INTERBIBLE
Au son de la cithare
célébrer la paroleintuitionspsaumespsaumespsaumes
off Nouveautés
off Cithare
off Source
off Découverte
off Écritures
off Carrefour
off Caravane
off Scriptorium
off Artisans

 

 
Récitatif biblique

 

récitatif
Imprimer

chronique du 23 mai 2014

 

Le Notre Père en araméen

Tout au long de sa carrière de professeur, Jousse a ramé à contre-courant. Dans l’étude la Bible, le courant, alors comme maintenant, c’était la culture de l’écrit. Les exégètes travaillaient sur un texte écrit, l’hébreu pour ce qui est de l’Ancien Testament, le grec pour ce qui est du Nouveau. Mais c’est tou­jours de la littérature écrite, alors que Jousse veut remonter à la récitation apprise et transmise par cœur. Or, celle-ci se faisait en araméen, la langue de Jésus, que Jousse s’était donné la peine d’apprendre.

     Une récitation s’apprend et se transmet grâce à tout un attirail d’aide-mémoire : balancement,  mots-agrafes, rime, imbrication. Jousse a inventorié ces procédés chez de nombreuses cultures de style oral et surtout dans les vestiges de la tradition orale araméenne, conservés dans les Targûms (sur les Targûms, voir 2. Marcel Jousse, Anthropologue linguistique).

     Jousse a recueilli les formules des Targûms qui se retrouvent dans le Notre Père, par exemple : « Abbâ de vous qui est aux Cieux »; « Faire le vouloir de toi », « Remise sera à toi la Dette de toi ». Il joue sur ce qu’évoque le pain : « La polisémantique Mannâ, qui est analogiquement et targoûmiquement l’Orâyetâ, l’Enseignement, avant d’être “la Chair et le Sang” de l’Enseigneur lui-même ». Jésus va combiner ces éléments pour en faire le Notre Père. La structure de base consiste en douze balancements (six à gauche, six à droite) regroupés en deux récitatifs, avec le mot venir comme mot-agrafe (en 3,7 et 11) :

tableau

     Mis par écrit en français, ce Notre Père paraît bien étrange. Récité à haute voix en araméen (1. abûna debishmayyâ, 2. yitqaddash shemâk...), il se retient tout seul. On comprend l’enthousiasme de Jousse, mais aussi les résistances qu’il rencontra. Son auditoire, il le trouva dans le monde de la linguistique et de l’éducation, ainsi qu’on dans le prochain article.

     En attendant, je cite deux femmes juives pour qui le Notre Père fut la prière de leur vie. En 1941, Simone Weil en avait appris par cœur le texte grec : « La douceur infinie de ce texte grec m’a alors tellement prise que pendant quelques jours je ne pouvais m’empêcher de me le réciter continuellement. » Elle ajoute : « Je me suis imposé comme unique pratique de le réciter une fois chaque matin avec une attention absolue » (Pétrement, p. 370-371).

     Gabrielle Baron, la biographe de Jousse, se souvient d’Estelle Pack, une petite Juive qui, lors de la guerre, venait apprendre les récitatifs de l’évangile au laboratoire de rythmo-pédagogie. Baron écrit : « Je la nomme avec émotion car sa dernière visite, pendant l’occupation, fut pour me demander de réciter avec elle, pour mieux l’incruster en elle, la prière de Jésus avec sa rythmo-mélodie adjuvante :  « Il est des nôtres, disait-elle en parlant de Iéshoua. Qu’il vienne à notre aide ou nous sommes perdus... Ce Pater rythmo-mélodié avec cette petite juive fidèle à ses ancêtres, je m’en souviendrai toujours. Quelques jours plus tard, elle était arrêtée et déportée avec tous les siens » (Baron, p. 191).

Gabrielle Baron, Mémoire vivante, 1981.
Simone Pétrement, La vie de Simone Weil, tome 2, 1973.

Gaston Lessard

Article précédent :
Le style oral