La parabole du juge injuste. Pieter Fransz de Grebber, 1628. Huile sur panneau, 89 x 74 cm. Musée des beaux-arts, Budapest (Web Gallery of Art).

Tragi-comédie sur la ténacité

Christiane Cloutier DupuisChristiane Cloutier Dupuis | 29e dimanche du Temps ordinaire (C) – 16 octobre 2022

Parabole du juge qui se fait prier longtemps : Luc 18, 1-8
Les lectures : Exode 17, 8-13 ; Psaume 120 (121) ; 2 Timothée 3, 14 – 4,2
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Jésus était un pédagogue-né, extraordinaire. Il avait compris mieux que quiconque la force et l’impact que peut avoir une simple histoire. Il suffisait de bien choisir le sujet et de le raconter de façon vivante en donnant corps aux personnages de sorte que les gens, à la limite, pouvaient même parfois les identifier. Ce qui rendait la parabole encore plus intéressante. C’est peut-être le cas ici. Y avait-il un juge reconnu pour son désintérêt des gens et de la justice qu’il était censé rendre? Y avait-il une veuve lésée connue de tous? Nous n’en savons rien mais Jésus a créé un petit bijou littéraire.

Leçon par une tragi-comédie

Il faut apprendre non seulement à écouter cette parabole mais aussi arriver à voir le spectacle qui se déroule devant nos yeux. Nous assistons en direct à une tragi-comédie, à une joute unique entre un juge et une femme. D’une part, un juge, homme de pouvoir, d’influence et de relations sociales haut-placées. D’autre part, une veuve, c’est-à-dire quelqu’un qui appartient au ha am arezt, « au peuple de la terre », expression pour nommer « les petits, c’est-à-dire les sans pouvoir, sans argent et sans voix pour se défendre ». Et le fait qu’elle soit femme ajoute l’injure à l’insulte puisque juridiquement parlant elle n’existe pas en Israël. Les femmes comme les enfants sont considérés comme des objets qu’on possède. Elle n’a aucun droit sauf celui d’exister à titre de poule pondeuse en particulier. Son existence comme les autres femmes, est liée globalement à sa capacité d’enfanter. Phénomène récurrent qu’on peut constater encore dans les pays finissant en « stan ».

Et voilà que cette femme sans droit au sens propre du terme et sans pouvoir décide de s’adresser à ce juge sans foi ni loi : Un juge qui n’avait ni crainte de Dieu ni respect de personne (anthropos en grec, l’être humain et non pas un homme au sens de mâle) (Lc 18,2). C’est ici que cela devient intéressant. Cette veuve venue de nulle part et qui surgit devant lui, n’a qu’une idée en tête, qu’on lui rende justice : « Rends-moi justice contre mon adversaire. » (18,3) Plusieurs se demandent peut-être comment elle peut se pointer devant lui aussi facilement, ce qui ne serait pas le cas à notre époque. Il faut savoir qu’il n’y avait pas de règles d’urbanisme comme aujourd’hui et que souvent une maison cossue pouvait côtoyer des cabanes. On peut le voir encore dans certains vieux quartiers européens et c’est certainement aussi le cas au Moyen-Orient. Ce détail permet de réaliser que la présence de cette femme devant la maison du juge ne détonne pas nécessairement et par conséquent personne ne doit y faire attention. C’est comme cela qu’elle coince le juge. Elle semble être là tous les jours.

Apprendre à voir le texte dans sa réalité

Il faut l’imaginer ce juge et le regarder entrebâiller délicatement sa porte pour voir si elle est là. Hélas oui, ELLE EST LÀ. Impossible d’y échapper car les maisons de ce temps n’ont en général qu’une porte. Quelle ironie! Lui, ce puissant juge qui n’a peur de rien ni de personne, ne peut se soustraire à ce face-à-face et est obligé d’affronter régulièrement cette femme « sans pouvoir ». Et il n’y peut rien… à moins de céder et de lui rendre justice. C’est ce qu’il va faire. Il est au bout du rouleau, il ne peut plus la voir. Elle est devenue son cauchemar.

Le texte rapporte « Même si je ne crains pas Dieu ni ne respecte les personnes, eh bien parce que cette veuve me cause des tracas(trad. litt. gr., et non pas le mot ennui), je vais lui rendre justice pour qu’elle ne vienne plus me frapper en-dessous des yeux (trad. litt. gr.) » (18,4-5). C’est ce que le juge a vécu au sens propre car il l’apercevait avant même de l’entendre répéter sa rengaine. Elle l’a eu à l’usure. Et on doit retenir ce côté visuel utilisé par Jésus. C’est un trait culturel de la tradition orale : on parle pour que l’image surgisse devant l’auditeur afin qu’il comprenne plus facilement. C’est ce que voulait Jésus.

Pour plusieurs exégètes, la parabole se termine au v. 6 : Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice. Jésus vient de démontrer que même un homme sans foi ni loi peut finir par exaucer une demande si on manifeste de la ténacité, de la volonté et de l’endurance. Combien plus alors Dieu nous écoutera-t-il sous-entend Jésus. Les versets 7 et 8 seraient des ajouts pour adapter cette parabole aux chrétiens de la fin du 1er siècle qui attendaient le retour imminent du Christ comme on peut le voir en 1 Thessaloniciens 4,14-18 et surtout en 2 Thessaloniciens 1,6-8 ; 2,1-2, chrétiens qui commençaient à se décourager ; ou bien pour des chrétiens qui vivaient douloureusement leur foi dans un milieu hostile (1 Th 2,14) et qui commençaient à désespérer.

Actualisation

D’entrée de jeu, disons tout de suite que la conduite de cette femme aujourd’hui serait considérée comme « intolérable » et que celle-ci serait poursuivie par ce même juge pour harcèlement. Ceci étant dit, revenons 2000 ans en arrière où cette conduite ne posait aucun problème et écoutons ce que Jésus voulait faire comprendre par ce récit.

  • La première chose à souligner, me semble-t-il, est le courage de cette femme. Sans relations sociales, sans ressources financières, elle a osé braver tous les obstacles dans l’espoir qu’on lui rendre justice. Combien, parmi nous, avons ce courage devant un obstacle qui nous paraît insurmontable? Combien préfèrent abandonner… pour ne pas avoir de troubles, pour avoir la « sainte paix, » par peur maladive de la chicane, quitte à laisser pourrir une situation inacceptable? Alors oui, nous avons à apprendre de cette femme le courage et la détermination sans faille pour ce que nous considérons comme juste.

  • La deuxième remarque porte sur la ténacité. Cette veuve a persisté, beau temps, mauvais temps. Elle n’a jamais perdu confiance ni en elle (c’était essentiel), ni dans sa cause, ni dans sa capacité à infléchir le juge. Autrement dit, sa confiance et son espérance ont été le moteur de son action, sa bougie d’allumage. Nous devrions retenir cette leçon qu’elle nous donne.

  • En troisième, il faut se demander pourquoi Jésus a-t-il raconté cette histoire aux gens venus l’écouter? À l’évidence, il voulait soutenir, encourager et conforter leur foi confiante en Dieu. Il tenait aussi sans doute à leur démontrer, et c’est capital, l’égalité de tous devant Dieu. Peu importe que l’on appartienne à la plèbe ou à l’élite, Dieu entend notre « prière rengaine ». On peut avoir l’impression qu’il n’écoute pas, ne nous voit pas et qu’à la limite, n’a aucun souci de nous. Mais c’est faux nous rappelle Jésus : regarder ce juge sans conscience qui a fini par répondre, alors comment doutez-vous de Dieu, semble-t-il vouloir nous faire comprendre? Nous vivons à une époque où chaos, confusion à tous les niveaux, peur, désinformation et faim font la « une » pratiquement tous les jours. Comment ne pas se décourager et comment croire que Dieu est présent et non totalement absent? Beaucoup de nos contemporains le pensent sérieusement et en arrivent à ne plus croire en rien. Leur foi s’effiloche à la vitesse grand V.

D’une part le fait d’avoir toujours enseigner un Dieu Tout-Puissant responsable de tout ce qui se passe sur notre planète y est pour beaucoup. Très nombreux sont ceux qui se disent pourquoi n’intervient-Il pas, surtout quand cela concerne la faim dans le monde, un tsunami, une inondation effroyable, etc. Ils rejettent la faute sur Lui en ignorant complètement que Dieu ne peut rien faire, aussi puissant soit-il, si l’humain tel un âne toqué, refuse d’agir. Combien de denrées alimentaires ou de conteneurs ont été détournés sur des quais ou tarmacs par malversation et corruption? Combien de personnes sont mortes de faim pour cette raison? Si l’être humain se laisse corrompre ou refuse d’intervenir ou d’être au service des petits, Dieu n’y peut rien. Même chose au niveau écologique. Cette théologie de la toute-puissance de Dieu a déresponsabilisé un nombre impressionnant de chrétiens catholiques à travers la terre. Cessons d’accuser Dieu de tous les malheurs qui nous arrivent et demandons-nous plutôt ce que nous pouvons faire pour améliorer les choses là où nous sommes, à petite échelle.

D’autre part, on se penche rarement sur l’utilité de la prière ou la perception de Jésus sur celle-ci sinon en disant au « bon peuple » appelé les fidèles : priez comme une sorte de mantra magique. Mais prend-on le temps de raconter comment Jésus voyait la prière telle que Luc nous le rapporte au chap. 11,9 : Demandez, il vous sera donné, frappez, il vous sera ouvert(trad. litt., passif divin, sous-entendu : par Dieu) ; la parabole des amis en 11,5-8; Même s’il ne se lève pas parce qu’il est son ami… parce que l’autre est sans vergogne, il se lèvera pour lui donner tout ce dont il a besoin (il n’avait demandé que trois pains) et en 11,3, ce verset incroyable : Le pain du jour, donne à nous, jour après jour, ce qui signifie que le pain dont nous avons besoin dépend de ce que nous vivons selon les jours, sous-entendu un Dieu qui s’ajuste à nos besoins. C’est magnifique!

Derrière ces différents enseignements sur la prière, ce que Jésus essaie de faire comprendre à ses contemporains et à nous aujourd’hui, c’est de faire confiance à Dieu et de mettre notre espérance en lui. Ne jamais désespérer sous aucune condition ; continuer à croire qu’il est bien là même si on doute presque à 100% de sa présence parce que l’on a trop mal, parce qu’on est rendu au fond du baril, parce que personne ne nous a tendu la main. Cela peut prendre beaucoup de temps, mais ne jamais douter de sa présence et de son support. On peut ne pas comprendre son silence mais on doit continuer à faire confiance et à espérer. En tant qu’êtres humains, nous n’avons qu’une vue partielle de la réalité ; c’est la raison pour laquelle souvent nous ne comprenons pas. Cultiver l’espérance et la confiance à la fois en Dieu et en la Vie sont les meilleurs outils pour nous aider à la traverser. Même les incroyants qui font confiance en la Vie l’expérimentent!

Formatrice spécialisée en études bibliques, Christiane Cloutier Dupuis détient un doctorat en Sciences religieuses (option Exégèse) de l’UQÀM.

Source : Le Feuillet biblique, no 2771. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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