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chronique du 21 mai 2004
 

La femme de Lot ou la statue de sel

Lire Genèse 19, 15-28

Tant d'années passées à errer dans le désert. Tant d'années à monter et démonter les tentes, à chercher de l'eau, à la puiser, à la ramener au campement. Tant d'années à accoucher dans le désert, à servir Lot. Tant d'années à être la seconde, après Sarah, avant d'être elle-même la princesse, épouse du chef de leur propre clan. Un clan assez riche, une situation enviée. Et la vie du désert, encore, avec toutes les responsabilités, tout le travail, qui incombent aux femmes.

     Un jour enfin, l'arrivée à Sodome. Une ville. Une maison. Une vie sociale. Un toit sur la tête, des murs pour les protéger, moins de soucis pour le lendemain, un point d'eau fixe. Les baluchons sont posés, les tentes rangées, la nouvelle vie apprivoisée. Elle s'installe chez elle.

     Pour elle, pourtant, le chagrin n'est pas bien loin, le chagrin de ne pas avoir donné de fils à son époux. Ses enfantements, des filles, seulement des filles. Mais au moins, depuis qu'elle vit en ville, elle ne craint plus de voir ses filles partir un matin avec la caravane vers une destination inconnue, parce qu'il n'y a pas assez de place et de pâture pour deux familles. Elle a la joie de vivre auprès de ses filles. Les aînées sont promises, établies. Et leur verra peut-être naître des petits-enfants, peut-être même des petit-fils.

     Oh bien sûr, rien n'est parfait. Quelquefois l'appel du désert est fort, la ville trop étroite. Et ces Sodomites ont d'autres mœurs. Et ils les traitent encore en étrangers, malgré le fait qu'ils sont plutôt aisés. Combien de générations faut-il pour être intégré ? On les épie, on les surveille, on les tient à l'œil.

     Aussi, le soir où son époux, Lot, se précipite pour accueillir dans sa maison deux voyageurs qui vont leur donner des nouvelles du désert, la nouvelle se répand comme une traînée. De la distraction en perspective; il va enfin se passer quelque chose. Et le quelque chose à Sodome, c'est le plaisir facile, la boisson, le viol. Et quand les victimes sont des hommes, bien moins faciles que les femmes, alors le jeu a encore plus de piquant, le plaisir est encore plus grand. On va bien s'amuser ce soir à Sodome.

     Mais Lot, son époux, a été nomade. Et l'hospitalité, chez les enfants du désert, est sacrée. Aux hommes qui frappent à sa porte pour abuser des étrangers, il propose un marché, ses plus jeunes filles, vierges, en échange de ses invités.

     De ses entrailles de mère monte un cri muet. Elle sait que la vie d'une fille ne vaut pas assez pour être comptée, respectée. Elle sait que la vie d'une fille vaut assez pour être sacrifiée. Elle ne dit rien. Elle assiste, impuissante, aux tentatives de négociation de son époux. Et que peut-il bien négocier, lui l'immigré? C'est leur vie qu'il doit sauver, mais est-il seulement à la hauteur ?

     Le danger est plus grand encore qu'elle ne l'imagine. Sodome est condamnée. Sodome va être détruite. Dieu en a assez de ces humains sans foi ni loi qui ne respectent rien, ni personne. Il a décidé que c'en était assez, que la ville, de même que sa voisine, Gomorrhe, allaient être rayées de la carte. Et les deux hommes sont chargés de les en informer. Ce sont des messagers. Des envoyés. Parce que Dieu n'est pas sans pitié et qu'il reste une petite chance de s'en tirer. Il n'est pas encore trop tard. Grâce à Abraham, qui a négocié de pied ferme avec Dieu, on peut encore se sauver.

     Parce que Lot les a hébergés, ils vont le protéger. Ces Sodomites qui ne voient que leur plaisir, ils vont les aveugler pour qu'ils ne trouvent plus de porte à forcer.

     Pour Lot et les siens, le danger n'est pas écarté. Maintenant il faut suivre les messagers, se dépêcher, de se mettre en route. Pas le temps de reprendre les tentes oubliées. Vite, il faut s'en aller, tout abandonner. Avec tous ceux qui acceptent de se sauver, d'être sauvés.

     Mais les gendres de Lot n'ont pas envie de se lever, ils ne croient pas au danger, ils vont rester et avec eux les filles aînées.

     Et Lot lui-même a de la peine à se décider, Il est fatigué, il ne voit pas où aller, et la montagne qui doit lui servir de refuge est si loin. Il ne se sent pas capable d'y aller. Il ne se sent pas capable de grimper. Il implore les envoyés pour qu'ils lui accordent de se réfugier dans une petite ville voisine, une bourgade de rien du tout. C'est le maximum qu'il puisse envisager. Pour lui, pour sa femme, pour ses deux plus jeunes filles, celles qu'il s'apprêtait à sacrifier.

     Les messagers doivent le bousculer, le houspiller, le traîner de force, pour qu'enfin il se mette en route. Ils doivent lui ordonner d'avancer, de ne pas se retourner, sous peine de ne pas en réchapper.

     C'est le matin.

     Et elle suit cet homme.

     Comme elle l'a toujours fait.

     Et son cœur est déchiré.

     Elle laisse derrière elle son chez elle et ses filles aînées. Elle se remet en route derrière ses cadettes et l'homme prêt à les livrer, celui qui se laisse humilier et ne voit pas comment remonter la pente.

     Et soudain, elle ne peut plus continuer.

     A quoi bon marcher derrière Lot ?

     Vers quel avenir peut-il encore l'emmener ?

     Elle se retourne lentement, et regarde son passé brûler. Alors que les siens continuent à avancer, elle est figée, incapable de continuer. Passé dévasté, avenir impossible.

     Elle ne meurt pas. Elle est incapable de bouger. Elle reste là, statufiée.

     Transformée en statue. Sa silhouette se découpe sur le ciel. Elle ne meurt pas. Elle est juste immobile, laissée au bord du chemin. Sa vie est terminée. Il n'en reste rien. Ou presque.

     Les années ont passé, les dizaines, les centaines, les milliers d'années. Et ce matin encore, elle est là, image ineffable, visible et éternelle, de l'insoutenable tension entre l'avant et l'après, le passé et l'avenir.

     Elle, qui ne n'avait plus goût à la vie, n'imagine pas mettre de la saveur dans la vie des passants. Elle ne sait pas qu'elle est précieuse pour qui l'approche.

     Une statue.

     Mais une statue de sel.

     Sel de la vie, saveur du monde.

     Richesse inestimable pour qui croise sa route.

     En s'arrêtant, en se retournant, elle n'encoure pas les foudres du ciel. Elle ne croit plus à sa propre vie, à sa propre valeur. Elle ne se voit plus d'avenir. Et pourtant elle subsiste à travers les années. Parce que le sel est vital. Parce que, même arrêtée, statufiée, figée, une vie de femme a encore de la saveur et du prix.

     Elle pourrait peut-être reprendre son chemin, si Lot, si les filles, voyaient qu'elle s'est arrêtée. Mais sa famille est occupée à se sauver. Et la laisse là. Personne pour la prendre par la main.

     Alors, la mort dans l'âme, elle sera sel de vie pour les autres.

     Elle n'a pas de nom, elle n'a pas presque pas d'histoire, un tout petit verset, à peine de quoi s'arrêter...

Véronique Isenmann

Chronique précédente :
Rien à faire, rien à dire

 

 

 

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