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Comment ne pas aimer Dieu?

Rodolfo F. LunaRoldolfo Felices Luna | 30e dimanche du temps ordinaire (A) – 25 octobre 2020

Le premier de tous les commandements : Matthieu 22, 34-40
Les lectures : Exode 22, 20-26 ; Psaume 17 (18) ; 1 Thessaloniciens 1, 5c-10
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Je veux aimer le Seigneur mon Dieu de tout mon cœur, de toute mon âme et de tout mon esprit. Je reconnais en lui le maître de ma vie : il m’a désiré avant que je n’existe, il m’a façonné dans le ventre de ma mère, il m’a créé pour vivre, pour croître et m’épanouir. Comment ne pas aimer Dieu? D’aucuns ne le connaissent pas, ne le reconnaissent pas, n’y croient pas, mais du moment où je crois en Dieu, comment ne pas l’aimer? D’autres ont le malheur de mener une vie de misère, d’injustice, de souffrance, de tragédie… plus tentant alors de maudire que de bénir, de se révolter et de haïr, que d’entendre l’appel de Dieu à aimer, ou encore d’entendre cet appel en tant que « commandement » venant de lui. Nous qui – à part les contrariétés et les mauvais coups de la vie – nous en sortons plutôt bien, soyons reconnaissants de la grâce qui nous est offerte d’aimer Dieu plus facilement que d’autres. Lorsque nous cueillons la vie offerte comme une bénédiction du Dieu Créateur, vouloir aimer Dieu coule de source.

L’amour du prochain : un défi

Dans l’Évangile d’aujourd’hui, Jésus nous dit que le second commandement lui est « semblable » : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Matthieu 22,39 ; citant Lévitique 19,18). C’est là que le bât blesse. À part l’importance, égale à celle du premier, rien de semblable! Aimer Dieu c’est plutôt agréable, à notre portée ; aimer son prochain se révèle tout un défi! Surtout la partie comme toi-même. Notre nature biologique nous porte à nous protéger, à assurer notre survie et celle de notre progéniture ; bref, laissant de côté les traumatismes qui détruisent notre estime de soi, nous sommes plutôt bien équipés à la base pour s’aimer soi-même. Et les vendeurs d’auto-soins, de loisirs, de plaisirs, de spectacles, de divertissements, de vacances et de villégiature s’occupent de s’assurer que nous ne manquions pas à notre nature. Ce faisant, eux aussi s’aiment eux-mêmes avec les revenus de notre consommation. Alors, tant que nous interprétons ton prochain dans le sens de nos proches que nous aimons déjà, tout va bien. Les ennuis commencent avec ceux de nos proches que nous aimons moins, plus difficilement en tout cas. Disputes, froids, querelles familiales, divorces… l’amour des proches ne va pas toujours de soi. Combien d’amertume, de remords et de culpabilité peuvent s’accumuler à l’écoute du second commandement!

Levons les yeux au-delà de nos proches immédiats. Il y a aussi ceux et celles qui vivent à proximité : nos voisins, camarades d’école ou coéquipiers au travail, paroissiens, amies et amis, puis en s’éloignant de cercle en cercle, les habitants du même village ou quartier, de la même ville, région, province ou pays… Jusqu’où mon prochain est-il ou est-elle? Suis-je obligé d’aimer aussi mon lointain?

Quand mon prochain est le lointain

Le prochain dont parlait le livre du Lévitique cité par Jésus est un compatriote, un coreligionnaire, un Hébreu vis-à-vis d’un autre Hébreu. Quelqu’un qui a la même couleur de peau, qui croit au même Dieu, qui parle la même langue avec le même accent, quoi! Cela vaut la peine de lire l’extrait dans son contexte immédiat :

16 Tu ne répandras pas de calomnies contre quelqu’un de ton peuple, tu ne réclameras pas la mort de ton prochain. Je suis le Seigneur.
17 Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur. Mais tu devras réprimander ton compatriote, et tu ne toléreras pas la faute qui est en lui.
18 Tu ne te vengeras pas. Tu ne garderas pas de rancune contre les fils de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur. (Lv 19,16-18).

À ce stade-ci, le commandement repose sur la ressemblance : l’autre que je dois aimer est comme un autre moi-même. Je reconnais dans mon semblable quelqu’un qui a droit aux mêmes égards que je réclame pour ma personne. C’est le ciment des sociétés homogènes, la force de l’appartenance au groupe… et la source de toutes les querelles identitaires, de toutes les guerres raciales, ethniques, nationalistes, religieuses et civilisationnelles. Ceux et celles qui ne sont pas comme moi peuvent être mes ennemis, ou du moins, mes lointains, jamais mon prochain. Que de sang a coulé sur Terre, avec chaque camp convaincu d’être dans son droit, d’avoir Dieu de son côté, pour sauvegarder l’intégrité du groupe aux dépens d’un autre. Combien de ghettos, de ségrégation, de marginalisation, d’exploitation et d’expulsions migratoires, quand ce n’est pas de massacres et de génocides! Combien pratiques à cet égard se révèlent nos lois et nos frontières!
 
Pourtant, même à ce stade-ci, le livre de l’Exode se porte à la défense de l’autre qui réside chez-soi :

Tu n’exploiteras pas l’immigré, tu ne l’opprimeras pas, car vous étiez vous-mêmes des immigrés au pays d’Égypte. (Ex 22, 20)

Alors même que l’étranger demeure différent de soi, il mérite le respect qu’Israël aurait souhaité pour soi lorsqu’il demeurait à l’étranger, en Égypte. Une brèche est ouverte. L’étranger est différent de moi à bien des égards, mais nous avons un point en commun. Les déclarations des droits de l’homme tablent sur ce socle, sur cette humanité commune, en-deçà des différences somme toute superficielles de couleur, culture, race, langue, sexe, etc. Mon lointain est tout à coup devenu mon prochain, mon semblable. Mon devoir envers lui ou envers elle l’emporte sur les différences qui peuvent me rebuter ou me refroidir dans mes élans de compassion. Nous savons que telle est la portée du second commandement dans la bouche de Jésus, lui qui a constamment franchi les barrières qui séparaient nettement riches et pauvres, savants et illettrés, hommes et femmes, pieux et impies, justes et pécheurs, sans compter la rencontre occasionnelle et l’accueil de l’étranger, du non-juif : Samaritain, Syrien ou Romain.

Nous savons aussi, péniblement cette année, à quel point nous sommes loin d’avoir maîtrisé la leçon, deux mille ans plus tard. Le racisme systémique des corps policiers aux États-Unis a coûté la vie à bien d’Afro-américains surtout, suscitant cette année l’indignation et des manifestations, depuis Minneapolis avec le décès de George Floyd, jusqu’aux quatre coins de la planète. La pandémie de Covid-19 a révélé à quel point nous étions tous reliés d’un continent à l’autre ; malgré cette évidence, chaque ville, région et pays a géré la crise sanitaire pour soi et parfois même à l’encontre des autres.

Une planète pleine de prochains à aimer

En ce qui concerne le second commandement, au moins deux choses ont changé depuis Jésus : les gens se sont « multipliés » (Genèse 1,27-28) à l’extrême ; le développement des moyens de transport et de communication a « multiplié » à l’extrême aussi les occasions de contact. Depuis l’âge de pierre jusqu’à l’âge moderne, la population n’a jamais dépassé le demi milliard d’individus sur cette planète. En 1900 nous étions 1,6 milliards ; cent ans plus tard (et des poussières) nous sommes rendus 7,5 milliards d’individus! Juste au cours de mon existence, la population mondiale a doublé ; alors qu’elle s’est maintenue stable pendant des centaines de milliers d’années. Autrefois, les nouvelles d’ailleurs nous parvenaient laborieusement après des semaines, voire des mois d’intervalle ; il y avait même des endroits au monde dont on ignorait presque tout. Aujourd’hui, par le truchement de la technologie, je puis voir et entendre en temps réel ce que vivent mes 7,5 milliards de congénères dans le monde. Tout à coup, les problèmes de toutes et de tous frappent à ma porte, littéralement même, puisqu’en plus des moyens de communication, les moyens de transport permettent aujourd’hui le brassage des populations les plus diverses. Les lointains sont devenus les proches que je ne peux pas ignorer, dont je ne saurais pas me dérober, qui me confrontent avec leurs différends et leurs différences, et je me retrouve avec un commandement qui m’enjoint d’aimer 7,5 milliards de personnes comme moi-même... Doux Jésus, aidez-nous!

Le parti-pris de Dieu

Le Christ nous dit que le second commandement est « semblable » au premier. Serait-il par hasard aussi difficile d’aimer Dieu? Je n’ose commencer à y réfléchir... Je relis mon premier paragraphe : je crois facile d’aimer Dieu parce que je me suis fait une idée positive et bienveillante de lui, une douce image de cet Inconnu, d’autant plus facile à aimer qu’il ne m’assaille pas avec ses problèmes, qu’Il ne me pose pas problème, Lui, comme le fait « mon prochain ». Or, le livre de l’Exode, en première lecture, me dépeint un Dieu solidaire de mon prochain :

Si tu les accables et qu’ils crient vers moi, j’écouterai leur cri. Ma colère s’enflammera et je vous ferai périr par l’épée : vos femmes deviendront veuves, et vos fils, orphelins. (Ex 22,21-23)

Dieu prend parti pour mon prochain, surtout mon prochain le plus faible : celui sans-droit, l’immigrant sans-papiers, le pauvre sans-emploi, l’itinérant sans-domicile-fixe, ceux et celles dont la société n’en veut pas, ceux et celles que j’aimerais mieux ne pas avoir à côtoyer dans mon voisinage, ma ville, ma région ou mon pays. Expulser, maltraiter (Ex 22,20), accabler (Ex 22,21-22), exploiter ou dépouiller ces gens-là (Ex 22,24-25) irrite Dieu au plus haut point. Or, de nos jours il est tout à fait possible de maltraiter, d’opprimer, d’exploiter autrui sans jamais avoir autrui sous les yeux, sans s’en rendre compte, en restant confortablement assis dans son salon. Dans nos démocraties modernes, nous sommes complices de toutes les lois émises par nos gouvernements, car nos gouvernements émettent ces lois en notre nom, que nous ayons voté pour le parti au pouvoir ou pas. Ces lois ont un impact sur la qualité de vie de nos compatriotes, des migrants et des étrangers qui vivent au loin, par le biais notamment des finances et du commerce. Acheter, c’est aussi voter, et donc nos choix dans la consommation des biens et des services permettent plus souvent qu’on ne le voudrait aux grandes compagnies multinationales d’exploiter à notre insu les personnes les plus pauvres de la planète, ainsi que de détériorer impunément leur environnement, en nous offrant le prix le plus compétitif sur le marché. Le livre de l’Exode est pourtant clair : même le prêt à intérêt devrait être banni! (22,24)

Impossible d’aimer Dieu en n’aimant pas ce lointain devenu mon prochain. Les deux grands commandements sont ainsi intimement liés. Pour aimer Dieu, je dois aimer mon prochain. Il ne s’agit pas de se mettre (ou se remettre) à avoir peur d’un Dieu colérique, mais bien de découvrir que Dieu s’émeut de la souffrance de mon prochain et qu’Il aime mon prochain. La colère de Dieu (Ex 22,23 ; 1 Th 1,10) n’en fait pas un Dieu de haine ; la colère de Dieu est le signe visible de sa compassion pour la souffrance de mon prochain :

S’il crie vers moi, je l’écouterai, car moi, je suis compatissant! (Ex 22,26).

La colère de Dieu en fait précisément un Dieu sensible, un Dieu d’amour, un Dieu qui s’indigne du malheur infligé aux personnes les plus faibles, et qui se porte à leur secours. Nous vivons dans des sociétés où les plus fortunés ont imposé leur volonté et ont appelé leur confort « la loi » et leur avantage « l’ordre ». Toute manifestation de colère envers l’injustice est bannie de nos rues, rapidement mâtée et mise au silence. Nous exprimons de moins en moins donc notre compassion pour ceux et celles désavantagés par nos lois, les laissés-pour-compte, ceux et celles parmi nos « prochains » que nous ne voyons pas.

C’était déjà difficile d’aimer et de partager les ressources avec son prochain au temps de Jésus, à l’échelle de la Palestine, puis de la Méditerranée. Combien difficile devient-il d’aimer son prochain et de partager les mêmes ressources avec 7,5 milliards de personnes, à l’échelle planétaire! Il est grand temps de lever les yeux, de prendre conscience d’autrui au loin, de réveiller notre compassion et d’accepter de vivre soi-même avec moins, « en accueillant la Parole au milieu de bien des épreuves avec la joie de l’Esprit Saint » (1 Th 1,6). Pour y parvenir, puisons notre force dans Celui qui est notre roc et notre libérateur (Ps 17,3), ce Dieu qui nous aime... comme Il aime notre prochain!

Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).

Source : Le Feuillet biblique, no 2678. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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