L’incrédulité de Thomas. Pierre Paul Rubens, 1613. Huile sur panneau de bois. Musée royal des Beaux Arts, Anvers (© ArtBible).

La dimension communautaire de l’expérience spirituelle

Patrice PerreaultPatrice Perreault | 2e dimanche de Pâques (A) – 16 avril 2023

Jésus apparaît à ses disciples : Jean 20, 19-31
Les lectures : Actes 2,42-47 ; Psaume 117 (118) ; 1 Pierre 1, 3-9
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

En ce deuxième dimanche de Pâques, il apparaît naturellement opportun de se centrer sur l’expérience, éprouvée par les disciples, de la résurrection de Jésus de Nazareth. Pour les personnes chrétiennes, cette conviction représente le cœur même de la foi. Elle constitue le sceau divin de la reconnaissance de l’humanité du Christ dans ses choix, son apport et sa relation à Dieu. En d’autres termes, la résurrection subvertit les normes sociales et religieuses ambiantes : ce qui apparaît comme un échec terrible devient un succès inespéré. Culturellement, la croix et la mort ignominieuse sont perçues comme la démonstration sans appel de l’exclusion du Galiléen. Par la résurrection, ces événements sont réappropriés comme une voie d’inclusion radicale et de vie. Autrement dit, la résurrection devient une parole divine affirmant que toute la vie de Jésus correspond à la traduction humaine de Dieu. Si Dieu était un être humain, la figure de Jésus en serait le parfait portrait.

Cela semble d’une évidence pour nous à une grande distance de l’expérience des premières communautés, mais cela ne l’était guère au début du christianisme. L’ahurissement, voire l’incompréhension, correspond davantage aux premières réactions où les premières témoins se cloîtrent dans un silence stupéfait comme le révèle la première finale de l’évangile de Marc :

En entrant dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme vêtu de blanc. Elles furent saisies de frayeur. Mais il leur dit : « Ne soyez pas effrayées ! Vous cherchez Jésus de Nazareth, le Crucifié ? Il est ressuscité : il n’est pas ici. Voici l’endroit où on l’avait déposé. Et maintenant, allez dire à ses disciples et à Pierre : “Il vous précède en Galilée. Là vous le verrez, comme il vous l’a dit.” » Elles sortirent et s’enfuirent du tombeau, parce qu’elles étaient toutes tremblantes et hors d’elles-mêmes. Elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur. (Marc 16,5-8)

Par-delà la surprise, l’expérience spirituelle dont les évangiles sont l’écho, s’est élaborée au fil du temps par l’approfondissement et la réflexion sur les répercussions de la résurrection. Les communautés en ont été la matrice. Tous les textes liturgiques de ce dimanche reflètent ce pôle communautaire.

L’utopique communauté

Parfois, le texte de la première lecture engendre une forme de nostalgie laissant l’impression que le passé était meilleur que le présent. L’idéalisation brossée par « Luc » s’avère probablement éloignée de la réalité. Le but implicite cherche à offrir un horizon à atteindre plutôt qu’une posture à conserver contre les aléas du monde.

Ici, l’auteur cherche à présenter des éléments définissant la communauté chrétienne. La lecture d’aujourd’hui est la première de trois mentions se référant au début de la communauté (la seconde étant Actes 4,32-35 et la troisième Actes 5,12ss). Les thématiques esquissées rappellent avec insistance les trois piliers de la foi chrétienne : l’enseignement (v. 42), le partage eucharistique et la solidarité entre les membres de la communauté particulièrement les plus appauvris, les exclus et les vulnérables [1].Ces caractéristiques ne sont pas hiérarchisées l’une par rapport à l’autre. Elles s’exercent simultanément et réciproquement.

On pourrait même affirmer que la fraction du pain incarne concrètement, dans l’espace liturgique, l’utopie égalitaire du Règne où tous les besoins des êtres sont comblés peu importe leurs mérites, leurs capacités ou leurs postures morales. Dans cet espace « sacré », le respect de la dignité des êtres transcende la dimension individuelle pour embrasser la dimension collective : la pratique de la messe met prophétiquement en place, au sein des communautés, des jalons structurels et systémiques (du moins idéalement) d’un projet de société favorisant la participation active de toutes et de tous peu importe leur statut.

En d’autres mots, opposer la pratique de la justice sociale et environnementale à la pratique cultuelle apparaît, du moins théoriquement, dénué de sens dans l’optique chrétienne – d’où la féroce remontrance de Paul à la communauté de Corinthe (1 Corinthiens 11,17-27).

L’eucharistie devrait conduire à prendre vigoureusement le parti des êtres exclus sur les plans sociaux, politiques, économiques, environnementaux et religieux dans une optique de transformation radicale du monde en vue d’une justice socio-environnementale, de l’équité et de l’égalité entre les personnes peu importe leur parcours, leurs identités diverses tout en reconnaissant et en faisant la promotion d’un monde saintement pluriel. Bien entendu, il s’agit d’un horizon nous rappelant l’orientation de vie transmise par le souffle divin. Celui-ci nous invite inlassablement à construire le Règne.

Dans cette perspective, toutes les formes de dichotomie au sein de l’expérience spirituelle sont unies. Sans ce mouvement d’intégration, la spiritualité fragilise tout autant les personnes que les communautés, car elles engendrent des oppositions chimériques comme : l’individu/la communauté, le profane/le sacré, le spirituel/le mondain ou encore l’intériorité/l’extériorité. La spiritualité chrétienne, à l’instar d’autres spiritualités, met l’accent sur l’unité entre ces diverses dimensions, tout en favorisant l’aspect communautaire, comme l’illustrent les prochains textes.

L’expérience humaine comme expérience spirituelle

Dans le psaume de ce dimanche, toutes les sphères de la vie humaine, tant individuelles que collectives, ne sont aucunement étrangères à la divinité. Cela inclut également les expériences plus ardues voire les diverses tribulations de l’existence. Cette unité inextricable du spirituel et du monde illustre que tout événement est investi pleinement par Dieu non pas comme une cause, mais comme une Présence au cœur de la réalité. Cette Présence se veut justement présence [2]. En effet, par l’auto-organisation du monde, la divinité ne constitue pas la cause directe des choses, elles les habitent [3]. Dans cette perspective, la divinité porte le monde dans le désir qu’il s’oriente vers la vie en plénitude.

Dans la seconde lecture, l’introduction de la lettre de Pierre illustre que cette vie en plénitude fait partie des bénédictions divines (à l’image de Éphésiens 1,3-14). Si le psaume de ce dimanche accentue la dimension plus ardue de la vie, la seconde lecture met davantage en relief un aspect plus lumineux. Il s’agit en quelque sorte d’une action de grâce pour les bienfaits obtenus par la résurrection de Jésus. L’auteur de la lettre exhorte les membres des communautés à la patience face aux divers défis posés par l’adversité rencontrée par les personnes croyantes [4].

En d’autres termes, l’adresse cherche à maintenir l’équilibre entre l’espérance et un regard lucide sur le monde. C’est d’ailleurs le motif majeur de l’allusion aux derniers temps : le Christ donne un sens et une orientation à toute l’histoire humaine. La résurrection est considérée comme le germe du déploiement de cette orientation vivifiante dans l’ensemble de l’univers. D’ailleurs, la symbolique des « derniers temps » (verset 5) exprime essentiellement que l’expérience chrétienne, comme toute spiritualité, se construit par l’interrelation entre les êtres. Le monde incluant les humains est irréductiblement relationnel qu’on le reconnaisse ou non même lorsque les liens s’avèrent destructeurs [5]. La question inévitable n’est pas de savoir si nous sommes relationnels ou non, mais dans quelles types de relations sommes-nous imbriquées? Quelle toile de vie construisons-nous tant sur le plan personnel que collectif? En filigrane, la résurrection de Jésus nous renvoie à ces enjeux qu’illustre le passage évangélique de ce dimanche.

La manifestation de la résurrection : une expérience résolument communautaire

Ce passage évangélique est fort bien connu par les communautés chrétiennes. Spontanément, notre regard porte sur le « scepticisme » de l’apôtre Thomas qui exige des « preuves » de la résurrection afin de corroborer sa foi en Jésus. Si l’expérience de la manifestation de la résurrection infirme ses doutes, son témoignage est dépeint comme une invitation à l’embrasser (d’où la mention de jumeau qui facilite l’identification, par les générations chrétiennes ultérieures au personnage de Thomas). Or, la dimension communautaire demeure une clé d’interprétation.

Le contexte liturgique implicite de l’évangile dévoile déjà l’importance de la communauté (le premier jour de la semaine). Les disciples (plutôt qu’uniquement les Douze comme au verset 24), une image de la communauté dans son ensemble, font l’expérience de la rencontre du Ressuscité. Ce dernier leur confie une mission collective.

Dans Jean, c’est également communautairement que les disciples reçoivent le souffle (l’Esprit) – à l’image de Genèse 2,7 – qui les habilite à remplir leur mandat. Les communautés deviennent la figure concrète du Christ dans le monde comme le laisse entendre le verset 22 sur le pardon des péchés [6]. En même temps, ce pardon des péchés vise surtout à démontrer que la vie en plénitude promise par Jésus se déploie dans l’histoire humaine.

La rencontre avec Thomas se déroule à nouveau dans un contexte communautaire et liturgique (huit jours). Il affiche des doutes sur le témoignage des autres disciples (une réponse anticipée au verset 31 où il est affirmé que l’adhésion à la foi chrétienne s’établit par et dans le témoignage) et exige des « preuves » concrètes de la résurrection. Jésus s’y manifeste à nouveau en lui offrant de correspondre à ses attentes de « preuves » (dans le texte, il n’y a nulle mention que Thomas ait touché les plaies du Christ). Cette rencontre, médiatisée par la communauté, le confirme dans sa foi ; au point qu’il s’exclame dans une confession explicite (v. 28). Tout l’épisode se conclut par l’exhortation à croire selon la transmission qui s’effectue collectivement.

Le spirituel est matériel et le matériel spirituel

Notons que l’accent mis sur la présence des plaies du Christ (versets 20 et 27) correspond davantage à l’insistance de montrer la continuité identitaire entre le Jésus historique et le Christ ressuscité plutôt qu’un caractère purement matériel du « corps » (à cet égard, voir 1 Corinthiens 15,37-57). Cette mention à quelques reprises dans le texte peut également se comprendre ainsi : l’histoire humaine comme celle du cosmos, dans leur tragique tout autant que dans leur caractère lumineux, s’incarne pleinement au cœur de la divinité. La résurrection confirme que toute dimension du monde comporte une part de spiritualité. Tout événement est « habité » par Dieu.

En ce sens, la dévalorisation du monde physique, parfois encouragée dans certains courants chrétiens, nie en quelque sorte cette unité et le caractère magnifique du monde (voir Genèse 1,21). L’accent est davantage mis sur la beauté des complexes interactions. Toute parole, geste, action en lien avec une orientation vivifiante s’inscrit dans une vie spirituelle. Dans cette optique, tout engagement humain à transformer les choses se situe d’emblée dans une dimension spirituelle inclusive.

C’est pourquoi, une vie spirituelle équilibrée conjugue constamment la dimension concrète et l’intériorité comme le souligne la théologienne Ursula King : « Une spiritualité complète, holistique, doit comporter des préoccupations personnelles et sociales ; elle doit s’ouvrir aux grands enjeux sociaux de justice, de paix, de non-violence et d’harmonie écologique. Bien comprise, une spiritualité socialement éveillée s’appliquera à la société civile, à l’économique, aux affaires, à la gestion et à la gouvernance [7]. »

Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.

[1] Dans ce passage, le texte commence déjà à opérer un changement dans les protagonistes de la mission : pour la première fois, le terme croyant est appliqué aux membres de la communauté (v. 44). Ainsi s’amorce la transition des Apôtres, dépositaires du dépôt de la foi, vers les missionnaires des communautés chrétiennes qui deviennent la cheville ouvrière de l’annonce évangélique au monde.
[2] Il importe de distinguer Présence et cause. Selon ce regard, Dieu ne provoque pas les événements, mais les investit comme accompagnateur. Voir Lytta Basset a une lecture similaire dans La Source que je cherche, Paris, Albin Michel, 2017.
[3] Voir Catherine Keller, On the Mystery. Discerning Divinity in Process, Minneapolis, Fortress Press, 2008, 94-95.
[4] Si la lettre remonte d’une manière ou d’une autre à Pierre, les difficultés ne correspondent pas à une persécution comme celle de Domitien (l’Apocalypse en est peut-être la réponse). Il s’agirait plutôt d’une hostilité face à la foi chrétienne à l’image de celles que Paul a traversées (par exemple Ac 14,5).
[5] Catherine Keller, Cloud Of The Impossible, Negative Theology And Planetary Entanglement, (Coll. Insurrections, Critical Studies In Religion, Politics And Culture), New York, Columbia University Press, 2015, 31-37.
[6] Si dans les lettres johanniques, le pardon des péchés semblent plus large (1 Jn 1,9), l’évangile, pour des raisons théologiques, se centre davantage sur le « péché » du refus de la foi (voir Jn 8,24; 9,41).
[7] Ursula King, La quête spirituelle à l’heure de la mondialisation, Montréal, Bellarmin, 2010, p. 23.

Source : Le Feuillet biblique, no 2799. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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