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Bible et culture
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chronique du 19 novembre 2004
 

Les apocryphes, des courants littéraires qui ont marqué la culture chrétienne

Dans toute société, des images et des représentations religieuses circulent sans que nous en connaissions parfois l'origine réelle. Dans la culture occidentale, bien des images, idées et représentations iconographiques chrétiennes nous semblent provenir des sources les plus orthodoxes qui soient. Or, lorsque nous examinons la Bible, force est de constater qu'elle se montre avare de détails et fait preuve d'une grande sobriété sur les événements de la vie de Jésus de Nazareth, de sa famille et de la destinée des apôtres. Beaucoup auraient sans doute aimé que les Évangiles canoniques puissent donner des détails sur l'enfance de Jésus, de Marie et avoir, par exemple, davantage de précisions sur l'événement de la résurrection.

     Toutes ces questions ont, à travers les époques, habité l'imaginaire de nombreux chrétiens. Nos ancêtres dans la foi se sont également interrogés sur ces sujets. Pour étancher leur soif et leur curiosité, plusieurs auteurs ont développé toute une littérature parallèle reprenant les formes des écrits du Second Testament. Ces écrits sont aujourd'hui connus sous le terme « apocryphes ». Dans cette chronique, nous allons d'abord donner un bref aperçu des apocryphes puis nous illustrerons, par quelques exemples, leur importance dans la genèse de notre imaginaire religieux.

La constellation du christianisme primitif

     Avant d'aborder le thème des apocryphes, il convient de rappeler qu'à l'origine du mouvement chrétien, le christianisme était loin d'être un ensemble rigoureusement homogène et monolithique. Le pluralisme à ce niveau était tel qu'on devrait même davantage parler des christianismes plutôt que du christianisme. Dans la mentalité croyante actuelle, une impression semble persister : qu'il existe une ligne bien définie de transmission apostolique au niveau doctrinal et expérienciel entre, d'une part, Jésus de Nazareth et son groupe de disciples et, d'autre part, les communautés chrétiennes contemporaines. Or, cela n'est absolument pas le cas. On relève, au cours des premiers siècles, l'existence d'une myriade de mouvements chrétiens qui se différenciaient nettement sur le plan culturel et même religieux. Ce qui unissait ces mouvements si éclectiques se retrouvait dans la conviction exprimée en Ac 2,22-24. Il s'agit de la vie, de la mort et surtout de la résurrection de Jésus par Dieu. Autrement dit, le ciment du mouvement chrétien était la foi en la résurrection de Jésus de Nazareth.

     En dehors de cette conviction commune, les mouvements différaient grandement. Nous avons notamment plusieurs indices de cela dans le Second Testament avec les lettres pauliennes qui illustrent les divergences entre les communautés issues du judaïsme et celles issues de l'hellénisme au niveau des doctrines, des rituels et même des représentations christologiques. Les récits néotestamentaires font d'ailleurs écho à cette diversité puisque nous y retrouvons des écrits dont la théologie varie grandement d'une communauté à l'autre. Songeons simplement aux différences entre l'évangile matthéen et l'évangile johannique au niveau de la manière de concevoir et de présenter Jésus de Nazareth : pour Matthieu, Jésus est essentiellement un nouveau Moïse alors que pour Jean, il est l'incarnation du Logos. En d'autres termes, le christianisme primitif se vivait sous un mode totalement pluriel.

     Ce n'est qu'avec la disparition des premiers témoins et la rencontre avec d'autres mouvements religieux (tel que certains cultes orientaux qui ont influencé les doctrines chrétiennes) que le besoin d'établir une certaine orthodoxie est apparu. Les écrits tardifs du Second Testament font référence à une tradition apostolique contre les fausses doctrines (par exemple 2 Th 3,6; 1 Jn 2,23-24; 2 Jn 9). Néanmoins, ce n'est que vers la fin du second siècle, avec comme fondement le Canon de Murotari (1), que nous observons le commencement de l'élaboration d'une liste de textes qui finira par donner le Second Testament tel que nous le possédons actuellement. Ce n'est d'ailleurs qu'avec le Concile de Trente, en 1546, qu'une liste définitive fut formellement adoptée.

Les apocryphes

     Le précédent préambule était nécessaire afin de bien pouvoir cerner le contexte de rédaction des apocryphes. La diversité des communautés au début du mouvement chrétien se reflétait sur le plan littéraire. Il existait en effet un nombre incroyable d'évangiles, d'actes (comme, par exemple, ceux de Pierre, de Paul ou d'André), d'Apocalypses, de lettres, etc. Plusieurs des communautés rédigeaient ces écrits souvent pour leurs propres adeptes, afin de les conforter au niveau de leur théologie et de leur perception du christianisme. Dans cette perspective, les écrits dits « canoniques » côtoyaient une multitude d'autres écrits présents dans les christianismes. Dans certaines régions de l'empire romain, ils revêtaient une grande importance, au même titre que les écrits considérés aujourd'hui comme canoniques. C'était le cas, entre autres, de l'apocalypse de Pierre pour les communautés d'origine judéo-chrétienne après la dévastation de la guerre juive au début du second siècle.

     Mais avant de poursuivre, précisons ce que nous entendons exactement par « canonique » et « apocryphe ». Les écrits canoniques font référence à un canon, vocable qui, étymologiquement, signifie en grec « règle ». Si le terme désignait, au début, une règle de foi et de vie, il a peu à peu évolué pour signifier une liste reconnue par l'ensemble des Églises. Quant aux apocryphes (2), leur acception originale signifie « écrits cachés », sans doute parce que leurs auteurs prétendaient, dans certains cas, détenir des révélations secrètes face aux évangiles reconnus. Avec le passage du temps et la formation des écrits canoniques, le mot apocryphe a fini par acquérir le sens de fallacieux et de contraire à une juste doctrine.

     En général, les apocryphes chrétiens ont pullulé entre le deuxième siècle et la fin du quatrième siècle de notre ère. Certains proviennent de groupes proches du judéo-christianisme et imitent les écrits canoniques mais se limitant à leur communauté, comme par exemple l'évangile des Nazéréens (3)

     Une autre catégorie d'apocryphes représente une expansion littéraire des canoniques et comble ce que certains considèrent comme des lacunes au niveau de la vie et du ministère de Jésus. Songeons simplement au texte intitulé « Évangile du pseudo-Thomas » qui raconte avec moult détails les exploits extraordinaires de l'enfant-Jésus. Finalement, une autre catégorie d'apocryphes serait celle des écrits à connotation doctrinaire, qui s'opposait aux normes ecclésiales acceptées. L'évangile gnosticisant de Thomas en constitue un très bon exemple (4).

     Comme nous l'avons mentionné, les écrits apocryphes, bien que ne révélant pas des éléments nécessairement significatifs sur le plan historique concernant Jésus de Nazareth ou de ses apôtres, nous renseignent grandement sur la diversité considérable des communautés croyantes dans les débuts du mouvement chrétien. Ils représentent une précieuse mine d'informations sur la mentalité des communautés chrétiennes des premiers siècles.

Les apocryphes dans l'imaginaire populaire

     Concernant les traditions qui ont forgé les représentations populaires à travers les âges, la seconde catégorie de textes (i.e. l'expansion littéraire des évangiles canoniques) semble bien en constituer le socle. En effet, selon la théologienne France Quéré :

[Les apocryphes] instaurent des éléments que l'Église n'a pas dédaignés, et l'art encore moins. L'iconographie y a puisé pléthore d'images. Et c'est chez eux, non dans l'Évangile, que l'on trouve, entre autres détails estimables, le bœuf et l'âne, la grotte de la nativité, la couronne des mages, un semis de noms propres jetés sur l'anonymat évangélique. Mais surtout, quoi qu'on en dise, l'essentiel de la piété mariale. Nulle part ailleurs ne se racontent l'enfance de Marie, la vie de ses parents, Joachim et Anne, la présentation au temple […]. (5)

     Afin d'illustrer ces propos, citons quelques passages de ces apocryphes. Voici d'abord un détail apocryphe intéressant sur la naissance de Jésus qui serait survenue dans une lueur resplendissante :

Et la sage-femme dit : « Mon âme a été exaltée aujourd'hui car mes yeux ont contemplé des merveilles : le salut est né pour Israël. » Aussitôt la nuée se retira de la grotte et une grande lumière resplendit à l'intérieur, que nos yeux ne pouvaient supporter. Et peu à peu cette lumière s'adoucit pour laisser apparaître un petit enfant (20.1). (6)

     Une version latine plus tardive de ces traditions, que nous retrouvons dans ce qui est appelé « le pseudo-évangile de Matthieu », mentionne d'autres éléments importants du folklore associé à la fête de la Nativité mais qui sont absents des Évangiles canoniques. En voici un exemple:

Or, deux jours après la naissance du Seigneur, Marie quitta la grotte, entra dans une étable et déposa l'enfant dans une crèche, et le bœuf et l'âne, fléchissant les genoux, adorèrent celui-ci. (13, 14) (7)

     Comme nous pouvons le constater, les apocryphes ont ajouté beaucoup « d'ornement » à la tradition canonique. On peut affirmer qu'un des indices de leur rédaction tardive se situe dans la puissance manifeste de Jésus à opérer toutes sortes de prodiges, notamment durant son enfance. En cela, les apocryphes reflètent une certaine compréhension de la divinité qui s'apparente aux attributs fantastiques dont sont dotés les personnages des récits populaires de la mythologie gréco-romaine. Dans certains apocryphes, Jésus fait la démonstration du pouvoir divin que nous retrouvons dans le deuxième récit de création (Gn 2,19). Afin de bien faire ressortir la façon particulière dont les apocryphes traitent du divin, citons un extrait tiré de l'évangile du pseudo-Thomas :

Ce petit enfant Jésus, âgé de cinq ans, jouait, après un orage, au bord d'une rivière. Il dirigeait des ruisselets dans des fossés et cette eau redevenait aussitôt limpide, obéissant à sa moindre parole. Ensuite, ayant pris de la terre glaise, il pétrit douze petits moineaux. C'était un jour de sabbat; une volée de gamins jouaient avec lui. Un Juif, voyant à quoi s'occupait Jésus ce jour-là, s'empressa de tout rapporter à Joseph son père. «Dis, ton fils est près de la rivière; il a pris de l'argile et il a façonné douze moineaux. Il se moque du sabbat!» Joseph se rendit sur les lieux. Dès qu'il aperçut son fils, il le gronda : «Pourquoi te livres-tu à des activités interdites le jour du sabbat?» Mais Jésus frappa dans ses mains et cria aux moineaux : « Partez! » Les oisillons déployèrent leurs ailes et s'envolèrent en pépiant. (2,1-4). (8)

     Ce qu'on réalise, c'est que ces récits deviennent un prétexte pour renforcer une théologie qui s'avère moins proche de la pensée sémite que de la pensée gréco-romaine. D'ailleurs les exploits « magiques » de Jésus ne se limitent pas seulement à son enfance. Certains textes épiloguent sur des événements qui consolident une interprétation de la résurrection comme manifestation de la divinité de Jésus. Par exemple, dans « Le livre de la résurrection de Jésus-Christ par l'apôtre Barthélemy », Jésus accomplit un « miracle », qu'on peut qualifier d'assez pittoresque, pour annoncer sa victoire prochaine contre ses adversaires:

Matthias déposa un plat sur lequel il y avait un coq […] Alors Jésus toucha le coq et lui dit : «Je te le dis, ô coq, tu vivras comme tu vivais auparavant, des ailes te pousseront et tu prendras ton vol afin d'annoncer le jour où je serai livré.» Et le coq bondit sur le plat et s'échappa. Jésus dit à Matthias : «Voici, le volatile que tu avais égorgé il y a trois heures est ressuscité, vivant. En effet, je serai crucifié et mon sang deviendra le salut des nations. (1,1.3). (9)

     À nouveau, cet extrait conforte une interprétation sacrificielle telle que parfois interprétée dans l'imaginaire populaire.

     Les détails qu'on retrouve dans les apocryphes ne se limitent pas seulement à la vie de Jésus. Ainsi, les Actes des différents apôtres nous présentent, entre autres, la mort et le martyre de plusieurs d'entre eux. Prenons, par exemple, les Actes de Paul, où on nous décrit la mort de l'apôtre Paul avec un détail pour le moins coloré:

     Alors que Paul, se tenant debout face à l'orient, pria longtemps. Et, lorsqu'il eut terminé sa prière et se fut entretenu en hébreu avec ses pères, il tendit le cou, sans plus rien dire. Quand la tête de Paul tomba, du lait jaillit sur les vêtements du soldat. (14,5). (10)

     Dans cet extrait, nous y voyons retranscrite une tradition orale selon laquelle Paul aurait été décapité. Par ailleurs, la mention du lait peut se référer à la pureté de la doctrine annoncée par Paul. Mais dans le contexte, l'image du lait peut aussi être une allusion au passage de Paul dans l'au-delà. En d'autres termes, le lait authentifie en quelque sorte le témoignage de foi donné par le martyre de l'apôtre.

Les apocryphes au cinéma

     Nous avons mentionné précédemment que les récits apocryphes ont, en plus d'avoir suscité de multiples dévotions populaires, profondément influencé la tradition iconographique chrétienne. À ce chapitre, il est intéressant de constater qu'ils ont même marqué, de manière plus ou moins directe, de nombreuses œuvres cinématographiques portant sur Jésus. Par exemple, dans le téléfilm Jésus de Nazareth (Franco Zeffirelli, 1976), on retrouve le personnage de la mère de Marie qui y est prénommée « Anna », ainsi que les trois rois mages représentés d'une manière qui puise directement dans l'imaginaire des apocryphes. Dans la mini-série Jésus (Roger Young, 1999), on y voit Jésus enfant ressusciter un oiseau, ce qui fait beaucoup penser à des passages de l'évangile du pseudo-Thomas. Pour ce qui est du film de Mel Gibson, La Passion du Christ, sorti en 2004, ce dernier semble également s'inspirer de plusieurs traditions apocryphes, comme par exemple l'importance accordée au personnage de la femme de Pilate, la vision de l'enfer ou encore la façon particulièrement détaillée avec laquelle sont illustrés le procès, la passion et la résurrection de Jésus.

Conclusion

     Les quelques extraits que nous venons d'examiner nous ont dévoilé la richesse des écrits apocryphes et leur relation étroite avec notre imaginaire chrétien. Ils sont le reflet d'une compréhension particulière du message biblique et une tentative d'appropriation des textes sacrés en fonction d'une culture bien précise. Il faut admettre qu'à travers les âges, leur influence a été considérable.

     Ce qui est souvent étonnant des écrits apocryphes, c'est de constater à quel point leurs auteurs s'inspirent des écrits canoniques sans nécessairement en saisir la dynamique propre et l'élément central, soit l'annonce du Règne de Dieu et celle de la nouvelle ère amorcée par la vie, la mort et la résurrection de Jésus de Nazareth.

     Cependant, ces récits apocryphes nous invitent à reconsidérer notre vision des mouvements chrétiens des premiers siècles : ils nous révèlent l'incroyable diversité des communautés et la capacité de la foi chrétienne à s'incarner dans une myriade de cultures. En ce sens, ils nous interpellent, à l'heure de la mondialisation, à considérer comme un atout la multitude des cultures humaines et à percevoir comme une richesse inestimable le pluralisme des communautés chrétiennes qui nous dévoilent les innombrables visages du christianisme.

Patrice Perreault
Bibliste, Granby

Notes

Cette chronique puise grandement dans François Bovon et Pierre Geoltran (dir.), Écrits apocryphes chrétiens, tome 1, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1997 et France Quéré, Évangiles apocryphes, Paris, Seuil (Sagesse), 1983.

(2) Il s'agit d'un manuscrit du VIIIe siècle dans lequel nous retrouvons une liste du canon du Second Testament datant du IIe siècle.

(3) Lorsque nous nous référerons aux apocryphes, il ne s'agit pas ici des livres deutérocanoniques de la Bible catholique, que les Églises protestantes désignent parfois comme apocryphes.

(4) Daniel A. Bertrand, « L'évangile des Nazaréens » dans François Bovon et Pierre Geoltran (dir.), Écrits apocryphes chrétiens, tome 1, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1997, pp. 433-435.

(5) Pour cette typologie, nous nous sommes inspirés de France Quéré, Évangiles apocryphes, Paris, Seuil (Sagesse), 1983, pp. 14-15.

(6) Ibid., pp. 13-14.

(7) France Quéré, Évangiles apocryphes, Paris, Seuil (Sagesse), 1983, p. 81. Il s'agit d'un extrait du protoévangile de Jacques.

(8) Jan Gijsel, « Évangile de l'enfance du pseudo-Matthieu » dans François Bovon et Pierre Geoltran, op.cit., p. 134.

(9) France Quéré, op.cit., p. 87.

(10) Jean-Daniel Kaestli et Pierre Cherix, « Livre de la résurrection de Jésus-Christ par l'apôtre Barthélemy » dans François Bovon et Pierre Geoltran (dir.), op. cit., pp. 307-308.

(11) Willy Rordorff avec la collaboration de Pierre Cherix et de Rodolphe Kasser, « Les actes de Paul » dans François Bovon et Pierre Geoltran (dir.), op. cit., p. 1176.

 

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Une spiritualité oubliée : celle de Jésus de Nazareth