Fragment de brique estampillée de l’époque néo-babylonienne (photo © Musée de l’Oratoire)

Une inscription de Nabuchodonosor II à l’Oratoire Saint-Joseph

Éric BellavanceÉric Bellavance | 11 avril 2022

En 2015, le père Guy Couturier qui a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal de 1967 à 1994, a légué une importante collection d’objets anciens à l’Oratoire Saint-Joseph. 99 objets, pour être plus précis. On y retrouve principalement des poteries en terre cuite et des lampes à l’huile d’époques diverses [1]. Mais également deux petits fragments comportant des signes en écriture cunéiforme, le système d’écriture inventé par les Sumériens à la fin du 4e millénaire et qui a été utilisé au Proche-Orient pendant environ 3000 ans!

Il faut savoir que le père Couturier était atteint de la maladie d’Alzheimer au moment où il a fait don de ces objets au musée de l’Oratoire Saint-Joseph. Il a néanmoins commenté chaque pièce lors de la cueillette. Selon le père Couturier, la première tablette (photo du haut) serait un syllabaire datant d’avant 2000 av. J-C, même s’il note que la datation est incertaine. Pour ce qui est du deuxième fragment, le plus intéressant comme nous le verrons, le père Couturier insiste seulement sur le signe en forme d’étoile (dingir) que l’on retrouve au centre et qui selon ses mots, « veut dire dieu » (photo du bas).

inscription royale néo-babylonienne

Une inscription royale néo-babylonienne (photo © Musée de l’Oratoire)

Avant d’entreprendre des recherches plus approfondies, nous avons contacté Paul-Alain Beaulieu, assyriologue de réputation internationale et professeur à l’Université de Toronto, pour avoir son avis sur la provenance et la date de rédaction de ces inscriptions qui sont, bien malheureusement, fragmentaires. Selon une première analyse du professeur Beaulieu, ces deux fragments d’inscription, même s’ils sont « inscrits avec l’écriture cunéiforme dite archaïsante [2] », seraient des inscriptions royales néo-babyloniennes datant probablement de l’époque du célèbre roi Nabuchodonosor II (605-562). Rien de moins! Sans contredit l’un des plus grands monarques de l’histoire de l’Antiquité, Nabuchodonosor est bien connu du monde biblique pour avoir conquis Jérusalem une première fois en 597, puis détruit la ville et son temple quelques années plus tard, soit en 586 avant notre ère (voir 2 Rois 24-25).

Le premier fragment proviendrait d’une brique estampillée portant une inscription royale ; les signes isolés ne permettent toutefois pas d’identifier le souverain ni la construction. Même si le deuxième fragment est aussi lacunaire, il est possible de reconstituer un mot et une partie d’un autre. Selon le professeur Beaulieu, on peut lire ce qui suit :

[o o o] É.SAG.ÍL [o o o]
[o o o] dAG [o o o]

La ligne 1 mentionne l’Esagil, le temple de Marduk à Babylone et la ligne 2 semble mentionner les restes du nom d’un roi, un nom théophore formé autour du dieu Nabû (dAG), le fils de Marduk, le dieu principal de Babylone. Il pourrait donc s’agir de Nabopolassar (626-605), Nabuchodonosor II (605-562) ou encore de Nabonide (559-539), le dernier roi de Babylone.  Après avoir étudié certaines briques estampillées provenant du British Museum et datant de l’Empire néo-babylonien (626-539), nous en sommes venus à la conclusion qu’il pourrait s’agir d’un fragment d’une brique estampillée avec une expression stéréotypée du règne de Nabuchodonosor II : « Nabuchodonosor, roi de Babylone, pourvoyeur de l’Esagila et de l’Ezida [3], fils aîné de Nabopolassar, roi de Babylone, je suis. »

Sargon II

Détails d'une inscription royale néo-babylonienne (photo © Trustees of the British Museum).

En voici un exemple où l’inscription est complète. Tout au long de la longue histoire de la Mésopotamie, les rois ont fait inscrire leur titulature royale sur des briques inscrites ou estampillées. Ces dernières, comme leur nom l’indique, étaient formées à l’aide d’une étampe que l’on appliquait sur l’argile encore humide. Ce genre de briques a été retrouvé en abondance à Babylone, mais aussi dans d’autres villes comme Kish, Borsippa et Sippar [4], plusieurs datant de l’époque du roi Nabuchodonosor II, qui fut un grand bâtisseur. Étant généralement enfouies dans les fondations des constructions, ces briques n’étaient apparemment pas destinées au public qui ne pouvait ni les voir, ni les lire puisque, comme le souligne Francis Joannès, « les inscriptions estampillées sont souvent composées en caractères archaïques, identifiables seulement par les lettrés pourvus d’une véritable “culture cunéiforme” » [5]. Étant donné qu’elles n’étaient pas visibles, ces briques servaient sans doute à témoigner de la piété du roi, pour s’assurer de la bienveillance des dieux envers lui-même, sa descendance, sa ville et son peuple.

La plupart du temps, ces briques étaient composées de 6 lignes. Mais il y a aussi d’autres exemples de 3 ou 4 lignes. L’inscription du Fonds Couturier avait possiblement 4 lignes puisque le début du nom du roi se trouve en dessous du mot « Esagil » et qu’il n’y a pas de ligne entre les deux. Étant donné que ce genre d’inscription débutait habituellement avec le nom de Nabuchodonosor, le début du nom théophore, qui n’est pas au début du texte, devrait faire référence à son père, Nabopolassar. Nous proposons donc la reconstitution suivante [6] :

Lamassu

Il est donc probable que nous ayons bel et bien affaire à un fragment d’une brique datant du règne de Nabuchodonosor II! Reste à savoir comment le père Couturier a fait l’acquisition de ces tablettes. Mystère… D’où viennent-elles? Mystère, encore une fois. Nous n’aurons vraisemblablement jamais les réponses à ces questions. Mais un fait demeure : des vestiges datant de l’époque de l’un des plus grands rois de l’histoire de l’Antiquité se trouvent maintenant dans une boîte du musée de l’Oratoire Saint-Joseph!

Éric Bellavance est historien et bibliste. Il est chargé de cours aux universités de Montréal, McGill et Concordia.

[1] Sur l’importance des lampes à l’huile pour la datation des sites archéologiques, voir Robert David : « Lampes à l’huile et datation ».
[2] C’est-à-dire que la forme des signes imite les formes anciennes qu’on n’utilisait plus dans les documents de tous les jours. On utilisait parfois cette écriture plutôt que l’écriture contemporaine. Grand merci au professeur Beaulieu pour cette précision.
[3] L’Ezida, situé dans la ville de Borsippa, était le temple du fils de Marduk, le dieu Nabu.
[4] Francis Joannès, « L’écriture publique du pouvoir à Babylone sous Nabuchodonosor II » dans Eva Cancik-Kirschbaum, Margarete van Ess et Joachim Marzahn (dirs.), Babylon. Wissenskultur in Orient und Okzident/ Science Culture Between Orient and Occident, Berlin/Boston, De Gruyter, 2011, pp. 113–120 (p. 114).
[5] F. Joannès, ibid., p. 114.
[6] Les mots visibles ou partiellement visibles sont en caractère gras.

Archéologie

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Initiée par Guy Couturier (1929-2017), professeur émérite à l'Université de Montréal, cette chronique démontre l'apport de l'archéologie à une meilleure compréhension de la Bible. Au rythme d'un article par mois, nos collaborateurs nous initient à la culture et à l'histoire bibliques par le biais des découvertes archéologiques les plus significatives.

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Guy Couturier

Membre de la Congrégation de Sainte-Croix, Guy Couturier (1929-2017) a eu le privilège d’acquérir une formation dans le domaine des études bibliques et proche-orientales anciennes auprès des plus grands maîtres. Il fit d’abord un séjour à la John Hopkins University de Baltimore, auprès du professeur William F. Albright, pour y apprendre les langues sémitiques, puis trois années d’études à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, où il côtoya le père Roland de Vaux, dont les travaux dans le domaine de l’histoire et de l’archéologie biblique font encore autorité aujourd’hui.

Lire le texte intégral ici • photo © Bernard Lambert / Wikimedia