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Bible et culture
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chronique du 12 juin 2015

 

Dogma. Trois leçons d’exégèse de Kevin Smith

Dogma

Dogma de Kevin Smith a les apparences d’un grand délire. Les premières lignes qui s’affichent sur l’écran noir annoncent la tonalité :

View Askew (la maison de production) voudrait souligner que ce film est - du début à la fin - une œuvre de comédie fantaisiste, qui ne doit pas être prise au sérieux. Voir dans quoi que ce soit de ce qui va suivre une provocation ou une insulte serait se méprendre sur nos intentions et exercer un jugement indu; or, exercer un jugement est réservé à Dieu et à Dieu seul (cela vaut aussi pour les critiques de films… je plaisante). Donc s’il vous plaît - s’il vous vient à l’esprit d’aller agresser quelqu’un à cause de cette grosse blague de film, souvenez-vous : même Dieu a de l’humour. Il suffit de regarder un ornithorynque [1]. Merci et bon film!

L’archange Megatron

L’archange Metatron

Synopsis

     Je résume rapidement. Deux anges déchus exilés par Dieu sur la terre ont découvert un moyen de retourner au Paradis : un portail dans une église du New Jersey. Or, cela risque d’entraîner l’univers dans le chaos : si les deux anges parviennent à contrer la décision de Dieu, il sera prouvé qu’il n’est pas infaillible, ce qui causera directement la fin du monde. Pour empêcher cela, l’archange Metatron demande à une femme, Bethany, de les arrêter. Le spectateur rencontrera avec elle les prophètes Jay et Silent Bob, obsédés sexuels impénitents, Rufus, le 13e apôtre de Jésus - non cité dans le Nouveau Testament parce qu’il est noir et que les évangélistes ont des tendances de suprématistes blancs, Serendipity, la Muse inspiratrice de la Bible (reconvertie dans le strip-tease), un démon malodorant, un évêque défendant la coolitude de Jésus et finalement, Dieu(e) elle-même.

     Il y aurait beaucoup à dire sur ce film, réjouissant par bien des aspects. (Je ne citerais qu’une phrase de Serendipity : « J’ai des problèmes avec quiconque traite Dieu comme un fardeau plutôt que comme une bénédiction, comme le font certains catholiques. Vous ne célébrez pas votre foi : vous en portez le deuil. » J’aime bien justement que Dieu apparaisse dans le film comme une fille qui fait la roue dans l’herbe et respire les fleurs avec un émerveillement communicatif.)

     Puisque ce site est avant tout consacré à la Bible, je proposerais surtout trois idées qui, me semble-t-il, apparaissent dans ce film et que, personnellement, je garderai très sérieusement en tête pour toute interprétation de la Bible, professionnelle ou personnelle.

Serendipity et Rufus, le treizième apôtre de Jésus

Serendipity et Rufus, le treizième apôtre de Jésus

La Muse ayant inspiré la Bible s’appelle Serendipity

     La « sérendipité » (ou « fortuité »), c’est une découverte faite par hasard. Pour prendre un exemple qui plairait à certains personnages du film, lorsque les Dr Nicholas Terrett et Petter Ellis découvrent que leur traitement expérimental pour guérir l’angine de poitrine n’a pas les effets escomptés, mais provoque en revanche d’étonnantes érections (ledit médicament étant ensuite commercialisé sous le nom de « Viagra »), c’est de la sérendipité/fortuité.

     Je trouve que pour la Bible, c’est une manière très intéressante de voir la question de l’inspiration des textes, autrement qu’en imaginant un ange murmurant à l’oreille de Marc, Luc ou des auteurs des Psaumes quoi coucher sur le papier. Une « parole de Dieu », une « vérité divine » serait dans la Bible presque par hasard, presque malgré ses auteurs. Par une providentielle coïncidence. Elle apparaîtrait dans les mots sans qu’on comprenne d’où elle vient, sans qu’on puisse en saisir l’origine et le parcours (« tu ne sais d’où il vient, ni où il va. » Jean 3,8), un peu comme quand on croit que Dieu est le Créateur du monde, mais qu’on n’arrive pas à lui attribuer une place bien nette dans le Big Bang, la dérive des continents ou la théorie de l’évolution.

Serendipity et Rufus, le treizième apôtre de Jésus

Bethany

« Le livre tout entier est déformé par des stéréotypes de genres. »

(Les propos qui suivent sont échangés par Bethany et Serendipity.)

- Tu es en train de me dire que Dieu est une femme?

- Est-ce que c’est si dur que ça à imaginer?

- On en parle toujours comme de « lui ».

- Oui, eh bien ce n’est pas comme ça que j’ai écrit. Mais un des désavantages dans le fait d’être intangible, c’est que tu n’as pas ton mot à dire dans le processus éditorial. Les gens qui tenaient le crayon ont ajouté leur propre perspective. Et tous ceux qui tenaient le crayon étaient des hommes. Donc « elle » est devenue « il ». Et ça, ça ne ressemble pas à Dieu non plus. Le livre tout entier est déformé par des stéréotypes de genres : c’est une femme qui est responsable du péché originel, c’est une femme qui a privé Samson de son pouvoir, c’est une femme qui a demandé la tête de Jean le Baptiste. Relis le bouquin! Les femmes sont responsables de plus de maux que les Égyptiens et les Romains réunis!

     Ces questions de « elle » ou « il », correspondent à des problèmes très précis de la traduction du texte. Quand je lis le « Notre Père » en Matthieu (6,9-13) ou Luc (11,2-4) on a beau me dire que Dieu est au-delà du masculin et du féminin, j’imaginerai malgré moi un papa céleste (avec une barbe) et quand je lis qu’« il a fait l’homme à son image », même si le mot hébreu d’origine signifie plutôt « humain » (homme et femme à la fois), je verrai bien deux hommes face à face, comme sur la fresque de la chapelle Sixtine. Il faudrait retraduire, réécrire les textes, voire parvenir à les envisager, les vivre, les prier au-delà des langues.

La Bible n’est pas une chronique nécrologique

     J’ai commencé par les tout premiers mots qui apparaissaient à l’écran. Voici les derniers, à la toute fin du générique : « Dogma est l’aboutissement d’une vie entière riche d’influences spirituelles et satiriques, qui doit beaucoup à de nombreux diseurs d’histoires et artisans de mots. Je remercie humblement tous ces auteurs et perturbateurs, en les citant dans le désordre. » Dans la liste qui suit apparaissent les noms des quatre évangélistes canoniques : saint Matthieu, saint Marc, saint Luc, saint Jean, à côté de ceux de cinéastes comme Martin Scorsese, Denys Arcand, Spike Lee et Quentin Tarantino et d’auteurs comme Alan Moore (le scénariste de Watchmen) ou Douglas Adams (H2G2 Le guide du voyageur galactique).

     De fait, il y a du Tarantino dans Dogma, par exemple dans certaines scènes de dialogue en décalage par rapport à la situation. Il y a du Douglas Adams aussi, dans certaines des créatures délirantes qui surgissent sur la route de Bethany et dans la cohérence d’un cosmos frappé d’humour absurde. Y a-t-il aussi du Matthieu, du Marc, du Luc, du Jean? Autrement dit : Dogma est-il un « film biblique »?

     Certainement! Et sur ce point, je ne peux que vous encourager à voir le film pour le ressentir ou vous en faire une idée. La condition étant bien sûr de ne pas imaginer que les évangiles ou la Bible seraient des textes sérieux, graves, solennels : ce n’est pas vrai. La Bible est surtout, je crois, un texte de vie, dans tous ses aspects, un texte de joie parfois, un texte de fête. J’y reviens encore : Dieu n’est pas un fardeau, c’est une bénédiction; on n’a pas à porter la foi comme on porterait le deuil ni à lire la Bible comme un catalogue de pompes funèbres.

[1] Le seul point du film sur lequel je ne suivrai pas Kevin Smith. Regardez-moi la grâce de cet animal! Dès ce soir, je fonde une association de défense de la beauté ornithorynquesque, dont le premier objectif sera de renoncer à ce nom plein de h et de y qui a tant fait pour la dépréciation publique de cette noble espèce.

Antoine Paris

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