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chronique du 28 novembre 2014

 

Marcel Jousse à la fin de sa vie

L’on peut imaginer trois univers : l’oral, l’écrit, le numérique. Chacun a ses richesses et ses limites. L’oral repose sur la mémoire, l’écrit sur le papier, le numérique sur l’électricité. L’oral est fragile, mais il baigne dans le concret; l’écrit dure davantage, il favorise l’abstraction, les mathématiques; le numérique fournit instantanément l’accès à une quantité illimitée de données, mais tout peut disparaître en un instant (il suffit d’une panne d’électricité pour que le nuage informatique s’évanouisse).

     Jousse a consacré sa vie à explorer le monde de l’oral. Il nous fait prendre conscience et de sa richesse et de notre ignorance. Qui d’entre nous sait quelque chose du milieu de style oral afghan? Jousse s’y est intéressé, ainsi qu’à celui de plusieurs autres groupes d’Amérique, d’Afrique et d’Asie. En identifiant les mécanismes qui jouent dans les uns et les autres, il espérait découvrir quelque chose du style oral de Jésus. Il a fallu des siècles d’observation des mouvements des astres pour découvrir les lois qui les régissent. Il aurait fallu mobiliser une armée de chercheurs pour rassembler et étudier le peu qui reste de milliers de répertoires transmis oralement et pour formuler les lois qui gouvernent la transmission orale. Jousse a fait ce qu’un homme peut faire en une vie.

     Il n’a jamais renoncé à son rêve : retrouver les paroles que prononça Jésus en araméen à partir des seuls vestiges qui nous en restent dans les évangiles. Il voulait se retrouver au cénacle avec Marie, les disciples et les frères de Jésus et les entendre réciter de mémoire l’enseignement du maître qu’ils iront ensuite annoncer aux Juifs et aux païens. Il écrit : « Ne nous étonnons donc pas de trouver sur les lèvres de ces terreux galiléens assemblés autour de Mâriâm, au cénacle professoral, les formules de la Besoretâ-Annonce orale de Rabbi Iéshoua, mais aussi les formules du Cantique des Cantiques, ou mieux de l’“Enchaînement des Enchaînements”, car là viennent s’enchaîner toutes les formules types qui se sont transmises d’un bout à l’autre de la Toràh totale, c’est-à-dire la Torâh proprement dite, les prophètes et les psaumes. » (La manducation de la parole, p. 195)

     Jousse fait le saut surprenant de l’évangile au Cantique des cantiques. Il voit à l’œuvre dans l’un et l’autre les mêmes lois du style oral qui ont assuré leur transmission de génération en génération. Trente ans plus tôt, en 1925, il avait proposé, dans un langage bien à lui, son hypothèse de lecture du Cantique des cantiques, faisant appel au « délicat et intraduisible “polysémantisme” qui nous a valu, sur les lèvres du grand rythmeur Salomon, la personnification de la tôrâh, de l’Enseignement par cœur, sous la féminine et gracieuse image de la 'ah?bâh šîr haš-šîrîm, cet “Enchaînement des Enchaînements”, ce collier de presque toutes les Perles à connaître pour comprendre à demi-mot, à l’ombre des colonnes du Temple aux fleurs et aux fruits symboliques, les synonymes didactiques de la divine tôrâh aux charmes infinis si souvent voilés ou défigurés à nos yeux “abstraits” et dans nos mots desséchés : Béatitude, Esprit, Cellier du Mélék (= de Celui qui fait la Malkoût), Douceur, Mamelles (où se boivent les Consolations et dont on se souvient mieux que de la Bonté et de la Beauté du Vin), Rassasiement et Enivrement des Aimés (exactement : Ceux qui paissent) dans le Jardin où l'Aimante (exactement: Celle qui fait paître), Fille de la Sagesse, fait apprendre les Préceptes de Justice (et de Justesse) en donnant à manger et à boire à son Frère et Époux le Miel et le Lait qui coulent de ses lèvres de Science, d’Exactitude, de Miséricorde, de Grâce, de Paix, de Force, etc., et qui procèdent, comme un Envoi d’Eaux Vivantes, de la Mémoire. » (Le style oral, p. 125-126).

     Ces images de l’épouse du Cantique des cantiques et de Marie dans l’Église naissante, Jousse se plaisait à les évoquer dans ses dernières années. Pendant trente ans, il avait donné chaque semaine des cours où il parlait sans notes. Mais tout bascule en septembre 1957 : « Sa merveilleuse mémoire où tout s’enregistrait, se classait, s’ordonnait méthodiquement ne lui rend plus à présent que des fragments erratiques, brisés, disloqués, où il ne se retrouve plus. » (Baron, p. 236) Les artères sclérosées entravaient la circulation sanguine. C’était le début d’une agonie qui dura quatre ans. Jousse mourut le 14 août 1961, âgé de 75 ans. Ses restes furent déposés à côté de ceux de sa mère, décédée trente ans plus tôt.

Gabrielle Baron, Mémoire vivante. 1981.

Gaston Lessard

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