(Robert Cheaib / Pixabay)

L’Eucharistie, une expérience pour mieux vivre

Alain FaucherAlain Faucher | dimanche du Saint-Sacrement (A) – 14 juin 2020

Le Paraclet, Jésus et le Père : Jean 6, 51-58
Les lectures : Deutéronome 8, 2-3.14b-16a ; Psaume 147 (147B) ; 1 Corinthiens 10, 16-17
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

C’est la tendance du moment : les promoteurs de tourisme mettent en valeur l’expérience que leurs clients peuvent vivre dans telle ou telle destination. Il ne s’agit plus de se déplacer pour apprendre des choses : les informations sont disponibles partout sur internet. Il ne s’agit pas seulement d’assister à des événements : il faut que les touristes se sentent appréciés et inclus dans l’ambiance festive. Pour le dire en un mot, ce qui compte en tourisme, cet important secteur de l’économie, c’est d’offrir et de partager des expériences.

Telle est la proposition de ce dimanche unique dans l’année liturgique. On y évoque des expériences fortes. En nous appuyant sur le concret de l’histoire et de la Bible, nous prenons conscience de faits importants de notre vie de foi. Nous nous laissons plonger de manière festive dans un environnement qui met en valeur les paroles et les gestes utilisés à chaque Eucharistie. Cette introspection annuelle n’est pas de trop pour mesurer la grandeur du don de Dieu.

Les lectures bibliques méritent une étude soignée. Chacune à leur manière, elles véhiculent des convictions profondes. Elles enrichissent notre bagage d’information au sujet des réalités eucharistiques. Et surtout, elles font écho à des expériences transformatrices : la naissance du Peuple de Dieu au désert, la dignité des enfants de Dieu selon saint Paul, la contribution de Jésus comme envoyé du Père et comme transmetteur de vie.

Ces contributions des lectures bibliques rééquilibrent le message de la fête eucharistique. La fête a surgi au XIIe siècle. On insistait sur la présence réelle de Jésus dans l’Eucharistie. La sensibilité de l’époque incitait davantage à regarder et adorer l’hostie consacrée qu’à la recevoir comme un repas à partager. La séquence proclamée après la deuxième lecture maintient cette préoccupation. Cet abrégé de doctrine aurait pour auteur nul autre que saint Thomas d’Aquin lui-même!

On y trouvera des traces intéressantes de l’expérience proposée par les textes bibliques. Ils mettent en évidence les aspects relationnels du sacrement de l’Eucharistie. Ainsi, la première lecture évoque l’expérience de la marche au désert et l’entrée en alliance avec Dieu. La deuxième lecture met en valeur la participation au grand Corps qu’est l’Église. Et l’évangile décrit la relation vivante offerte par Jésus.

Nourris pour durer

À dimanche spécial, évangile spécial! Par rapport aux trois autres évangiles (Marc, Matthieu, Luc), l’Évangile selon Jean est quelque peu dépaysant dans sa présentation de l’Eucharistie. On ne traite pas de son invention par Jésus dans le récit de la dernière Cène, mis en scène à partir du chapitre 13. Pourquoi? Parce qu’on a abordé le sujet bien avant! Tout se joue dès le chapitre 6, à l’occasion d’une multiplication des pains particulièrement remarquable. L’évangile reprend des affirmations de Jésus sur les multiples (et bénéfiques) effets du don accessible sous le signe du pain partagé, un signe largement disponible.

Jésus ne se contente pas de fournir des renseignements sur des points de doctrine eucharistique. Il parle surtout de lui. Il décrit les effets positifs réservés aux personnes qui adhèrent à sa personne. Jésus est direct dans les affirmations qui le concernent. Il affirme sans détour : Je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel (Jn 6,51). On croit entendre un écho de Dieu qui se révèle dans le Premier Testament : Je suis qui je serai (Exode 3,14). Et les effets de cette identité sont radicaux. Pain vivant envoyé par le Père, Jésus inclut la vie de qui l’accueille dans une réconfortante perspective d’éternité. Le verset 57 nous livre ce message essentiel : Celui qui me mangera vivra par moi.

Certes, les interlocuteurs de Jésus sont perplexes. Ils ont le même réflexe que les gens de notre époque : ils s’intéressent au « comment » du don de Jésus. Dommage pour eux, car les parallèles établis par Jésus avec les événements de jadis (le don de la manne au désert) amplifient la différence qu’il introduit dans la vie du Peuple de Dieu. Désormais, les effets de la manne, effets temporaires, sont disqualifiés par les effets permanents du don de Dieu manifesté en Jésus. Ce qui est en jeu, c’est une vie durable. La vie de Dieu est révélée à jamais par le meilleur messager qui soit, Jésus totalement donné...

Capables de recevoir

Dans l’évangile, Jésus offre des précisions sur un signe, la multiplication des pains. Ce signe suscite diverses interprétations. De même, dans la première lecture (Deutéronome 8,2-3.14b-16a), Moïse fournit des clarifications sur des expériences difficiles vécues par le peuple au désert. Avant d’entrer en Terre promise, Moïse explique les initiatives de Dieu en faveur du peuple. La relation sera possible à jamais entre les anciens esclaves et le Dieu libérateur. La divinité a généreusement distribué des biens irremplaçables comme la liberté, la circulation dans les grands espaces désertiques, la nourriture quotidienne et l’eau jaillie malgré la dureté des rochers.

Dieu est actif, selon les propos du Deutéronome. Dieu provoque la faim et la satiété. Il fait aussi sortir, traverser, jaillir l’eau… Dieu provoque le mouvement et l’action. Dieu avait une idée derrière la tête quand il a imposé la longue marche au désert. Il tablait sur la valeur pédagogique de la pauvreté pour faire sentir la faim, et donner la manne... Il veut faire découvrir que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur (Dt 8,3).

Devant une telle stratégie pédagogique, des termes négatifs nous viennent vite à l’esprit. Manipulation? Despotisme? En fait, toutes les dimensions de la vie sont sollicitées. Le langage du corps est bien plus éloquent que les jongleries intellectuelles pour faire apprécier une relation si essentielle. Ces creux à l’estomac contrastent avec notre situation de perpétuels repus. Ces désirs légitimes amplifient encore aujourd’hui l’impact vital des attitudes d’accueil et de reconnaissance du don de Dieu.

Les gestes de Dieu rapportés dans le Deutéronome servent de prélude à la révélation transmise par Jésus. À l’exemple de Moïse, Jésus insiste sur les initiatives de Dieu. Comme Moïse autrefois n’avait pas gardé pour lui seul la parole donnée par Dieu, Jésus donne à ceux et celles qui veulent bien l’écouter un accès total aux bienfaits de la vie jaillie du cœur de Dieu.

Les discours de Moïse et de Jésus ne se limitent pas à interpréter le passé. Ils ouvrent l’avenir. Ils insistent sur une action bien difficile à vivre de la part des gens à la nuque raide : recevoir. Et cet acte pétri de foi s’amplifie dans le cadre de la pauvreté. Ainsi, le dénuement des esclaves en fuite devient un lieu et un long temps d’apprentissage. On y découvre que « l’homme ne vit pas seulement de pain... » Ce qui fait vivre pour vrai, c’est plus que le pain tombé du ciel. C’est plus que l’eau bouillonnant en plein désert. Ce qui fait vivre pour vrai, c’est le langage divin adressé au cœur. Cette nouveauté est encore plus étonnante que les signes qui rendent possible la survie immédiate.

Dignes de communion

Deux petits versets d’une longue lettre de Paul (1 Corinthiens 10,16-17) enrichissent notre contemplation du mystère de l’Eucharistie. Saint Paul se ferait-il discret pour laisser place à la longue Séquence qui le suit en ce jour de fête? Cette brièveté de la deuxième lecture n’enlève rien à l’importance de son contenu. Il faut savoir que les chrétiens de Corinthe avaient du mal à s’adapter à leur nouvelle dignité d’enfants de Dieu. L’égalité entre baptisés n’allait pas de soi. Paul devait les instruire soigneusement de leurs nouveaux droits et devoirs.

Dans son premier verset, la deuxième lecture établit que les vieux signes du pain et du vin sont des points de contact avec l’existence corporelle du Christ (son corps et son sang). Ainsi est rejointe la dimension verticale de notre existence : ciel et terre se rencontrent dans les gestes posés à la manière de Jésus. La bénédiction de la coupe d’action de grâce, la fraction du pain partagé sont plus que des symboles. Ce sont des moments privilégiés de contact intime avec une présence totale, celle du messager de Dieu.

Mais l’enjeu de ces gestes n’est pas seulement transcendant, créateur de communion avec le Christ. On remarque aussi, dans le deuxième verset proclamé, un effet plus terre-à-terre, plus horizontal : la communion entre les membres de la communauté. L’unique pain partagé crée un corps unique. Ce peuple a beau être immense, chaque personne vit la même expérience. Elle a part au même pain transformé par Jésus.

Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.

Source : Le Feuillet biblique, no 2668. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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