Portrait du Christ. Rembrandt, 1650. Huile sur toile, 25,4 x 21,3 cm. Institut des Arts de Détroit (Wikimedia).).
La joie imprenable qui suscite le don sans retour
Marie de Lovinfosse | La Toussaint (A) – 1er novembre 2020
Les béatitudes : Matthieu 5, 1-12a
Les lectures : Apocalypse 7, 2-4.9-14 ; Psaume 23 (24) ; 1 Jean 3, 1-3
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Dans l’évangile selon Matthieu, le premier grand discours de Jésus, communément appelé « le sermon sur la montagne », est suscité par le regard qu’il pose sur les foules parmi lesquelles se tiennent ses disciples. Comme aimantés par son regard, ceux-ci s’approchent de lui.
Regard singulier de Jésus
Il y a plus de dix ans, une personne m’a donné une carte illustrant une citation de Paul Baudiquey, qui m’accompagne d’une étape à l’autre de ma vie : « Bénis soient les regards assez tendres, assez fous, assez vrais, pour me donner le cœur de m’espérer encore, de m’attendre à quelqu’un d’autre en moi. Les vrais, les seuls regards d’amour sont ceux qui nous espèrent, qui nous envisagent au lieu de nous dévisager. » Voilà une description éloquente du regard singulier de Jésus, manifesté dès le début de son ministère public où plus d’une fois il est attesté que ses paroles et ses gestes déroutants sont déclenchés par sa manière de voir les personnes. Ainsi, pendant qu’il marchait le long de la mer, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André son frère, en train de jeter leurs filets (Matthieu 4,18). Sans leur poser de questions, ni faire une enquête, il les appelle à le suivre. Le même phénomène se produit auprès de deux autres frères, Jacques, [fils] de Zébédée, et Jean son frère (Matthieu 4,21). Manifestement le regard de Jésus et sa parole sont sans ambiguïtés et porteurs de confiance car aussitôt, ils le suivirent (Matthieu 4,20.22), sans demander à leur tour des renseignements préalables. Pour ces disciples, d’après la narration de Matthieu, le discours de Jésus sur la montagne constitue le premier moment marquant qu’ils ont vécu depuis leur engagement à le suivre. Ici s’ouvre pour eux le début d’un long parcours avec ses courbes et ses détours, culminés par l’accomplissement inédit du don de leur vie sans retour. Pour célébrer la fête de la Toussaint, il est bon de revenir à l’une de ces expériences fondatrices des disciples.
Joie de vivre en alliance avec Dieu, en solidarité avec les personnes éprouvées
Jésus manifeste une pédagogie originale pour commencer la formation de ses disciples. D’abord, il ne fait pas de distinction entre eux et les foules nombreuses qui sontvenues des quatre coins de la terre sainte pour le suivre, sans toutefois avoir été explicitement convoquées par lui (Matthieu 4,25). Ensuite, il ne commence pas par leur donner des instructions – celles-ci viendront dans un second temps – mais par les appeler heureux... Neuf fois heureux… Quel est le motif de cet appel à la joie? Est-ce la perspective des récompenses à venir? En effet, la plupart d’entre elles sont exprimées au futur – sauf deux qui concernent le règne des cieux (Matthieu 5,3.10) – et sont introduites par la conjonction de coordination « car ». Autrement dit, Jésus commence-t-il par faire miroiter des prix devant les yeux des personnes qui sont attirées par lui, pour les inciter à mettre en pratique ses prochaines recommandations? Pour répondre à cette question, essayons de repérer si l’évangile selon Matthieu atteste que Jésus lui-même a connu la joie et, si oui, quelle est sa source.
Durant sa mission en Galilée, devant le constat de fermeture de la part des villes où s’étaient accomplis la plupart de ses miracles (Matthieu 11,20), Jésus exprime une joie profonde sous forme de louange : Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux sages et aux savants et tu les as dévoilées aux petits (Matthieu 11,25). Dans ce passage, nous retrouvons la tournure paradoxale des béatitudes. De plus, le motif de la joie de Jésus est clairement manifeste : elle résulte de sa relation bien actuelle – et non à venir –avec son Père et avec les « petits ». Au cœur même des obstacles rencontrés en chemin, quelle joie imprenable de vivre en alliance avec Dieu, Père – au cœur de mère –, en solidarité avec les « petits », ces personnes marginalisées, oubliées, sans voix…! Tel est le fondement de la joie de Jésus dont nous percevons un indice dans la septième béatitude et que Jésus veut étendre à tous et à toutes : être appelé.e.s fils / filles de Dieu (Matthieu 5,9). Oui, voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelé.e.s enfants de Dieu et nous le sommes ! (1 Jean 3,1)
Joie d’être regardé.e par Jésus, qui transforme et qui suscite le don sans retour
Dans les béatitudes matthéennes, les attitudes ou situations évoquées – pauvreté en esprit, douceur, affliction, faim et soif de la justice, miséricorde, pureté de cœur, engagement pour la paix, persécution à cause de la justice, insulte et persécution à cause de Jésus – sont situées surtout dans l’avenir. Une telle perspective est manifeste pour les deux dernières qui concernent la persécution (Matthieu 5,10-12) et insinuée pour les autres. En effet, dans le contexte immédiat ou élargi du discours sur la montagne, rien ne laisse percevoir chez les disciples ou chez les foules qui suivent Jésus, les qualités décrites dans les béatitudes matthéennes. D’ailleurs, contrairement à la version de Luc 6,20-23, celles-ci sont formulées à la troisième personne, sauf la dernière (Matthieu 5,11-12). 1 Jean 3,2 l’exprime également à sa manière : dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Seule la béatitude à propos des personnes affligées (Matthieu 5,5) fait exception puisqu’elle peut déjà s’appliquer aux personnes malades et souffrantes que Jésus rencontre et guérit dès le début de son ministère (Matthieu 4,23-24).
Les béatitudes matthéennes constituent un appel à la joie d’être regardé.e par Jésus qui introduit chacun.e dans l’alliance avec son Père, en solidarité avec les petits. Ce regard de Jésus offre à toute personne qui le reçoit d’être transformée pour devenir pauvre en esprit, douce, habitée de la faim et de la soif de justice, miséricordieuse, pure de cœur, artisane de paix. Animée de telles attitudes, à cause de Jésus, la personne trouve force et persévérance face aux différentes afflictions, y compris face à la persécution pour la justice. L’auteur de l’Apocalypse (7,9.14) témoigne de ce processus de transformation qui caractérise les serviteurs et les servantes de Dieu : Je vis une foule immense […] Ils se tenaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, avec des palmes à la main, louant et glorifiant Dieu, […] Ils viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies dans le sang de l’Agneau.
La seconde partie de chaque béatitude, introduite par la conjonction de coordination « car » se présente comme une confirmation future de la pertinence de cette ouverture à Jésus, source de salut et de joie. Cependant, la véritable récompense n’est autre que Jésus, dans l’aujourd’hui de sa manifestation au fil de l’histoire humaine !
Les saints et saintes sont une icône vivante de cette force de transformation progressive que suscite la joie, voire de la consolation, de recevoir le regard salvifique de Jésus. Les saints et saintes ne sont pas d’abord des héros, mais des personnes qui ont connu des transformations profondes d’une étape à l’autre de leur parcours, pour apprendre à s’aimer les un.e.s, les autres, à la manière de Jésus, de façon vraie et libératrice, sans réserve. Et nous, dans quelle mesure cherchons-nous la face du Seigneur (Psaume 23(24),6) et faisons-nous l’expérience de la joie d’être regardé.e.s par lui au point de nous engager de plus en plus dans ce processus de transformation personnelle et collective?
Membre de la Congrégation de Notre-Dame, Marie de Lovinfosse est professeure d’exégèse biblique à l’Institut de formation théologique de Montréal.
Source : Le Feuillet biblique, no 2679. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.