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Les gérants d’estrade

Patrice Perreault Patrice Perreault | 27e dimanche du Temps ordinaire (A) – 4 octobre 2020

Parabole des vignerons meurtriers : Matthieu 21, 33-41
Les lectures : Isaïe 5,1-7 ; Psaume 79 (80) ; Philippiens 4, 6-9
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Il n’est pas rare, surtout dans le contexte actuel, que des personnes prétendent connaître de meilleures propositions que des instances décisionnelles ou de forums d’expert.e.s pour résoudre tel ou tel problème. S’il est légitime et même nécessaire de critiquer et d’apporter une alternative à des pratiques, orientations et autres, il importe tout autant de se montrer prudent.e car, certaines des solutions avancées peuvent apparaître parfois satisfaisantes, mais négligent la complexité des problématiques. En psychologie et en sciences sociales, un tel biais cognitif a été documenté au cours des années. Ce filtre cognitif inconscient Dunning-Kruger peut nous induire toutes et tous en erreur. Ce piège peut s’observer avec ce que les gens appellent « les gérants d’estrade » c’est-à-dire des personnes qui, croyant bien maîtriser les données, suggèrent des solutions au mieux inapplicables et au pire dangereuses [1]. De plus, ces mêmes personnes adoptent le syndrome du propriétaire en manifestant une propension à réfléchir et à agir comme si l’ensemble du monde leur appartenait. Les textes bibliques de ce dimanche mettent en garde contre des solutions trop faciles.

Une vigne capricieuse

La première lecture tirée d’Isaïe reprend le symbole de la vigne. Cette image désigne l’alliance entre Dieu et son peuple (Ézéchiel 17,6 ; Osée 10,1). Elle est employée comme métaphore du couple et de l’amour (Cantique 1,6-14). D’ailleurs le prophète dans les premiers versets reprend littéralement un chant à connotation nuptiale. Astucieusement, Isaïe transforme ce chant en véritable réquisitoire à l’égard d’Israël. L’emploi de paraboles exprimant des récriminations se retrouve ailleurs (Deutéronome 32,32 ; Jérémie 2,21 ; 2 Samuel 12,1-4).

Le plaidoyer révèle comment le propriétaire de la vigne s’est engagé pour favoriser de bonnes récoltes. La mention de la tour illustre jusqu’à quel point, sa vigne lui apparaît précieuse. Il ne néglige aucune dépense assurant sa vitalité [2]. Malgré tous ses efforts, sa vigne chérie ne produit aucunement des bons fruits. Il s’agit même d’une production incomestible. La parabole donne même l’impression que plus le propriétaire s’active autour de sa vigne, moins elle produit de bons fruits. Devant l’absence de fécondité, le propriétaire affiche un comportement étrange après tant d’efforts : il abandonne sa vigne et la laisse aux diverses calamités. La mention de la pente désolée représente une image de la désolation à la suite d’un saccage ou d’une invasion. Cela offre une transition pour expliciter les conséquences pour Israël ne pas remplir un devoir sacré : la pratique du droit et de la justice.

Chez Isaïe, la thématique du droit et de la justice représente un enjeu récurrent (voir Isaïe 1,10-17.21) de son ministère. Il en fait la démonstration par le jeu littéraire entre le droit (mishpat) et injustice (mispah) et justice (tsedaqah) et cris (tseʻaqah). Les cris en questions ne sont pas innocents puisqu’il s’agit des cris des personnes ostracisées et exclues. Pour le prophète, le respect du droit et de la justice constituent le cœur de l’Alliance. Le culte rendu à la divinité devrait idéalement conduire en priorité à cette pratique individuelle et collective du droit et de la justice. D’ailleurs, Isaïe accuse la classe dirigeante, les prêtres comme l’aristocratie, de s’être détourné de ce devoir sacré (Is 1,22-25) et, en quelque sorte, de s’approprier à leur avantage ce qui appartient à la divinité : le peuple d’Israël.

Une vigne sauvée

Le Psaume 79 (80) fait écho à cet oracle d’Isaïe. Il rapporte sans complaisance les malheurs d’Israël. Pour le psalmiste, ceux-ci prouvent la rupture d’Alliance avec la divinité. En reconnaissant ces dérives, le texte rappelle, avec une pointe de nostalgie, la bonté divine envers son peuple puisqu’il l’a libéré de l’Égypte. L’accent messianique apparaît dans l’espoir que Dieu renouera et protégera à nouveau sa vigne (Is 27,2-6). Il s’agit donc d’une invitation à la confiance et à la persévérance face aux diverses tribulations subies par Israël.

Confiance en Dieu

Le psaume favorise une transition vers la seconde lecture (Philippiens 4,6-9) qui exhorte à la confiance en Dieu malgré les difficultés. L’auteur s’attache, en les énumérant, certaines valeurs propres à la culture grecque voire stoïcienne que la communauté connaissait fort bien. Cependant, il lie ces vertus à la tradition biblique plutôt que philosophique plus particulièrement de la prédication paulinienne. Ainsi la communauté peut se réclamer comme héritière d’une double tradition. En cela, la conversion au christianisme n’implique donc pas un rejet de la culture, mais une intégration de celle-ci au cœur de la pratique chrétienne.

Cet aspect importe car un bon nombre de prédicateurs itinérants suggéraient la nécessité, pour des hellénochrétiens d’adopter des coutumes issues du judaïsme. Sans doute, ces « gérants d’estrade » semaient la zizanie au cœur de la communauté qui cherchait à se montrer fidèle au Christ. Paul souligne avec force que la communauté n’a nul besoin d’une seconde conversion, mais de s’en tenir aux principes enseignés d’où l’étrange accent mis sur l’exercice des vertus, pour la doctrine paulinienne. Cela faciliterait la réconciliation et l’unité au sein de la communauté.

Une vigne en héritage

Le passage évangélique (Matthieu 21,33-41) se situe dans la confrontation avec la classe sacerdotale dans la formulation de l’image de Dieu. Pour le Jésus de Matthieu, Dieu est miséricorde envers les gens. Il n’ostracise pas, il accueille avec bienveillance. Il donne gratuitement et ne cherche aucunement son propre avantage. Trop sûrs d’eux, les prêtres et anciens n’agissent plus comme des serviteurs, mais comme des propriétaires, des « gérants d’estrade » qui déterminent qui est vertueux ou non en oubliant qu’ils ne sont que des serviteurs. Or, la logique du Royaume apparaît sans équivoque : les personnes exclues et rejetées sont les véritables héritières comme le laisse présager ce verset : Amen, je vous le déclare : les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu (Mt 21,31). Il est à remarquer que ce verset n’associe nullement l’entrée dans le Royaume à une quelconque conversion morale. D’une certaine manière, leur condition d’exclu.e.s constitue le motif en soi de leur appartenance au Royaume.

Cet arrière-plan explique bien le contexte de la parabole. Matthieu, de façon imagée, se réfère à la tradition bien partagée par les contemporains de Jésus, du rejet des prophètes. Il synthétise même le déroulement de la mort de Jésus : Mais, voyant le fils, les vignerons se dirent entre eux : « Voici l’héritier : venez ! tuons-le, nous aurons son héritage ! » Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. (Mt 21,38-39).Il s’agit d’une allusion explicite à la mort hors des murs de Jérusalem. Ce détail narratif permet de rapprocher Jésus non seulement des prophètes et autres envoyés divins, mais également de l’associer étroitement au sort des personnes exclues socialement et religieusement.

Le texte va beaucoup plus loin : les rejeté.e.s deviennent même le socle sur lequel reposera l’Église. Ce passage reflète l’histoire de la communauté matthéenne anathémisée par le judaïsme et qui l’a vécu comme un traumatisme important. La parabole insiste alors que les véritables héritiers sont les communautés chrétiennes. Elles témoignent désormais du salut à toute la Terre.

Pistes d’actualisation

La vigne comme métaphore du bien commun

La parabole peut illustrer, dans notre contexte, ces personnes, ces « gérants d’estrade » qui s’approprient indûment le bien commun, la vigne collective, à des profits plus personnels ou de classes en négligeant une juste répartition de ce qui est nécessaire pour vivre. La pandémie de Covid-19 a révélé les angles morts et les exclusions de notre société. Les inégalités socioéconomiques ont été exposées publiquement et le constat qu’il existe plusieurs « pierres » rejetées complètement au nom de ce que certains gérants, s’arrogeant la propriété, expriment comme la nécessité du tout-à-l’économique d’accepter des sacrifices (un terme proprement religieux) qui touchent en grande partie, les personnes fragiles sur tous les plans : économiques, sociaux, politiques voire même religieux.

Or, comme pour la communauté matthéenne, – et l’histoire l’a amplement démontrée –, ces personnes ostracisées, avec l’aide d’autres, sont à l’origine de mouvements et de transformations sociales qui apportent une plus grande égalité, liberté et inclusion. Songeons simplement aux mouvements du commerce équitable, des circuits d’échanges locaux, de groupes qui facilitent et promeuvent le respect des droits humains, etc. Ils inspirent un autre projet de société fondé sur l’égalité, l’équité, la réciprocité et la reconnaissance de la dignité de chaque personne dans toute son unicité et capacités.

La vigne comme métaphore de la vie

La parabole de la vigne peut être rapprochée du récit du jardin d’Éden (Genèse 2,4b-3,24) où l’arbre de la vie et de la connaissance du bien et du mal sont au centre du jardin [3]. Or, comme pour les serviteurs, l’être humain peut illusoirement croire que l’ensemble des êtres vivants ne sont qu’à son service. Cet anthropocentrisme favorise la posture de propriétaire plutôt que celle d’être gardien au service de la vie et de la fécondité. La Terre, en elle-même, est une valeur propre. D’ailleurs l’être humain s’inscrit dans les réseaux du vivant dont il constitue un maillon : « C’est pourquoi il est nécessaire de nous reconnaître d’abord et avant tout comme des partenaires de la création, comme les parties d’un organisme qui est plus vieux que nous et qui nous déborde de partout » [4].

Ce réflexe d’appropriation et de contrôle s’observe tout autant dans la parabole matthéenne que dans le récit mythique de la Genèse. Dans les deux cas, l’être humain s’accapare chimériquement de la vie et de la connaissance du bien et du mal. D’ailleurs, c’est bien davantage ce désir absolu qui constitue une dérive : ce n’est pas tant la connaissance intime et toujours relative pour l’être humain, mais l’impression erronée d’une connaissance absolue, prérogative divine, que s’approprient les êtres humains. Un tel fantasme conduit aux pires abus car il instaure une instrumentalisation outrancière en déterminant, de façon arbitraire [5], les relations aux autres êtres et en croyant erronément que l’être humain peut parvenir à évaluer l’estimation suprême de la vie et de toute chose : « Nous sommes invités, sans restriction aucune, à connaitre la nature avec les moyens à notre disposition; […] et nous sommes mis en garde, de manière éminemment bénéfique, contre la tentation mortifère d’une connaissance nécessairement fantasmatique, d’un Bien et d’un Mal érigés en absolu » [6]. Ce fantasme d’une connaissance absolue correspond à un aspect du désir infantile de la toute-puissance. La parabole de la vigne nous invite plutôt à accueillir la vulnérabilité inhérente à tout être humain et l’interdépendance relationnelle constitutives de l’humanité [7].

En ce sens, la parabole nous amène à un changement de perspective : passer de l’anthropocentrisme utilitariste à un autre modèle d’intégration culturelle : l’être humain, vulnérable, se situe au cœur d’une toile relationnelle de vie tant sur les plans de la société que celui de son environnement. Ce n’est que par la reconnaissance de cette vulnérabilité et de l’interdépendance que les sociétés pourront quitter une économie prédatrice et délétère pour mieux construire une civilisation plus équitable, plus égalitaire, plus juste socialement qui s’enracine au cœur de son environnement. En d’autres termes, les chrétiens et chrétiennes sont appelées à participer solidairement à la construction d’un monde autre, un monde plus humain dans le sens noble du terme en résistant à la tentation de se cantonner dans le rôle du « gérant d’estrade ».

Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.

[1] Rappelons que le biais Dunning-Kruger consiste à surévaluer les connaissances et les compétences dans les domaines que les personnes connaissent peu. Cela favorise des erreurs de jugement et l’apport de solutions simplistes que des experts en la matière rejettent car ces solutions ne prennent pas en compte l’ensemble des paramètres d’une problématique. Un exemple éloquent de ce biais est celui du président Trump qui recommandait l’injection d’eau de javel pour guérir de la Covid-19.
[2] Construire une tour pour protéger une vigne semble excessif puisqu’une seule vigne ne représente pas un enjeu stratégique. L’image de la tour cherche à démontrer le caractère unique de la vigne.
[3] Pour Lytta Basset, l’arbre de vie et celui de la connaissance du bien/mal sont fusionnés en un seul. Voir Lytta Basset, Guérir du malheur, Paris, Albin Michel (Spiritualités vivantes), Labor et Fides, 1999, pp. 272-277.
[4] André Beauchamp, Environnement et Église, Montréal, Fides, 2008, p. 75.
[5] L’être humain se définit de façon inhérente comme contingent et par la finitude.
[6] Lytta Basset, op.cit., 279.
[7] Voir Fabienne Brugère, L’éthique du « care », PUF (Que sais-je?), 3e édition, Paris, 2017, 37.

Source : Le Feuillet biblique, no 2675. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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