La Madone Sixtine (détails). Raphaël, c. 1512-14. Huile sur toile, 265 x 196 cm. Galerie des anciens maîtres, Dresde (Wikimedia).

L’enfant-Jésus n’est pas du monde

Patrice Perreault Patrice Perreault | Nativité du Seigneur (B) – 25 décembre 2020

Les lectures* : Jean 1,1-18 (messe du jour) ; Luc 2,1-14 (messe de la nuit) ; Luc 2,15-20 (messe de l’aurore)
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

En parcourant le prologue de Jean [1] notre sensibilité contemporaine est mise à rude épreuve. Le discours nous semble étranger et son style apparaît totalement abscons. Néanmoins, l’évangile de Jean est tout aussi incarné que les synoptiques sinon plus. C’est simplement que le langage employé, à la différence des trois évangiles synoptiques, établit de façon explicite l’immense distance culturelle entre les premières communautés chrétiennes et nous. Les premiers versets de l’évangile johannique indiquent son incarnation, car ils cherchent avant tout à décrire une expérience de rencontre et de choix envers le Christ dès le moment présent.

D’une certaine manière, loin d’un schéma linéaire semblable à ceux des synoptiques, l’évangile de Jean propose plutôt une forme d’eschatologie bien loin des représentations matthéennes ou lucaniennes (Mt 24,26-44 ; Lc 17,22-37) se déroulant uniquement dans le futur, mais un choix concret et dès l’instant présent en faveur du Christ (Jn 6,66-69). Par cette adhésion, les personnes sont sauvées et se libèrent des forces mortifères entravant la vie sous tous ses aspects : physique, relationnelle, psychique et spirituelle. C’est pourquoi, le prologue indique que le Verbe est lumière éclairant les parcours toujours sinueux des êtres humains (Jn 1,4-5.9).

Un hymne de foi

Le prologue se veut d’abord un hymne construit en deux étapes : la première se veut un hymne à la gloire du Logos (Verbe que nous pouvons traduire également par Parole, vv. 1-5). La seconde partie récapitule de façon symbolique la mission de Jésus ainsi que le rapport entre Jean le Baptiste et Jésus. L’hymne érige le rapport entre les deux personnages en insistant sur le témoignage du baptiste afin d’écarter toute confusion quant au rôle messianique de Jésus.

Le ton est donné dès le premier verset. Il fait référence littéralement aux premiers versets de la Genèse au début de la création : C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui. Il était dans le monde, et le monde était venu par lui à l’existence (Jn 1,3.10). Cette association entre Verbe et création cherche avant tout à démontrer l’efficacité de la Parole comme en Isaïe 55,10-11 : La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission.

L’autre dimension affirme sans ambiguïté le caractère honorable de la création matérielle. En effet, à l’époque de la rédaction de Jean, des courants religieux s’apparentant au gnosticisme et au docétisme rejetaient l’idée même d’incarnation [2]. L’évangile affirme sans ambiguïté l’humanité du Verbe dans tous ses aspects : Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous (Jn 1,14). Loin d’effacer ou de « spiritualiser », l’évangéliste rappelle le parcours des plus humains du Verbe. Il s’agit d’un hymne propre à la foi chrétienne qui affirme la dignité et l’importance de la vie humaine dans sa plénitude. Dans cette perspective, la vie même de Jésus est lumière puisqu’aucun élément de l’humanité ne lui est étranger. C’est pourquoi le prologue se retrouve dans la liturgie de Noël car il exprime cette bonne nouvelle que Dieu se situe au cœur même de la création, du destin de l’humanité auquel il participe.

Noël comme puissance de vie

Même si Jésus est un être pleinement incarné, le prologue johannique traite d’un antagonisme où le monde rejette le Logos autrement dit le message évangélique. De quel monde parle-t-on? S’agit-il du « monde », de l’univers, du cosmos? Comme il a été mentionné ci-dessus, cela est peu probable. Ne serait-ce pas plutôt les dynamiques s’opposant à la vie, à la dignité, à la solidarité. Le prologue le dit bien : mais le monde ne l’a pas reconnu. En d’autres termes, Jésus n’est pas de ce « monde » parce qu’il ne correspond pas nécessairement aux normes de réussite sociale, économique et religieuse. Ces forces qui ont broyé tant d’êtres humains au cours de l’histoire.

Comme le souligne le verset 4 du prologue, la vie est concomitante à la lumière et c’est cette vie que le Logos fait briller au grand jour. En effet, ce qui était marginalisé et tenu dans l’ombre par le « monde » devient manifeste et porteur de puissante fécondité. Songeons simplement à la Samaritaine, subissant de multiples exclusions : religieuses, sociales et de genre (Jn 1,4-42). Même si le récit se déroule à midi, l’obscurité de l’ostracisme est bien présente. Jésus lui reconnaît une dignité qu’elle a oubliée. Ainsi la puissance de la vie provenant du Verbe recrée littéralement des possibilités de renaissance tant personnelles que communautaires.

Un autre exemple dans Jean correspond à la « femme adultère » (Jn 8,1-11). Le Christ la remet debout non seulement dans son humanité, mais également dans ses propres représentations d’elle-même. Le texte a ceci d’étrange : Eux, après avoir entendu cela, s’en allaient un par un, en commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme toujours là au milieu (Jn 8,9). Comme le fait observer Lytta Basset, comment la femme a intériorisé le regard patriarcal puisque après le départ de ses bourreaux, elle reste au « milieu » d’un cercle désormais inexistant mais conditionnant dans l’effroi son rapport à elle-même et aux autres [3]. Une autre personne marginalisée et exclue socialement : l’aveugle–né (Jn 9,1-41). À l’instar de la femme adultère, l’aveugle-né est rejeté par « le monde ». Il est rétabli dans son être par l’accueil du Verbe qui offre la possibilité d’un regard autre qui le conduit à une véritable renaissance, malgré l’oppression provenant du « monde ».

Parce que le prologue de Jean inscrit l’existence concrète et incarnée donc de Jésus de Nazareth jusqu’au mystère même de Dieu, que cet hymne est bien adapté pour Noël ; fête mettant l’accent sur la vie concrète, le renouveau, un départ dans une autre direction comme une authentique création nouvelle où chaque personne peut contribuer au devenir au devenir de cette dernière.

Un enfant pas du monde (Lc 2,1-14. 15-20)

Cette opposition au « monde » tel que décrite dans Jean se perçoit également dans l’évangile de Luc. Elle concerne directement la naissance même de Jésus. En effet, le « monde » est bien décrit dans ce passage de Luc qui mentionne l’empereur Auguste et le gouverneur Quirinius. Rappelons qu’Auguste est perçu comme un bienfaiteur qui apporte paix et prospérité. À la marge, une famille contrainte de se déplacer pour un recensement ordonné par les puissants de ce monde.

On observe déjà un renversement de logique : le « monde » qui prétendait assurer le salut par sa puissance se retrouve, d’une certaine façon, démasqué par cette naissance : dans un territoire périphérique à la lisière de la « civilisation », un enfant naît dans d’humbles conditions. L’humble naissance de Jésus de Nazareth nous révèle la toute-puissance de la vie : les promesses de Dieu se réalisent par la naissance dans une étable, lieu par excellence hors du « monde »!

À la différence du « monde » cet enfant, marginalisé, qui n’est pas du « monde » nous dévoile ses voies de salut : il ne se comporte pas comme tyran, à l’instar de tous les césars religieux ou sociaux de la Terre, mais bien comme un Dieu qui se propose, qui espère une réponse positive et qui se fait vulnérable dans son invitation à vivre pleinement. Autrement dit, un des sens possibles de la fête de Noël nous transmet un message inouï : Dieu dépend totalement de nous pour réaliser ses promesses! En effet, un nouveau-né compte totalement sur ses parents pour combler ses besoins affectifs, matériels et relationnels. Si Dieu réalise ses promesses, Il ne peut y parvenir sans nous. L’aujourd’hui, dans la Bible, se réfère donc à une invitation à accueillir et à entrer dans la dynamique du Règne, consistant à rétablir les liens rompus avec la communauté.

Une communauté de vie

L’absence d’appartenance au « monde » de Jésus se perçoit également dans l’attribution des premiers témoins lucaniens de cette naissance : les bergers. Ceux-ci ne pouvant, de par leur occupation, respecter les exigences religieuses, sont méprisés et relégués aux oubliettes sociales. C’est à eux que les anges transmettent un message d’espérance : un sauveur est né [4]. Les personnes exclues se retrouvent donc réintégrées pleinement au sein d’une communauté alternative comme l’illustre le portrait lucanien idéalisé dans les Actes : Ils vendaient leurs biens et leurs possessions, et ils en partageaient le produit entre tous en fonction des besoins de chacun (Ac 2,45).

Tout autant en Jean qu’en Luc, la fête de Noël nous amène à transformer notre regard : percevoir dans ce qui est rejeté par le « monde », les éléments d’une naissance voire d’une renaissance ; d’une résurrection où chacune et chacun est appelé.e à s’exprimer et à édifier notre monde dans tous ses aspects.

Dans notre présent contexte, le souvenir de cette naissance nous invite à regarder au-delà de l’immédiat. Elle nous rappelle que l’urgence environnementale n’est pas disparue et que les chrétiennes et les chrétiens sont appelés à apporter leur voix au chapitre des transformations nécessaires au maintien et à l’épanouissement de la vie sur notre planète. Sans doute est-ce là, l’un des présents apportés par cette fête de la Nativité : la prise de conscience que les êtres humains sont exhortés à faire grandir la vie sous toutes ses formes. N’est-ce pas ce à quoi nous invite ce nouveau-né fragile qui représente la Parole de Dieu pour les chrétiennes et les chrétiens?

Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.

* Dans ce commentaire, l’accent est mis sur les évangiles proposés lors des célébrations des liturgies du jour, de la nuit et de l’aurore.

[1] Lors des célébrations de Noël, le prologue de Jean est souvent omis afin de privilégier les récits plus connus de Luc. Ceux-ci sont entrés dans l’imaginaire populaire au point où les narrations issues de deux évangiles (Luc et Matthieu) se confondent en réduisant le génie propre à chacun. Par exemple, dans Matthieu, Joseph et Marie habite déjà Bethléem, ils ne proviennent pas de Nazareth. Ils s’y installent seulement après leur retour d’Égypte (Mt 2,19-23). Quant à Luc, les parents habitent déjà Nazareth. Ainsi, les deux évangélistes tentent de réconcilier, à leur manière, la dimension messianique de Jésus avec le fait qu’il est rattaché d’abord à Nazareth, lieu peu prisée (« De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon? » (Jn 1,46).
[2] Le gnosticisme du terme grec gnôsis, signifie « connaissance ». Grossièrement, les courants gnostiques abhorraient la matière et méprisaient le corps considéré comme la prison de l’âme. Par l’initiation à la « connaissance », celle-ci la libère de la matière pour rejoindre pleinement le monde spirituel. Quant au docétisme, il s’agit d’une doctrine niant l’incarnation. Pour ce courant, il n’y avait qu’une apparence corporelle, il n’y avait que la dimension divine qui prenait un rôle humain dans un semblant de corps. Le docétisme vise à évacuer toute notion d’incarnation car ainsi, le scandale de la croix et par conséquent de la souffrance occasionnée. Pour le docétisme, la dimension humaine dans toute sa fragilité s’avère inadmissible et indigne du messie. Dès le prologue, l’auteur de l’évangile de Jean rejette tout autant la gnose que le docétisme.
[3] Lytta Basset, Moi je ne juge personne, (Spiritualités vivantes), Paris, Albin Michel/Labor et Fides, 2003, 108-122.
[4] Ce titre est habituellement attribué à Dieu dans l’Ancien Testament. L’occurrence appliquée à Jésus ne se retrouve qu’en ce passage et en Jn 4,42. Il s’agit d’un titre probablement christologique employé dans le monde hellénistique. Par ailleurs, il s’agissait aussi d’un titre accordé à l’empereur romain. Autrement dit, l’usage de sauveur pour Jésus subvertit sa signification en mettant en exergue que la voie de salut passe par les marginalisé.e.s de l’histoire.

Source : Le Feuillet biblique, no 2687. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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