Le prophète Jérémie. Rembrandt, 1630. Huile sur panneau de bois, 58 x 46 cm. Musée d’État d’Amsterdam (Wikimedia).

Les mal-aimé.e.s de l’histoire

Patrice Perreault Patrice Perreault | 12e dimanche du Temps ordinaire (A) – 21 juin 2020

Ne craignez rien : Matthieu 10, 26-33
Les lectures : Jérémie 20, 10-13 ; Psaume 68 (69) ; Romains 5, 12-15
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

La Bible constitue un véritable trésor de l’ensemble de notre humanité tant dans ses forces et sa lumière que dans sa part d’obscurité, de contradictions et d’incohérences. Les textes de ce dimanche illustrent à merveille toute l’ambiguïté de l’humanité qui se cherche sans nécessairement se trouver et qui trouve parfois sans véritablement chercher. Dans cette optique, les extraits bibliques d’aujourd’hui révèlent que tout cheminement spirituel, toute action militante pour ébranler le statu quo s’accompagnent de rejets, d’incompréhensions et fréquemment de mises au banc des accusé.e.s. La fidélité à une conviction, le projet d’un monde meilleur ou le cheminement spirituel comportent ses aléas.

Tout ça pour ça

La première lecture nous offre une fenêtre de ce qui est communément désigné comme « les confessions » de Jérémie (Jérémie 11,18-12,6 ; 15,10.17-18 ; 20,10.14-18). D’une certaine manière, le texte dévoile le profond désarroi du prophète qui, malgré le fait qu’il accomplisse sa mission, se retrouve au cœur de tribulations, d’oppositions et de menaces. Le premier verset du chapitre 12 est explicite : le prophète hurle littéralement à Yhwh une question profondément existentielle : pourquoi ceux qui rejettent les principes éthiques issus de l’Alliance prospèrent-ils alors que les gens s’attachant à mettre en œuvre, dans la vie quotidienne, ces mêmes guides moraux, se retrouvent, au mieux, ostracisés et au pire, persécutés? L’histoire humaine témoigne tragiquement de cette réalité.

L’arrière-plan théologique, celui du juste « persécuté » conduit, essentiellement à cette interrogation : à quoi bon m’acharner à tenter, du mieux possible, de « correspondre » à ma « mission » que ce soit sur le plan social (par exemple, militer pour les différents droits des personnes exclues, chercher à améliorer les services sociaux, à restaurer des milieux humides, etc.) ou spirituel, si les conséquences deviennent un lourd tribut personnel comme le dévoile le verset du psaume d’aujourd’hui : L’amour de ta maison m’a perdu ; on t’insulte, et l’insulte retombe sur moi.

Sans compter que parfois le plus minuscule progrès est balayé suite à des préjugés, à des clichés, à des intérêts de classes socioéconomiques divergents ou à la crainte. Les personnes engagées peuvent alors s’écrier : « Tous ces efforts, toutes ces luttes, pour rien? » Autrement dit, « Tout ça, pour ça? » Soyons plutôt « réalistes », – pouvons-nous dire –, comme on nous y invite et rentrons simplement dans les rangs comme l’affirmait naguère ce slogan publicitaire : « Tout le monde le fait, fais-le donc ».

Une crise de foi

Ce questionnement surgit inévitablement pour des personnes militantes qui ne récoltent aucunement les fruits de leurs efforts. Une crise s’installe alors et plusieurs sont tentés par l’abandon du militantisme ou dans d’autres cas, de toute forme de cheminement spirituel. Inconsciemment, nous cherchons à associer un sens potentiel aux efforts effectués pour parvenir à un résultat. Il est vrai qu’une société libérale comme la nôtre où le dénouement d’une action se doit, – insistons sur ce mot –, de parvenir aux attentes escomptées sinon, il s’agit d’un échec monumental. De plus, notre société s’inscrit dans une forme de contraction du temps où parfois, l’exigence de performance et de réussite se réalise à très brève échéance.

Tout autant l’évangile que les autres lectures traitent de notre propension inconsciente, parce qu’éduqué.e.s en ce sens, à percevoir le réel selon une logique de punition/récompense. La dimension religieuse a même renforcé ce conditionnement. Certaines personnes ont entendu cette injonction lors de leur enfance : « Si tu fais cela, tu vas faire pleurer le petit Jésus » ou bien d’autres se rappellent le fameux « œil de Dieu » qui surveille tout. Par contre, sur l’autre côté de la médaille, les gens qui s’investissent dans une « mission », qui opèrent des renoncements, s’attendent à une reconnaissance par Dieu du « mérite » [1].

L’analogie la plus proche de cette attitude revient à celle des enfants qui, se « sacrifiant » à aider leurs parents, s’attendent à une récompense. Les efforts consentis « exigent » une récompense. La même dynamique peut se retrouver sur le plan spirituel. Certaines phrases ou croyances entendues régulièrement s’appliquent à cette manière de croire : « Aide-toi et le ciel t’aidera », « Toute mère aime ‘naturellement’ son enfant », « Un malaise physique est l’effet d’un blocage psychologique : ‘Ton mal de gorge vient du fait que tu ravales des paroles qui devraient être dites’ » [2]. Ce qui caractérise ces croyances est l’établissement de liens et d’une dynamique action/réaction. Bien que ces croyances caractérisent la dynamique punition/récompense, cette conception peut se retrouver à tous les stades du cheminement spirituel [3].

Une sortie de crise

De telles croyances fondent les différentes théologies de la rétribution (tout le livre de Job critique sévèrement cette conception), présente tout autant dans la Bible que dans les croyances religieuses sécularisées [4]. L’effet pervers de ce type de croyances réside dans le fait que la personne se considère responsable de ce qui lui arrive. Ces croyances simplifient à outrance la complexité des interrelations en désignant facilement un coupable. Dans le cas de Jérémie, il s’agit soit du prophète lui-même, de Dieu ou des autres [5]. Prisonnière d’une interprétation inconsciente d’un sens de l’existence, les personnes projettent ainsi les événements de la vie afin d’en découvrir un possible sens [6].

Simone Weil nommait si justement cette étape « un athéisme purificateur ». En d’autres termes, cette traversée du désert, une étape primordiale dans tout cheminement de maturation, ce que Jean de la Croix appelait « la nuit des sens » voire « la nuit de l’esprit », consiste, en résumé, à déconstruire nos représentations de la signification sociale et spirituelle du « succès ». Il s’agit, en quelque sorte d’accepter que la maîtrise sur la vie et notre existence s’avère toute relative.

Pour résoudre la crise comme le vivaient Jérémie, Paul et les premières communautés chrétiennes, il s’agit de renoncer au fantasme de la compensation totale face au mal subi, compensation qui ne satisfera jamais la soif de réparation [7]. De plus, ce désir occulte le besoin exagéré de contrôle (tout comme le désir de compensation) par l’intermédiaire de la connaissance absolue sur le plan éthique [8].

La guérison s’effectue par l’accueil que le sens du monde n’est pas donné objectivement, mais se construit peu à peu tout en acceptant que ce sens ne se limite pas à la dynamique punition/récompense. Elle s’inscrit dans un regard plus vaste qui tire sa source d’une confiance renouvelée en l’être humain tout en prenant conscience des ambiguïtés des choses tant pour les autres que pour soi-même. Cela conduit à agir ou se positionner non pas en fonction d’un mérite (quelque peu illusoire) issu d’une attitude ou d’une pratique considérée comme « vertueuse », mais en fonction des besoins indépendamment de ce qui est perçu comme « juste ». La parabole des ouvriers de la vigne s’enracine dans cette perception de la vie (Mt 20,1-16).

Sur le plan spirituel, cela se traduit par une confiance renouvelée tout autant dans les êtres humains, dans toutes leurs dimensions qu’à l’égard de la divinité. Les attentes se transforment : l’action de Dieu n’est pas immédiate et directe sur le monde, mais indirecte, comme la source de ce qui existe, de ce qui est bienveillant envers toutes et tous [9]. L’être humain interrelié étroitement avec les autres, la société et la toile du vivant, peut choisir de s’allier, relativement librement, à la force de vie ou dériver dans des zones mortifères (Deutéronome 30,19-20). Dans cette optique, Dieu est totalement impuissant face à la liberté humaine [10].

Une confiance ressuscitée

Dans cette perspective, l’opprobre frappant Jérémie ou les premiers chrétiens ne résulte aucunement d’une quelconque rétribution divine, mais tire son origine du fait que le projet, le regard proposés s’inscrit en faux face aux forces socioreligieuses de l’époque. Comme cela a été mentionné, il s’agit d’intégrer la réalité, dans tous ses aspects, comme tirant sa source d’un amour bienveillant envers quiconque et de développer, peu à peu, ce regard de compassion à l’image de la divinité (Mt 5,48).

Le psaume 68 consacre cette posture où le psalmiste exprime cette confiance que Dieu est présent au cœur de la vie. Bien qu’employant un langage métaphorique que, malgré les difficultés ataviques humaines, Dieu, par le Christ, aime le monde et l’humanité. L’évangile de ce dimanche entérine cette orientation de foi.

En effet, la péricope indique que les disciples sont incités à développer la confiance non dans un déni du monde, mais dans une dynamique d’accueil de celui-ci avec ses lumières et ses obscurités. Certes, les premières communautés connaîtront des épreuves, mais le texte rappelle avec force (Deux moineaux ne sont-ils pas vendus pour un sou ? [11]) qu’on ne peut être détaché de la Source de la vie peu importe les circonstances et les apparences.

Une piste d’actualisation

Il y a peu de temps, le Québec, dans l’ensemble de ses secteurs, s’est retrouvé confiné. La population a subi une forme d’isolement est devenu une chape de plomb pour plusieurs. À cette épreuve, un réflexe spontané peut surgir : dénicher le « responsable ». Certains évoquent des groupes qui, par leur consommation de nourriture, seraient à l’origine de la crise actuelle. D’autres se lancent dans l’élaboration de théories farfelues de complots. Le dénominateur commun à ces attitudes consiste à chercher à maintenir une illusoire prise sur l’ensemble du réel et à se rassurer face à la situation. Cette dynamique du bouc-émissaire cherche avant tout à construire une explication à ces difficultés selon le schéma de la punition/récompense [12]. Il importe de rappeler que l’épidémie ne découle pas d’une action humaine « responsable » de la situation. Tôt au tard, un tel phénomène se produirait. Cela provient des interactions inévitables dans le monde actuel. Dans l’évangile de Jean, Jésus ne tombe pas dans ce piège. À la question des disciples sur la faute des parents, il rétorque ce n’est ni lui, ni ses parents (Jean 9,2-3). Jésus rappelle, dans ce passage, l’importance de la solidarité qui se concrétise par la guérison de l’aveugle.

L’autre tentation, dans une telle crise, est de reporter la responsabilité de la pandémie sur Dieu. Selon cette logique, il s’agirait d’une action divine cherchant à avertir l’humanité afin qu’elle change. D’une part, une telle posture s’avère difficilement conciliable avec la foi chrétienne en un Dieu amour qui condamnerait alors des milliers voire des millions de personnes. Un être sain ne ferait pas une telle action a fortiori Dieu. Une conception d’un Dieu qui intervient directement dans le monde contredirait complètement tout autant l’autonomie du monde que la liberté humaine d’autre part [13]. Comme pour la première tentation de trouver « le ou la responsable humaine », rendre Dieu responsable, élude l’enjeu de l’importance de la solidarité et de l’engagement collectif ainsi que personnel dans un contexte de pandémie [14].

Une crise peut devenir une occasion de conversion au sens évangélique : changer d’orientation et de trajectoire afin de bâtir un monde plus juste et coopératif. Sur ce plan, les prophètes et autres éclaireurs de conscience, nous rappellent que l’idéal d’un meilleur monde se construit avec les gestes posés et les paroles énoncées. Celles-ci s’enracinent dans la longue chaîne de personnes qui, tout au long de l’histoire, ont rêvé d’une civilisation plus fraternelle, humaine et solidaire en dépit des embûches et des revers. L’interprète-compositeur Pierre Lapointe résume à merveille cette confiance, cette foi, en la vie dans l’album, La forêt des mal-aimés :

« Non, ce n’est sûrement pas de briller
qui nous empêchera de tomber.
Non, ce n’est sûrement pas de tomber
qui nous empêchera de rêver » [15].

Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.

[1] Voir l’excellent volume de Suzanne Rousseau, En-quête de sens. Guide de la dynamique spirituelle contemporaine, Ottawa, Novalis, 2018, p. 93.
[2] Ibid., pp. 86-87.
[3] Établir un lien entre des événements fortuits où une intention derrière les événements correspond à une forme d’animisme moderne comme le souligne Suzanne Rousseau, Ibid., pp. 63-65.
[4] J’emploie l’expression croyance sécularisée pour qualifier des croyances se rattachant à aucun système religieux ou philosophique. Par exemple : « Rien n’arrive pour rien » ou celle-ci qui s’observe régulièrement dans les médias sociaux: « Lance dans l’univers tes désirs les plus chers, ils vont se réaliser ». Cette conviction provient de l’idée sécularisée de la Providence. Songeons également à la « pensée positive » qui devient une croyance de plus en plus populaire. Voir : Suzanne Rousseau, Ibid., pp. 85-116.
[5] Il s’agit du triangle de Karpman. Voir : Isabelle Sorente, « Triangle, quand tu nous tiens… », Philosophie Magazine, numéro 121 (juillet/août 2018), p. 46.
[6] Voir également Suzanne Rousseau qui explique cette dynamique sur le plan spirituel : En-quête de sens. Guide de la dynamique spirituelle contemporaine, Ottawa, Novalis, 2018, pp. 135-13.
[7] Le parcours et les réflexions de Marion Muller-Collard est fort éclairant à ce sujet : Marion Muller-Collard, L’Autre Dieu. La Plainte, la Menace et la Grâce, Genève, Labor et Fides, 2014.
[8] Lytta Basset, Guérir du malheur, (spiritualités vivantes), Paris, Albin Michel, 1999, p. 283.
[9] Lytta Basset, La Source que je cherche, Paris, Albin Michel, 2017.
[10] Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, (rivages de poche/Petite Bibliothèque), Paris, 1994.
[11] Il s’agit sans aucun doute de la plus petite somme romaine pour se procurer quelque chose.
[12] Un phénomène d’opprobre frappe injustement certains segments de la population qui sont considérés comme « responsables » de l’épidémie. Ce réflexe humain vise à expliquer de manière grossière les causes de la crise.
[13] Suzanne Rousseau, op.cit., pp.213-238.
[14] Voir le roman d’Albert Camus, La peste.
[15] Pierre Lapointe, « Deux par deux rassemblés » chanson de l’album, La forêt des mal-aimés, Montréal, Audiogram, 2001.

Source : Le Feuillet biblique, no 2669. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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