Hommage aux victimes du Bataclan (photo © palinchak / 123RF).

Que dites-vous de moi ? Que dites-vous de vous-mêmes ?

Francine RobertFrancine Robert | 24e dimanche du Temps ordinaire (B) – 12 septembre 2021

Profession de foi de Pierre et première annonce de la Passion : Marc 8,27-37
Les lectures : Isaïe 50, 5-9a ; Psaume 114 (115) ; Jacques 2, 14-18
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

« Tu es le Christ » répond Pierre à la question de Jésus, avec une belle assurance ! Il reconnaît en lui le Messie (Christos en grec), celui qui vient établir le Règne de Dieu. Après huit chapitres d’enseignements et plusieurs guérisons, les disciples mettent enfin un nom sur la force de salut qui émane de Jésus. Marc place au centre de son livre ce qui est en fait la profession de foi de l’Église.

Mais « n’en parlez pas » ordonne Jésus, comme si d’être identifié au Messie ne le satisfaisait pas vraiment. Puis il commença à leur enseigner que...  Tout n’est pas dit. « Vous dites cela de moi. Mais voici ce que moi je dis de moi-même. » Il appelle les disciples à une autre étape dans leur foi... c’est là que ça se gâte!

La tentation de Jésus

Jésus annonce son rejet et sa mort. Ce nouvel enseignement ne convient absolument pas à Pierre. Il s’oppose à Jésus, qui réplique durement : Passe derrière moi, Satan! Le Satan est un obstacle sur son chemin, un piège, un tentateur! L’attente messianique d'Israël éclaire l’attitude de Pierre : le rôle du Messie suppose la toute-puissance de Dieu, la défaite des ennemis et le triomphe final sur les forces du mal. Comment Jésus pourrait-il échouer, se laisser rejeter par les autorités et être tué? Pierre refuse ce leader défaitiste (loser?).

Le refus de Pierre me rappelle la tentation du serpent de la Genèse, qui suggérait justement : vous serez comme des dieux (Gn 3,5). Il suggère à Jésus « Utilise la puissance qui te vient de Dieu! tu seras comme un Dieu, Messie fort et victorieux! » (Superman? ou César? car Marc place le récit à Césarée). Jésus rejette cette possibilité, contraire à ce qu’il appelle les pensées de Dieu. Alors il « rabroue » Pierre sévèrement. Ce même verbe suivait la déclaration « tu es le Christ », pour imposer le silence sur ce titre.

C’est avec ce verbe que Jésus empêchait les « esprits mauvais » de parler de lui (1,25 ; 3,12). Ils en avaient plein la bouche des « Fils de Dieu » et « Saint de Dieu »! Mais pour les disciples, attribuer ces titres à Jésus n’est pas encore la foi si ça n’inclue pas le total engagement de Jésus dans son destin d’homme. La tentation est là, très nette : ce serait bien plus simple et « naturel » au fils de Dieu de s’assurer un triomphe spectaculaire! Après tout, c’est pour la bonne cause...

La tentation de tout disciple

Pour la bonne cause... Pierre est entré dans une tentation facile à comprendre pour la communauté de Marc persécutée par César Néron, mais aussi pour nous. Jésus appelle alors une foule (vv. 33-34). Pour l’évangéliste Marc, le souci d’interpeller ses lecteurs a priorité sur la vraisemblance du récit ; il amène là une foule qui nous représente, surgie de nulle part dans ce lieu écarté, hors de Galilée.

Si quelqu'un veut venir à ma suite... Vous ferez votre choix ; voici le mien, voici mon chemin, qui peut être le vôtre (vv. 34-38). C'est le chemin de la condition humaine, assumée librement. Ne pas céder à l’illusion de vouloir échapper aux contraintes du réel et à nos limites. Pas tout-puissant ni invulnérable. Un rêve immense au cœur, qui nous fait avancer et qui peut transformer le monde, avec une pauvreté de moyens à faire pleurer, parfois. Pas de magie, mais la patience concrète du travailleur qui croit que la terre produira du fruit (4,26-29).
 
Les versets suivants précisent le paradoxe que propose Jésus. On entend ici le message de   Marc à son Église persécutée : ne pas s’étonner si ça n’est pas facile pour nous, car ça ne l’a pas été non plus pour Jésus. Mais ça fonctionne aussi à l’inverse : ne pas s’étonner que ça n’ait pas été facile pour Jésus, parce que le chemin de l’aventure humaine n’est facile pour aucun de nous, et l’Incarnation le conduit sur notre chemin. Celui d’un homme qui a les moyens de proposer mais pas d’imposer, et qui mise tout sur le ressort essentiel d’une vie humaine : accepter que c’est d’un autre qu’on reçoit la vie, le salut, l’amour. Savoir qu’on n’obtient rien de valable par la force et la domination. Dire « tu es le Christ » sans ajouter « tu consens à la liberté de l’autre », c’est passer à côté de Jésus et aussi de soi-même. C’est risquer de perdre sa vie, de se laisser piéger par la fascination de l’autosuffisance et du pouvoir.

Ainsi, la réponse à Qui dites-vous que je suis? appelle une réponse à « que dites-vous de vous-même? » Le refus de Pierre dévoile la résistance des disciples au choix de Jésus pour la non-puissance, et à ce qu’il implique pour ceux qui le suivent. Les disciples vont plutôt se préoccuper de grandeur, de préséance et de gloire (9,34 ; 10,37). Jusqu’à la fin, ils n’auront pas compris cet étrange Messie qui, après avoir manifesté la force de Dieu qui libère et guérit, choisit la voie de la faiblesse plutôt que de la force, jusqu’à la souffrance accueillie comme conséquence de son refus de dominer, jusqu’à la vie donnée, jusqu’au salut reçu d’un autre que lui. « Dieu l’a ressuscité! » proclamera Pierre un jour (Actes 2,24.32), après être allé au bout de son refus en reniant ce Messie sans moyen qui anéantit ses illusions.

Que dites-vous de Dieu?

L’Évangile est Bonne Nouvelle : la résurrection de Jésus confirme qu’une vie vécue dans la mouvance du donner-recevoir débouche sur la Vie. Et l’Évangile est scandale, si adhérer à Jésus révélé Fils de Dieu ne peut se séparer de l’adhésion à Jésus révélé impuissant. C’est la folie de Dieu, dira Paul (1 Corinthiens 1,21). « Folie » déjà évoquée au Psaume 8,3 : Par la bouche des tout-petits et des nourrissons, Tu as fondé une forteresse contre tes adversaires.

Dieu révèle son être profond dans les choix de Jésus. Quel Dieu fait pareil choix si opposé à notre imaginaire sur Lui? Un Dieu qui refuse de se placer en position de force devant nous, lui le Fort, le Puissant! Pourquoi donc croyons-nous le ‘serpent’ quand il insinue que Dieu veut garder sa toute-puissance pour lui seul? Le chemin de Jésus passe par le refus d’user de force face à ses opposants, car il reflète les pensées de Dieu. Il révèle ce Dieu qui préfère la logique du donner-recevoir à celle du prendre-dominer. Le Dieu manifesté en Jésus renonce aux jeux de puissance pour entrer en relation d’amour et d’alliance avec nous et donc de liberté, et il nous invite à vivre de même. L’amour obtenu par contrainte ou par peur ne l’intéresse pas. Le il faut que par lequel Jésus introduit l’annonce de son refus de dominer, c'est le il faut de Dieu lui-même.

Eux ils ont des fusils, mais nous on a des fleurs...

En écoutant l’échange d’un père avec son petit garçon, venus déposer des fleurs au Bataclan après l’attentat meurtrier [1], je me sens profondément d’accord, et pourtant troublée par une impression d’absurdité. Mon trouble vient de la conscience de notre fragilité. Mais mon accord s’enracine dans le meilleur de notre nature humaine. Gagner sa vie ou perdre sa vie, c'est décider du sens profond que nous donnons à la vie humaine. En Jésus, Dieu nous dit quel sens il donne à sa propre vie.

Faut-il aller contre nos intérêts vitaux pour suivre Jésus? Faut-il vouloir souffrir? Trop souvent on comprend ainsi les versets 34-38. Mais à bien y penser, le seul avenir viable de l’humanité, c'est de s’humaniser toujours plus. Sortir de la loi de la jungle, la loi du plus fort, qui favorise la mort plutôt que l’épanouissement de la vie. Si Dieu, le Vivant en plénitude, préfère l’amour et le respect à la violence et la domination, cette ‘règle du jeu’ ne vaut-elle pas pour nous aussi, créés à son image? Dans un monde qui admire les prédateurs, ne rêvons-nous pas d’une société sans prédation?

Les fleurs n’arrêtent pas les fusils, mais ce qu’elles expriment, oui : la dignité de la personne, le refus de la violence et du règne de la peur, le sérieux de la mort et le prix infini de la vie. Les étiquettes « winner » et « loser » sont trompeuses, en faisant du bonheur un affrontement sans fin ni repos. Perdre sa vie selon leur logique, c'est en réalité gagner sa vie, en relations et affections, en respect et solidarité, en liberté pour soi et pour l’autre. C'est gagner sa vie selon la Bonne Nouvelle de l’Évangile.

Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).

[1] Attentat du 13 novembre à Paris. Vidéo de l’échange : « La réaction bouleversante d'un petit garçon dans le Petit journal », (consulté le 24 juin 2021).

Source : Le Feuillet biblique, no 2719. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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