hui avec ces personnes sur la signification et l’actualité du mystère de la mise à mort de Jésus. Dimanche prochain, ces fidèles seront déjà en train de célébrer Pâques! Clarifier la nature et la portée du drame vécu par Jésus, tel serait le contenu doctrinal à exposer en ce dimanche des Rameaux et de la Passion. Au-delà du souvenir des souffrances physiques, le récit biblique insiste sur la tentative de mise à l’écart de Jésus, tandis que la deuxième lecture précise le sens théologique de cette sombre aventure.

Comme l’indique le titre officiel du dimanche, deux contenus majeurs cohabitent dans la même célébration. Ce doublé résulte de la fusion de deux traditions liturgiques différentes. En plus de la populaire bénédiction des rameaux, trop souvent faméliques et desséchés, ce dimanche déploie dans toute son ampleur une narration biblique complexe. Cela suffit à justifier une étude sérieuse.

L’ampleur de la Parole

Même la veillée pascale, avec son menu de lectures optionnelles, ne saurait égaler cette dose massive de Parole de Dieu. Ce dimanche peut s’avérer un moment de relance des élans artistiques, dramatiques, voire mystiques de la communauté, élans inspirés directement de la tradition biblique mise en évidence. Qu’il s’agisse de la planification du visuel, des gestuelles collectives ou individuelles, de la musique, de la qualité de proclamation, ce dimanche permet aux différents intervenants d’offrir aux assemblées une nourriture consistante dans des formes épurées.

Ce potentiel est malheureusement vite étouffé par les contraintes d’une vie pastorale surchargée. La tentation est forte de tabler sur les acquis de l’équipe liturgique ou des membres de la communauté. On supposera, par exemple, que les gens « connaissent l’histoire par cœur » pour se dispenser d’étudier le récit de la Passion, d’en soutenir la proclamation à l’aide d’adjuvants spécifiques (refrains insérés, disposition des lectrices et lecteurs dans le sanctuaire, etc.), ou d’en déployer le sens dans une brève actualisation.

Que les fidèles connaissent le dénouement du récit de la Passion est une évidence. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils perçoivent toutes les stratégies narratives, articulées les unes autres pour produire un effet précis. Qui a pris le temps de comparer les quatre manières de raconter la Passion? La Passion racontée à la manière de Luc n’équivaut pas à la Passion du Vendredi saint selon Jean. Le suspense ne réside pas seulement dans la finale, mais d’abord dans le parcours narratif.

En attirant l’attention sur l’originalité des détails retenus par l’évangéliste, sur le dynamisme de l’intrigue et sur sa sobriété, on se posera du même souffle la question fondamentale : pourquoi l’Église s’impose-t-elle chaque année une longue lecture, différente d’une année à l’autre? Pourquoi doit-elle investir dans cette lecture in-finie? N’est-ce pas pour en tirer une nouveauté inépuisable?

Nos échos à cette Parole inédite sont-ils à la hauteur de sa variété? Répéter d’année en année les mêmes clichés, les mêmes commentaires ne correspond pas aux visées de diversité de la réforme liturgique. En effet, chaque année du cycle liturgique offre un amalgame différent. L’évangile qui précède la bénédiction et la procession des rameaux donne le ton à la suite du discours biblique, et donc à l’homélie. Cet évangile d’ouverture est évidemment tiré du même récit évangélique que la Passion proclamée. Le choix des matériaux de célébration, les monitions, l’homélie doivent s’en ressentir. Le critère ultime ne peut être la hantise de faire court à tout prix. Dans un climat serein, organisé, les fidèles seront encore plus actifs et attentifs que d’habitude. Ils et elles n’auront pas le temps de s’ennuyer.

À condition, bien sûr, que les responsables aient investi du temps dans la préparation spécifique de ce grand dimanche de l’année C. Lorsqu’on plaque sur ces lectures différentes d’année en année les mêmes ritournelles, il y a danger d’incohérence, voire même de grotesque. La situation la plus paradoxale que j’ai vécue en paroisse résultait justement du découpage (sans lien avec les mouvements du récit!) à l’aide d’un refrain qui contredisait paragraphe par paragraphe ce qu’on venait tout juste de proclamer! Que telle paroisse raffole du « Et lui s’est laissé faire sans un mot, sans un mot, sans un mot » du Vendredi saint ne justifie en rien qu’on en ponctue chacune des... paroles de Jésus!

Les lectures

Pour donner le ton à la Semaine sainte, les lectures de l’Année C invitent à contempler deux catégories de personnages : Jésus et les disciples. Jésus risque le tout pour le tout dans la fidélité absolue à son identité et à sa mission. Cette fidélité se traduit par son silence relatif devant les attaques. En même temps, ce détachement apparent incite les lectrices et lecteurs à prendre position et à prendre parole, en fonction des disciples qui défilent sur la scène du récit. Par la fermeté de ses propos aux Pharisiens qui veulent empêcher les disciples de l’accompagner avec fracas dans son entrée à Jérusalem (Luc 19,40), Jésus réconforte dans leur ardeur les disciples de tous les temps.

L’évangile de la procession et la première lecture de la messe précisent le statut de Jésus. Ces textes invitent l’Église à recevoir la Parole comme un don qui offre du réconfort à ceux et celles qui souffrent. La relecture théologique du mystère du don de Jésus, dans la deuxième lecture, donne tout son sens au récit du drame de la Passion qui suit. L’évangile ne relate pas seulement les faits du passé. Il transforme le désarroi du disciple en un silence déjà fécond, en mettant en évidence son degré de conversion personnelle à la personne de Jésus.

L’évangile de la procession : Luc 19, 28-40

Jésus marche en avant de ses disciples vers Jérusalem. Le ton de la Grande semaine est ainsi donné par Jésus lui-même. La suite des événements établit son statut, sa qualité profonde de roi et messie. En effet, l’utilisation d’un animal domestique rend visible l’accomplissement de la prophétie de Zacharie 9,9 : Exulte de toutes tes forces, fille de Sion ! Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici ton roi qui vient à toi : il est juste et victorieux, pauvre et monté sur un âne, un ânon, le petit d’une ânesse.

Quand Pilate posera la question de la royauté (Luc 23,3), les lecteurs pourront sourire : ils ont déjà la réponse! Cette ironie accentuera le drame de la préférence d’un pseudo « Fils du Père » (Bar-abbas, en araméen) à cet authentique envoyé de Dieu, qualifié de « bien accordé » au plan de Dieu par le centurion lorsqu’il traite Jésus en croix de « juste » (Luc 23,47).

L’entrée triomphale semble relativement ratée. Seuls les disciples font entendre leur voix lors de l’acclamation publique (Luc 19,37). Pourquoi? Le ton et les paroles des disciples sont un écho de la lecture de la nuit de Noël. Les paroles dites jadis aux bergers de la campagne par les messagers du ciel arrivent dans la Ville sainte grâce aux disciples.

Les Pharisiens essaient de faire taire ces gens en s’adressant à leur chef. Chose étonnante, Jésus affirme qu’il s’agit d’un phénomène qui lui échappe : même le cosmos serait de toute façon associé à la proclamation (« les pierres crieront », Luc 19,40). Les lectrices et lecteurs sont prévenus. Quiconque dit haut et clair que le Royaume de Dieu est en action avec Jésus court un très grand danger. Que les futurs disciples le tiennent pour dit!

Isaïe 50, 4-7

La personne attaquée à cause de sa relation avec Dieu reçoit un don : le langage de celui qui écoute comme un disciple. Il ne s’agit pas d’une simple consolation privée. Ce langage s’avère ensuite un réconfort pour les autres. La mise en écoute des situations dramatiques de la vie de la personne croyante la conduit à parler et à soutenir ainsi autrui. Cette activité de sujet parlant est compatible avec les préoccupations de l’Évangile selon Luc et des Actes des Apôtres : les disciples y jouent de grands rôles grâce à leur prise de parole.

En ces temps où les pratiques de la foi vont moins de soi pour l’ensemble de la population, l’entraînement des disciples à la prise de parole devient même une priorité pastorale. Parce qu’il s’agit d’une communication de chaque jour (« chaque matin »), la parole reçue et rendue devient une chance de durer malgré l’adversité.

Psaume 21 (22)

Ce psaume réaliste jaillit à proximité d’une mort imminente, dans la solitude radicale provoquée par les ennemis qui s’opposent à la relation du juste avec Dieu.

Plusieurs expressions de ce psaume sont familières aux lecteurs des évangiles de la Passion. De nombreuses allusions y ont été puisées. Attention cependant à ne pas négliger le dénouement positif que le psaume véhicule! Comme l’exprime sans détour la dernière strophe, le mépris subi par le croyant n’est pas le dernier mot de Dieu. Dieu a répondu. Il n’a pas abandonné la personne qui a su rester fidèle.

Philippiens 2, 6-11

Le drame vécu par Jésus possède un sens profond, qui s’avère tout à l’honneur de Dieu. À sa manière, cette lecture évoque l’abaissement volontaire et le relèvement de Jésus pour expliciter son statut.

Le récit de la Passion incarnera les composantes les plus visibles de la descente: la place de serviteur choisie par Jésus (Luc 22,27), l’épée jugée inutile (22,38.51), la trahison (22,48), la libération voulue par Pilate mais qui échappe à Jésus (23,18), les vêtements arrachés (23,34), symbole de sa dignité bafouée…

Jésus ne s’est pas accroché aux acquis de sa relation intime avec Dieu. Il les retrouve au bout du processus, avec en plus la renommée, une caractéristique honorable vraiment importante en société méditerranéenne.

Luc 22, 14 - 23, 56

Le récit lucanien de la Passion contient des images et des expressions qui lui sont propres: le désir de Jésus concernant la Pâque (Luc 22,15) ; le bois vert et le bois sec (23,31) ; le discours bref mais décapant aux filles de Jérusalem (23,28-31). Ces originalités sont un des moyens du récit pour dynamiser les disciples de toutes les époques : elles mettent en valeur la force de la Parole incarnée en Jésus.

Les premiers chapitres de l’Évangile selon Luc témoignaient déjà d’une admiration pour cette Parole. Le récit de la Passion revient sur ce thème. La force de la parole y réside souvent dans la parcimonie, voire même dans les silences de celui qui s’avère un authentique prophète malgré les tentatives répétées de le compter au nombre des criminels (voir Luc 22,37 citant Isaïe 53,12). Plus le sort physique de Jésus s’assimile à celui d’un de ces brigands asociaux de son temps, plus son innocence dans le récit éclate. Malgré le faux témoignage, les contradictions, les impuissances des puissants, de ceux qui devraient avoir le pouvoir de la justice, la non culpabilité de Jésus ne peut jamais être mise en doute. Les éléments cosmiques (23,44) s’associent pour mettre en évidence, au moment de la mort de Jésus, son adhésion au projet de Dieu.

Les gardiens de Jésus donnent une clé de lecture du texte, lorsqu’ils se moquent de lui : « Ils lui avaient voilé le visage, et ils l’interrogeaient : "Fais le prophète! Qui est-ce qui t’a frappé?" » (22,64) La juxtaposition du geste de voiler le visage et de la question au sujet du geste prophétique de divination marque l’insistance de Luc sur le thème de la connaissance de ce qui existe au-delà du visible. Jésus avait précisé auparavant le sens de ses souffrances, en citant un des poèmes du Serviteur souffrant décrit par le prophète Isaïe: ... il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : « Il a été compté avec les pécheurs. » De fait, ce qui me concerne va se réaliser. (22,37)

L’évangéliste démontre que Jésus n’est coupable d’aucun mal. Au contraire, il est reconnu dès sa mort comme un homme de Dieu, un prophète. C’est à ce titre de « prophète par excellence » qu’il pourra interpréter les Écritures sur la route d’Emmaüs, au soir de Pâques. Elles trouvent en Jésus leur sens ultime.

Plus que tout autre personnage, Pilate met en évidence la non-culpabilité de Jésus. Par trois fois, Pilate déclare qu’il ne trouve en lui aucun motif de condamnation (23,4.14.22). Lorsque le bon malfaiteur dit de Jésus : Lui, il n’a rien fait de mal (23,41), il répète un verdict déjà prononcé clairement. Les femmes, le malfaiteur, le centurion, le peuple reprennent à leur façon la même affirmation. Jésus peut mourir apaisé, confiant.

Cette mort inaugure le règne de Dieu. Luc n’attend pas le récit de la résurrection pour attester l’inauguration de l’ère nouvelle : les conversions opérées devant la croix en sont déjà des signes éloquents. À la vue de ce qui s’était passé, le centurion rendait gloire à Dieu : « Celui-ci était réellement un homme juste. » Et toute la foule des gens qui s’étaient rassemblés pour ce spectacle, observant ce qui se passait, s’en retournaient en se frappant la poitrine. (23,47-48) Ce geste n’est pas anodin : c’est le geste du publicain repenti dans la célèbre parabole (18,13). Que les amis se tiennent à distance n’a donc rien d’un reproche. C’est une affirmation sobre d’un lien renoué entre le maître et les disciples.

Au fil du récit, la relation de disciple est mise en scène en fonction des différentes modalités possibles. Les personnages agissent selon des comportements bien typés, qui évoquent autant de possibles situations pour les disciples des générations ultérieures. C’est ainsi que le très discret Simon de Cyrène (23,26) met en action le principe de Luc 9,23 : prendre la croix et suivre Jésus. Les personnages qui gravitent autour de Jésus évoquent le disciple qui n’a jamais fini de s’ajuster, dans la foi, à la confiance du nouveau roi. Vivre en disciples de Jésus, c’est d’abord découvrir la nécessité d’apprendre des événements de sa mort à dire la vie. C’est aussi mesurer la distance qui nous empêche d’intégrer à notre quotidien la joie de cette certitude. Aucun messager de Dieu ne peut égaler l’apport de Jésus, clé maîtresse pour entrer dans la maison de famille des enfants de Dieu. Si nous tenons à Jésus, pouvons-nous garder silence lorsqu’il est dénigré? À notre manière, nous devons réinventer les acclamations des disciples, lors de l’entrée à Jérusalem…

Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.

Source : Le Feuillet biblique, no 2615. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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