La croix glorieuse. Mosaïque byzantine du 6e siècle dans l’abside de la basilique Saint-Apollinaire-le-Neuf, Ravenne (Wikimedia).

Glorieuse Passion !

Béatrice BérubéPatrice Bergeron | Vendredi saint (B) – 2 avril 2021

La Passion selon Jean : Jean 18,1 – 19,42
Lectures : Isaïe 52,13 – 53,12 ; Psaume 30 (31) ; Hébreux 4,14-16 ; 5,7-9
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

On s’entend? Jésus n’a pas été le type de Messie qu’attendait le peuple de Dieu! S’il se qualifiait à ce titre lorsque sa prédication en Galilée s’accompagnait de signes miraculeux, preuve de la présence de Dieu à ses côtés, le scandale de sa mort cependant – et de la mort la plus ignominieuse qu’on peut imaginer dans l’Antiquité – venait le disqualifier aux yeux du judaïsme. C’est bien cette désespérante désillusion qui accabla, pour un moment, ses disciples témoins de sa crucifixion. Mais il y eut ce rebondissement, ce troisième jour, ce tombeau ouvert et vide et les apparitions du Vainqueur de la mort aux disciples émerveillés… Se pourrait-il que Dieu ait déjoué les plans? Ou plutôt, fidèle à ses plans, que les souffrances du Messie et le dénouement inattendu de sa résurrection aient été annoncés dans quelques recoins des Écritures qu’on avait toujours négligés d’associer au Messie?

Relecture « pascale » des Écritures…

Relire les Écritures, à la lumière de ces faits inusités de la mort et résurrection de Jésus, pour y retracer ce qui le concernait, voilà ce à quoi s’emploiera l’Église primitive, cherchant à convaincre les coreligionnaires juifs de l’invraisemblable, mais pourtant réelle, « messianité » du Crucifié.

Les textes de la liturgie du Vendredi saint nous offrent un bel exemple de ce travail de relecture. Si la souffrance parcourt tous les textes de cette célébration où nous nous rappelons la mort de Jésus, l’oreille attentive saura déceler, dans chacun de ses écrits, une touche glorieuse, surtout dans le récit de la Passion selon Jean. Les ténèbres de ce saint vendredi laissent peut-être déjà poindre les lueurs pascales.

Le Serviteur souffrant et triomphant…

À l’écoute du dernier des quatre chants [1] du Serviteur souffrant du livre d’Isaïe, on croirait entendre la méditation d’un chrétien contemplant et interprétant la passion du Christ : souffrance d’un juste transpercé, subissant son sort en silence, portant sur ses épaules le péché des multitudes dont la mort s’avérera source de justification et que Dieu finira par exalter… Avouons que ça sonne « chrétien »! Pourtant ce poème est écrit au 6e siècle av. JC, à une époque où le second Isaïe entrevoit, dans l’ascension de Cyrus, le roi Perse, sur l’échiquier politique mondial, un espoir de libération des déportés de son peuple, alors sous le joug des Babyloniens.

On a beaucoup conjecturé sur l’identité de ce Serviteur souffrant d’Isaïe. S’agit-il d’un personnage individuel ou collectif? Pour les uns – et probablement pour le prophète lui-même – il représente Israël, constamment malmené par l’histoire, toujours soutenu par son Dieu et portant une certaine vocation de salut pour l’ensemble de l’humanité. Pour les autres, il s’agit d’un personnage historique bien réel que Dieu susciterait – serait-ce le Messie devant venir? – pour réaliser, en sa chair, un sacrifice salvifique universel. C’est cette dernière interprétation que retiendront les premiers chrétiens, où ce Serviteur est identifié au Messie que sera Jésus. Voilà l’exemple d’un « recoin » des Écritures que l’Église retrouve comme annonciateur de la mission de Jésus, Serviteur souffrant par excellence.

Il est possible que Jésus lui-même se soit reconnu et ait compris sa propre vocation messianique en se référant à ce Serviteur d’Isaïe : en témoignent les annonces lucides de sa passion aux disciples qui ponctuent sa montée à Jérusalem dans les évangiles synoptiques (Mt 16,21 par exemple). C’est aussi ce Serviteur souffrant que Jean le Baptiste a en tête lorsqu’il désigne Jésus comme « l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1,29.36[2]. Enfin, Philippe, évangélisant l’Éthiopien, interprète ce même passage d’Isaïe en identifiant ce Serviteur à Jésus (Ac 8,29-35).

Pour terminer ce commentaire sur la première lecture, remarquez les touches de gloire que porte ce poème. À ce serviteur est promis un grand avenir, une exaltation : son sacrifice aboutira dans la lumière et causera la justification des multitudes. Sa croix aboutira dans la gloire!

Le grand prêtre

C’est par une autre approche, celle des institutions juives, que l’auteur de la lettre aux Hébreux tente lui aussi de convaincre ses coreligionnaires juifs que Jésus est bel et bien le Messie d’Israël. Ici, il présente Jésus comme le grand prêtre par excellence, c’est-à-dire prêtre d’un sacerdoce supérieur à celui, déjà prestigieux, du culte du Temple de Jérusalem. Car Jésus, appartenant à la tribu de Juda, n’était pas prêtre et n’aurait pu revendiquer ce titre dans l’organisation religieuse de son temps, ce rôle étant réservé aux fils de la tribu de Lévi, mis à part pour le service du sanctuaire. Pourtant, l’auteur de la lettre aux Hébreux voit, dans les souffrances de Jésus et sa victoire sur la mort, un sacrifice parfaitement efficace et agréé par Dieu pour la rémission des péchés, rendant caduc le sacerdoce lévitique. Il en veut pour preuve son entrée, par sa résurrection, dans le véritable sanctuaire de Dieu dont le Saint des Saints du Temple de Jérusalem n’était que le pâle reflet terrestre. Encore une fois, en ce texte, la croix prépare la gloire : car celui qui a connu l’épreuve, est maintenant celui qui a traversé les cieux pour devenir la cause du salut éternel!

Passion d’un condamné à mort ou marche de couronnement ?

Le récit de la Passion de l’évangile de Jean offre une parenté sans conteste avec celui des évangiles synoptiques, ce qui montre bien que l’évangéliste est lié à une tradition qui le précède, tradition qui n’est autre que le témoignage de la foi chrétienne sur la mort-résurrection de Jésus. Toutefois, Jean sertit son récit de touches de gloire qui lui sont propres. Or, les différences entre des récits évangéliques parallèles sont toujours les indices d’une intention de l’évangéliste, d’une idée propre que l’auteur veut induire. Ici, sans nier les souffrances de Jésus, Jean transforme sa passion en marche de couronnement. Cela tient à la vision extrêmement originale qu’il se fait de la croix. Pour l’auteur du quatrième évangile, la croix est « l’élévation » dans la gloire pour Jésus, sa montée sur le trône, son retour vers son « lieu d’origine » (Jn 1,1).

On notera les principales différences qui distinguent la passion selon Jean de celle des autres évangélistes : l’absence du récit de l’agonie ; l’absence d’un procès devant le sanhédrin que Jean remplace par une comparution devant le grand prêtre (ou les grands prêtres, Anne et Caïphe) ; le procès devant Pilate beaucoup plus développé ; l’absence de Simon de Cyrène pour porter la croix avec ou à la place de Jésus.

Il serait trop long dans le cadre de cette chronique de faire le recensement de toutes les touches glorieuses qui jalonnent le récit de la passion selon Jean. Nous ne pouvons qu’attirer l’attention sur quelques traits principaux.

Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne… (Jean 10,18)

C’est un Jésus volontaire, dominant, souverain que Jean nous dépeint à travers les différentes étapes de sa passion. Jésus a déjà choisi de donner sa vie (Jn 10,18), a déjà accepté sa coupe (Jn 12,27 ; 18,11), ce qui explique l’absence de paroles de déréliction de Jésus rapportées pourtant par les synoptiques, à Gethsémani ou sur la croix. Aussi, Jésus assume seul sa marche vers le calvaire (Jn 19,17), nulle présence d’un Simon de Cyrène dans le quatrième évangile. On notera, dès son arrestation au jardin, le contrôle de Jésus et la puissance de sa parole qui renverse les gardes (Jn 18,6). Il fait preuve du même aplomb lorsqu’il comparaît devant le grand prêtre ou devant Pilate : celui qui est jugé prend déjà les allures du juge eschatologique.

Ma royauté n’est pas de ce monde… (Jean 18,36)

La comparution de Jésus devant le Grand Prêtre est succincte. Il ne s’agit pas d’un procès car celui-ci, devant les autorités juives, a déjà eu lieu précédemment dans l’évangile alors que Jésus leur a parlé ouvertement, exacerbant leur désir de le faire périr. C’est maintenant devant le « monde », représenté par l’autorité impériale, que Jésus comparaît. Alors que ça n’a jamais fait partie des accusations de ses détracteurs – et encore moins des prétentions personnelles de Jésus – voilà qu’apparaissent, devant Pilate, les motifs de la « royauté » de Jésus, thématique principale de cette partie centrale et particulièrement développée de la passion selon Jean. Ironie typiquement johannique, c’est le représentant de César qui affirme le plus souvent et le plus nettement la royauté de Jésus. Cœur des discussions avec le procurateur, objet de railleries des soldats, libellé du motif de condamnation apposé sur la croix, même parodiée la « royauté de Jésus » est néanmoins affirmée. Aussi, le lecteur chrétien de la passion saura, au-delà des apparences, reconnaître son véritable roi. Notez qu’en fin de récit, la sépulture de Jésus sera digne de celle d’un monarque de l’Antiquité (Jn 19,39).

Mort ou accomplissement?

Même sur la croix Jésus est souverain et en contrôle. Il confie, l’un à l’autre, sa mère et le disciple qu’il aimait, il dit sa soif (qui est sûrement aussi d’un autre ordre que la soif physique), il semble même « choisir » le moment précis de sa mort, juste après avoir déclaré que tout est accompli! Et meurt-il vraiment sur la croix? Jean joue sur les mots pour mieux nous communiquer sa vision : il remit l’esprit. Si la croix est pour Jean la glorification de Jésus, le don de l’Esprit devait en être la conséquence (Jn 7,39 ; 16,7) : ce qui arrive ici déjà sur le Golgotha! Croix et gloire!

Un vendredi tendu vers le troisième jour…

Mort et résurrection, croix et gloire sont désormais des réalités indissociables pour nous, chrétiens, depuis ce Troisième jour qui a tout changé! Changé notre perception de Dieu, changé notre vision du Messie, changé le sens de notre aventure humaine. Notre vie, grâce à Jésus, devient aussi un mystère pascal où croix et mort n’auront jamais le dernier mot. Sachons en ce jour, en vénérant la croix de Jésus, lui être reconnaissant, certes, pour le don de sa vie… mais que nos cœurs tendent déjà vers l’issue glorieuse de ce Messie « pas comme les autres »!

Détenteur d’une licence en Écritures Saintes auprès de l’Institut biblique pontifical de Rome, Patrice Bergeron est un prêtre du diocèse de Montréal, curé de paroisses. Il collabore au Feuillet biblique depuis 2006.

[1] Il y a dans la seconde partie du livre d’Isaïe (appelé Deutéro-Isaïe, chapitres 40 à 55), quatre chants « dits » du Serviteur souffrant. En voici les références : Is 42,1-9, 49,1-7, 50,4-11 et 52,13 - 53,12.
[2] Ce Serviteur de Dieu est comparé à un agneau docile (Is 53,7) qui porte le péché des multitudes et dont la mort sera source de pardon (Is 53,5-6.10.12).

Source : Le Feuillet biblique, no 2704. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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