Christ sur la mer de Galilée. Eugène Delacroix, circa 1841. Huile sur toile, 45,7 x 54,6 cm. Musée d’art Nelson-Atkins, Kansas City (Wikipédia).

Calmer la tempête ou calmer la peur ?

Francine RobertFrancine Robert | 12e dimanche du Temps ordinaire (B) – 20 juin 2021

La tempête apaisée : Marc 4, 35-41
Les lectures : Job 38, 1.8-11 ; Psaume 106 (107); 2 Corinthiens 5, 14-17
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

La lecture classique de ce récit nous est familière : en maîtrisant la mer déchaînée, Jésus révèle qu’il est Fils de Dieu. Cette lecture est bien fondée sur deux éléments de la tradition biblique : la mer est le lieu caché des forces du mal et du chaos, et seul le Dieu créateur peut la maîtriser. La liturgie de ce dimanche nous le rappelle par le choix d’un extrait de Job et du Psaume. L’autorité de Jésus sur la mer l’associe donc directement à Dieu lui-même. Cette lecture du récit l’oriente vers une finale de louange tout aussi classique, celle du Psaume : Rendons grâce au Seigneur, il fait des merveilles pour nous !

Un autre rapprochement biblique peut orienter autrement notre réflexion : dans son navire en tempête, Jonas dort lui aussi. Le prophète fuit la mission que Dieu lui donne : aller vers les païens de Ninive. Dieu provoque alors une grande tempête. Comme les disciples, les marins prient Dieu de les sauver ; ils jettent Jonas à la mer et la tempête se calme. Dans notre récit de Marc, c’est Jésus qui décide de traverser vers la rive païenne du lac, et il contrôle lui-même la mer. Pourtant, Jésus sera lui aussi plongé et submergé dans l’abîme de la mort, englouti par la violence des hommes contre le visage de Dieu dont il témoigne jusqu’au bout. Ce sera là une ‘merveille inversée’ qui doit tout autant susciter notre louange, car c’est en Jésus mort en croix qu’on peut, comme le centurion, reconnaître en vérité le Fils de Dieu (Marc 15,39).

Une tempête pour disciples ?

Les réactions ambiguës des disciples insèrent une note discordante dans le style merveilleux du récit. Leur appel exprime un doute envers Jésus : nous périssons, ça ne te fait rien ? Pensent-ils que leur sort lui est indifférent ? On lit le même effort pour ‘réveiller’ un Dieu qu’on trouve absent ou passif, en Isaïe 51,9-10 ou dans les Psaumes : Dieu, réveille-toi, fais quelque chose ! [1]

Plutôt qu’une louange euphorique, finale normale d’un tel récit, on découvre que les disciples n’ont pas encore de foi, selon Jésus. Étonnant et décevant, alors qu’ils ont vu déjà tant de manifestations de son pouvoir sur les esprits mauvais qui font le malheur des gens ! Décidément, Marc se méfie d’une foi fondée sur le merveilleux.

Dans un cours, quelqu’un souleva la question des autres barques au début du récit, qui les oublie ensuite comme si la tempête ne les concernait pas. Un étudiant proposa une hypothèse qui me parle : c’est une “tempête de disciples”, le genre de tempête qu’on traverse quand on connaît déjà Jésus, qu’on veut le suivre et que, soudain, on ne sait plus où on en est, on est déconcerté par ce qui se passe... ou ce qu’on attend et qui ne se passe pas... Ces tempêtes de la foi épargnent les autres barques. Pour nous, elles soulèvent à nouveau la question qu’on pensait avoir résolue : pour moi, qui donc est-il ? Après avoir écouté Jésus toute la journée enseigner la foule en paraboles, voilà que pour les disciples, Jésus lui-même apparaît comme une parabole, une énigme étrange qu’ils ne comprennent pas. Leurs réactions nous appellent plus encore à nous interroger sur nos attentes face à Dieu quand nous traversons une situation difficile.

Les vraies tempêtes de la vie

Le riche potentiel symbolique de ce récit a été perçu très tôt dans la tradition chrétienne. Il serait dommage de le limiter à une simple tempête de jadis sur un lac lointain. Nos vies sont constamment ballottées entre joies et épreuves, tranquillité et chaos. Si on s’en sort bien, on remercie Dieu de nous avoir épargné. Quand tout dérape, on l’appelle à l’aide, on lui crie notre détresse dans l’espoir de son intervention. Pire encore, on lui attribue parfois l’initiative de nos malheurs. C’est le cas dans le Psaume de ce dimanche : Dieu soulève la tempête, comme dans le récit de Jonas. De même dans les récits semblables du monde gréco-romain, les dieux sauvent les marins de tempêtes qu’ils ont souvent provoquées eux-mêmes. Rien ne suggère cela dans l’Évangile.

Comment ne pas avoir peur d’un tel Dieu, incompréhensible s’il nous éprouve, et  incompréhensible s’il ne fait rien ? Même s’il nous sauve cette fois-ci, Il reste imprévisible et peut-être menaçant.

La mer symbolise bien la fragilité de la vie humaine, à la merci d’événements imprévus, de catastrophes naturelles ou sociales, de malheur personnel ou familial. Notre vie se déroule sans appui solide, sans garantie, sur un sol qui peut toujours se dérober et nous engloutir. La question est alors de savoir comment on peut pourtant vivre sans sombrer dans l’angoisse. Le récit de Marc pourrait nous inviter à adopter l’attitude de Jésus, au nom même de notre foi — celle qui manquait aux disciples ce jour-là.

Dans la tempête, Jésus dort. Comment retrouver, au plus profond de nous, cette confiance, ce calme serein malgré la menace ? « Retrouver la paix intérieure au milieu de l’ouragan, voilà ce qui importe dans notre vie. Il nous faut assurer la barque de notre existence en nous convainquant qu’elle s’ancre sur un sol ferme, bien en dessous des furies de la mer, plus profondément même qu’au fond de l’abîme. » [2]  Ce qui conditionne nos émotions et nos perceptions dans les expériences pénibles, c’est notre réponse à la question de savoir si un tel lieu solide existe, au-delà du gouffre. Un lieu où nous pouvons puiser une fermeté intérieure plus forte que nos peurs et nos détresses du moment. Quand on ne comprend plus le monde, quand tout devient insensé et menaçant, comment survivre à l’angoisse sinon en cherchant nos racines dans cette confiance en Dieu, que Jésus manifeste en dormant ? La tempête ne s’en trouve pas apaisée pour autant, ni la souffrance, mais nous pouvons les vivre sans la peur qu’elles nous détruisent, dans la confiance qu’il y aura un ‘après’. Dans ce récit, c’est peut-être le sommeil de Jésus qui doit nous évangéliser, plutôt que sa maîtrise de la mer. 

La mer menaçante évoque aussi la mort, inéluctable. Le vide insondable au-dessus duquel notre existence fragile est suspendue. Nous craignons la mort comme l’abîme qui nous engloutira, dans lequel nous disparaîtrons. « Elle est en réalité sœur du sommeil, début de l’éternité. Mais comment nous “endormir” en elle si nous ne sommes ancrés en Dieu ? Il existe des formes de salut qui ne peuvent plus prendre d’aspect visible, mais qui valent sous le signe de l’éternité, et nous en sommes d’autant plus proches que nous ne nous laissons pas dérober le repos du cœur en Dieu. » [3] C’est là le véritable miracle de notre vie : nourrir précieusement cette conviction que jamais Dieu ne nous abandonne, peu importe ce qu’il ‘fera’ ou ne fera pas. Il reste le Dieu tout proche en permanence, que nous l’appelions ou non. Ce n’est plus le Dieu interventionniste, qui provoque ou arrête les événements. C’est le Dieu-avec-nous incarné en Jésus, l’Emmanu-El, jusqu’à partager notre mort pour nous y accompagner et nous emmener ailleurs. Le Dieu en qui nous pouvons nous déposer. Le Dieu en qui nous pouvons mettre notre foi, du mot latin fides qui signifie aussi « confiance ».

Quand nous réussissons à réveiller cette conviction au plus profond de nous, malgré les événements difficiles qui continuent, alors les tempêtes se calment, celles des angoisses intérieures. Alors nous pouvons dire avec le psalmiste et avec Jésus :

Dans la paix moi aussi, je me couche et m’endors,
car toi seul Seigneur Dieu, tu me donnes d’habiter dans la confiance. (Ps 4,9)

Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).

[1] Ps 7,7 ; 35,22-23 ; 44,24 ; 59,5 ; 78,65.
[2] E. Drewermann, La parole et l'angoisse. Commentaire de l'Évangile de Marc, Desclée de Brouwer, 1995, p. 104-105. Cette partie de mon commentaire s’inspire largement de ce livre.
[3] E. Drewermann, La parole et l'angoisse.

Source : Le Feuillet biblique, no 2716. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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