(Ian Dooley / Unsplash)
La Loi comme espace de liberté
Patrice Perreault | 31e dimanche du Temps ordinaire (A) – 5 novembre 2023
Jésus juge les scribes et les pharisiens : Matthieu 23, 1-12
Les lectures : Malachie 1, 14b-2,2b.8-10 ; Psaume 130 (131) ; 1 Thessaloniciens 2, 7b-9.13
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Le recours à la Loi en se réclamant de la soi-disant posture « réaliste » est souvent instrumentalisé pour dissimuler une volonté de puissance camouflée sous un vernis d’une pseudo-empathie et du caractère « raisonnable » des choses. En plus, le recours à la Loi traduit parfois un désir de simplifier à outrance la complexité du réel en établissant de fausses équivalences et en en évacuant les nécessaires nuances.
Les textes de ce dimanche dévoilent ce piège tout en évitant la caricature dans laquelle le christianisme chute parfois en traitant de la Loi biblique tout en demeurant aveugle aux abus potentiels de ses propres normes absolutisées. Les lectures nous invitent plutôt à considérer la Loi comme un chemin de vie à emprunter plutôt qu’une casuistique tatillonne oppressant les personnes.
Loi et idéal
Le texte de la première lecture tirée du livre du prophète Malachie, se centre sur la négligence des prêtres à observer certains aspects de la Torah (Loi) [1]. Il s’agit particulièrement d’un manque de rigueur dans le respect du type d’animaux offerts en sacrifices et qui apparaissent « imparfaits » (Malachie 1,8.13-14a) par rapport aux normes édictées (Lévitique 1,3 ; 22,17-25 ; Deutéronome 15,21) [2].
Si ces reproches apparaissent insolites dans notre contexte liturgique où il s’avérerait inconcevable de sacrifier des animaux, il convient de comprendre l’intervention prophétique dans une perspective plus holistique dirions-nous aujourd’hui. À la différence de notre culture contemporaine, le lien entre le culte et la vie quotidienne des Anciens ne connaît pas une stricte séparation, mais se comprend davantage sur un spectre liant étroitement les gestes plus religieux à la vie quotidienne.
Le cœur de la première lecture se situe dans ce lien étroit entre le culte et l’éthique. Si les prêtres relâchent leur rigueur sur le culte, cela correspond à un relâchement similaire sur le plan de la justice et des valeurs promues par l’Alliance. Ce laxisme dans le respect de la Torah se répercute sur l’ensemble du peuple. Malachie incite alors à une transformation pour altérer la trajectoire autodestructrice d’Israël.
Loi et châtiment
À l’instar d’autres textes vétérotestamentaires, certains passages (Mal 2,2) semblent dépeindre un Dieu plutôt vindicatif et prompt à la condamnation en utilisant la Loi pour la justifier (Mal 2,8-9). Il importe de rappeler que le prophète emploie le vocabulaire de l’Alliance. Il s’agit essentiellement d’un contrat dans lequel les parties reconnaissent des droits et des devoirs réciproques ainsi que des conséquences en cas de bris tant pour l’une que pour l’autre des parties (Genèse 15,17). Dans cette représentation théologique, le prophète ne fait que rappeler les conséquences d’une rupture d’Alliance (Mal 2,10). À cet égard, le texte fait appel à l’une des images de la Bible : un Dieu Roi [3].
Il importe de rappeler que les gens de la Bible, tout comme nous, tentent de traduire en fonction de leurs modèles culturels l’expérience spirituelle unique. Pour y parvenir, ces personnes recourent à leur propre milieu. C’est pourquoi l’image monarchique occupe une place significative dans la Bible. Pour elles, l’image royale appliquée à la divinité cherche à exprimer leur idéal : un bon gouvernement qui prend soin des personnes les plus vulnérables et des appauvries (voir Ps 71,11-19 ; 81,3-4). La métaphore la plus près de nous, comparerait le Règne à un régime social-démocrate fondé avant tout sur le respect de notre incarnation interrelationnelle au sein de la Terre-mère.
Or, comme dans toute image de Dieu, la représentation monarchique se décline en une myriade de facettes dont celle où le roi intervient directement dans les affaires du monde, d’où un discours au ton belliqueux trahissant bien davantage la colère justifiée des personnes croyantes face aux injustices perpétrées en ce monde.
Autrement dit, les réactions « violentes » tout comme celles exprimant l’amour parlent davantage de l’idéal porté par ces mêmes personnes. Ces expressions attribuées à la divinité relèvent bien plus de la métaphore que d’un langage descriptif. D’ailleurs, c’est l’une des explications majeures pour lesquelles, il semble que les images de Dieu divergent : elles reflètent le pluralisme des expériences spirituelles [4].
En dépit des tentatives pas toujours heureuses d’harmonisation, ces récits, tant du Premier que du Deuxième Testament, reflètent les parcours diversifiés des groupes de personnes croyantes. Empruntant une autre image, les textes bibliques, à mon sens, fonctionnent un peu comme des couches sédimentaires qui révèlent une histoire spirituelle plurielle. Cela nous relance pour découvrir et ajouter notre couleur à cette mosaïque humaine interdépendante. Le dénominateur commun est à rechercher dans la conviction d’un Dieu qui se préoccupe du devenir du cosmos et des êtres qui y habitent.
Dans cette optique, la Bible peut s’entrevoir comme un ensemble, tant pour les textes que pour les communautés, où : « le collectif se conçoit comme l’endroit, la dimension où loge la différence [interreliée]. L’interdépendance [des textes et des communautés] ne signifie nullement la dépendance ou l’indépendance mais, une famille complexe composée de membres aux particularismes divergents » [5]. Cela illustre comment la foi peut s’incarner sous une myriade de figures et d’expériences dont le point commun est la confiance en Dieu.
Loi, confiance et foi
La Loi et la foi, synonyme de confiance, sont fréquemment approchées comme une antinomie. Or, la relation entre la Loi et la foi est infiniment plus complexe. Le terme hébreu Torah fait davantage référence à l’idée d’orientation, de guide de vie. Le magnifique psaume de ce dimanche dévoile comment la Loi peut être considérée comme une voie, un idéal de vie fondée sur la relation confiante avec Dieu où la vulnérabilité humaine est accueillie pleinement et chérie par la divinité (Ps 130,2). Cette confiance étant le cœur de la foi fait éclater toute velléité formaliste pour embrasser la vie dans toute sa complexité, sa fragilité et sa beauté.
Cet accueil se concrétise dans la seconde lecture où Paul manifeste une forme de « prendre soin », de care envers la communauté de Thessalonique (1 Th 2,7b.11) [6]. Dans cette optique, la Loi devient un outil pour soutenir et aider à atteindre tout autant la sollicitude, l’empathie que la solidarité envers toute et tous. Autrement dit, la Torah, n’est efficace que dans la mesure où elle n’omet aucunement le bonheur des êtres. Ainsi, elle devient un moyen pour favoriser l’essor du devenir de chacune et de chacun au cœur d’une communauté.
Loi et subversion
Cette dimension de douceur se vérifie amplement dans l’évangile. La critique acerbe porte sur les difficultés des gens dont le statut socioéconomique et surtout religieux, ne leur accordent aucun espace pour l’observance stricte des préceptes de la Loi. Si la Loi est un guide, elle ne doit d’aucune manière devenir tyrannique et étrangler ainsi la vie. Elle sert la vie et non l’inverse. À cet égard, un passage ultérieur décrit à merveille cette dynamique : Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous payez la dîme sur la menthe, le fenouil et le cumin, mais vous avez négligé ce qui est le plus important dans la Loi : la justice, la miséricorde et la fidélité. Voilà ce qu’il fallait pratiquer sans négliger le reste (Mt 23,23).
En plus, en insistant sur l’importance « sacrée » de reconnaître la divinité, la Torah nivelle paradoxalement toute forme de hiérarchie pour préconiser davantage des formes horizontales d’autorité et de leadership :Pour vous, ne vous faites pas donner le titre de Rabbi, car vous n’avez qu’un seul maître pour vous enseigner, et vous êtes tous frères. Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux. Ne vous faites pas non plus donner le titre de maîtres, car vous n’avez qu’un seul maître, le Christ (Mt 23,8-10).
Dans une société fortement autocratique et pyramidale, un tel discours mettant en place des éléments démocratiques représente une véritable subversion des relations de domination légitimées par un recours à une « divinisation » du pouvoir politique et religieux. Ceux-ci reposaient sur une conception où « la volonté divine » déterminent les personnes désignées pour gouverner et celles qui sont autorisées à interpréter ladite « volonté divine ».
Ce passage ouvre davantage à l’idée que les communautés humaines se régissent égalitairement et équitablement en tenant compte des intérêts de l’ensemble et plus particulièrement des membres se situant à la périphérie sociale et religieuse. En soi, il s’agit d’une bonne nouvelle car elle tente d’incarner et de tendre vers un idéal d’humanité au cœur même de nos fragilités et aspirations.
Ce passage de l’Évangile rappelle que toute hiérarchie, domination et autoritarisme conscients ou non sont à déconstruire dès que ces dérives, inévitablement, émergent. En quelque sorte, il s’agit d’un travail perpétuel exigeant une attention constante à ne pas reproduire ces schémas despotiques conduisant à maintes discriminations. Il s’agit d’une invitation à emprunter les voies vivifiantes de communautés, toujours en construction, de partage d’équité et d’égalité où la bienveillance envers l’autre tant individuellement que collectivement, dans son devenir, s’avère primordial de l’identité même de ces communautés.
Loi et libertés
Dans l’imaginaire, la perception spontanée de la liberté peut se caractériser sous un aspect négatif où la liberté consiste avant tout à s’affranchir de tout obstacle et de toute contrainte. Cela est en partie vrai. Or, la liberté ne consiste-t-elle pas également de passer d’une adhésion inconsciente des normes, familiales, culturelles, sociales et politiques à une forme d’autonomie personnelle? La Loi sert ainsi de guide dans ce processus exigeant où l’accès à la liberté passe par une déconstruction des normes sociales intériorisées afin de favoriser une liberté définie avant tout par une nature relationnelle avec les autres et soi-même.
C’est ce à quoi nous interpelle cet évangile : tout en étant un guide, la Torah devient un horizon sur lequel s’appuyer afin de devenir le meilleur de ce qui est possible et souhaitable tant individuellement que collectivement. Cela redéfinit la notion de liberté comme nous y invite Caroline Mineau à partir des exercices suivants :
Développer notre capacité de juger des moments où il convient de consentir et ceux où il est préférable de s’opposer. Sortir parfois de notre tête, de notre maison, de notre cour, pour reprendre contact avec la réalité et voir le monde selon une perspective plus vaste. Porter attention à nos élans, prendre le temps de les évaluer, de les orienter vers des satisfactions plus fécondes. Créer en amont, individuellement et collectivement, les conditions propices à cette façon d’être au monde : un environnement paisible, du temps pour soi, exempts de sollicitations, un entourage bienveillant et solidaire, quelques amitiés profondes. Apprendre à être seul.e autant qu’à être ensemble, pour vrai, à entrer en dialogue sans partir en guerre ou en mission, sans autre intention que celle d’essayer avec l’autre, de mieux voir [7].
Cette critique sans appel du légalisme proférée par le Christ engendre un mouvement, un élan d’émancipation vivifiant, expérimenté par Jésus lui-même, auquel il nous invite.
Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.
[1] Il s’agit d’un prophète anonyme qui a emprunté le nom de Malachie (en hébreu littéralement « mon messager »). Ce prophète exerçant son ministère après l’exil à Babylone vers le milieu du 5e siècle avant notre ère, par son message, tente de recentrer la dimension de fidélité du peuple et des personnes avec Dieu. Cette insistance trahit une déception, car les grands rêves d’un nouvel âge suite au retour d’exil ne se sont pas concrétisés. Le culte en est un indice car la routine a asséché la spiritualité et la relation à Dieu.
[2]
L’expression est un « mâle sans défaut ».
[3]
Je m’appuie grandement sur les travaux de la regrettée Sallie McFague, Models of God, Theology for an Ecological, Nuclear Age, Philadelphia, Fortress Press, 1987, p. 63-69.
[4]
En guise d’exemple, prenons deux livres dont les réactions sont opposées face aux femmes étrangères : le livre de Ruth se veut une réponse (Rt 1,4) aux antipodes des politiques préconisées par Esdras face aux femmes étrangères (Esdras 10,1-17 ; Néhémie 13,23-27). Ces textes expriment des expériences et des compréhensions différentes, parfois divergentes, de la volonté divine.
[5]
Catherine Keller, « Encycling : One Feminist Theological Response» dans John B. Cobb jr. et Ignacio Castuera (dir.), For Our Common Home. Process-Relational Responses to Laudato Si’, Anoka Minnesota, Process Century Press, 2015, p. 179. Traduction libre.
[6] Dans ces versets, Paul se compare à une mère et un père qui prend soin des enfants.
[7]
Caroline L. Mineau, Habiter une cage ouverte. Regards sur la liberté et ses paradoxes. Atelier 10, 2023, p. 96-97.
Source : Le Feuillet biblique, no 2819. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.