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Au féminin
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chronique du 18 mars 2005
 

Sur la route de Jérusalem

 

C'est le temps de la montée vers Jérusalem,

C'est le temps de la journée mondiale de prière des femmes,

C'est le temps des campagnes de Carême contre la violence,

C'est le temps de préparation de la Campagne des semaines pascales.

C'est le temps d'oser entendre une histoire de vie insoutenable de la Bible,

Et de prendre la mesure du poids de la violence

 

Je dédie cette relecture à une petite coépouse de 14 ans
dont j'ai croisé le regard plein de larmes
le soir de ses noces, au fond d'une brousse.

 

     Sur la route de Jérusalem, venant du sud, cheminent un homme, son serviteur, deux ânes et, sur le bât de l'un des ânes, le cadavre d'une femme.

     Pas de roi en ce temps-là, des tribus souveraines qui se sont fait leur place plus ou moins pacifiquement. Douze tribus pour les descendants de Jacob-Israël. Les enfants de Léa, Bilha et Zilpa : Ruben, Siméon, Juda, Issacar, Zabulon, Dan, Nephtali, Gad, Aser. Et les descendants de Rachel la bien-aimée : Ephraïm et Manassé, fils de Joseph adoptés par Jacob (Gen 48, 5), et Benjamin.

     Pas de roi. Du chapitre 17 du livre des Juges à la fin du chapitre 21, le même cri : il n'y a pas de roi. Trait d'union entre le ciel et la terre, qui concentre sur lui les forces spirituelles, le roi symbolise l'unité et la paix. Il est aussi symbole d'autonomie, de connaissance, de maturité. Notre histoire commence par un manque, un vide: il n'y a pas de roi.

     Pas de roi, mais un lévite, un descendant de ce Lévi qui n'a pas reçu de terre en partage. Lévi avait massacré tous les mâles de Sichem pour venger l'honneur à ses yeux bafoués de sa sœur Dinah. Sa tribu s'était rachetée pourtant au pied du Sinaï, alors que les frères s'enfoncent dans l'idolâtrie. Lévites dévoués depuis lors au service de Dieu et au culte, pour toutes les tribus.

     Cet homme prend pour lui pour épouse de second rang une femme de Bethlehem de Juda. Elle vient d'une région de collines ondoyantes où poussent les vignes, les oliviers et les figuiers. Lui habite dans un coin perdu du rude mont Ephraïm. Le texte ne dit pas un mot de l'épouse principale, d'autres co-épouses ou d'enfants. Juste cette information : Il prend pour lui. De la même manière que ses ancêtres Siméon et Lévi ont pris l'épée pour tuer les habitants de Sichem. De la même manière que les deux frères ont pris Dinah, l'ont arrachée à son amour, à la vie qu'elle s'est choisie. Verbe de possession et d'arrachement.

     Cette femme « se prostitue contre » lui. Construction unique dans le texte biblique, il indique un problème physique majeur entre eux. Il ne s'agit pas là de prostitution, guère vraisemblable dans le contexte, mais de l'expression d'une répulsion incontrôlée, soulignée par la préposition. Le terme n'exprime pas une incapacité à se comprendre, mais un profond dégoût physique qui pousse la femme à quitter son mari et à retourner chez son père. Une autre grande dame de l'histoire biblique retourna chez son père, Tamar; veuve, attendant que la loi du lévirat lui donne un nouvel époux, elle a fini par se prostituer pour qu'on lui rende justice.

     Ainsi, avec cette femme qui s'en va. nous parvient l'écho de Dinah arrachée à son amour par son frère Lévi et celui de Tamar qui enfantera contre le gré des hommes. Echo de deux destins dont l'un mène à la mort et l'autre à la vie (1).

     Elle rentre chez son père, dans la maison du pain, capable de la nourrir. Et elle y reste quatre lunaisons. Le temps lunaire est le temps qui rythme la vie des femmes, et c'est un temps de renouvellement.

     Son mari se lève et s'en va derrière elle pour parler à son cœur. Le mariage ne peut avoir de chances que s'il ne s'agit pas seulement d'un acte physique, à fortiori d'un acte violent. Le cœur, siège tout entier de la personne, veut être touché. Et il aimerait « la faire retourner » selon Chouraqui, « la ramener », selon la Bible de Jérusalem. Racine complexe qui exprime à la fois la possibilité d'une restauration, d'un renouvellement et l'idée de remettre à sa place. Vient-il la faire retourner pour la ramener à sa place ou pour un retournement de leur relation, dans une possible nouvelle vie? Impossible de le savoir pour l'instant. La seule chose que nous sachions, c'est qu'il ne part pas seul. Il prend avec lui son serviteur. Encore une racine complexe! Le mot serviteur est le même que le mot adolescent. Et les mêmes trois lettres sont aussi celles d'un verbe qui signifie se secouer, se libérer en se secouant. Cet homme en route pour faire retourner sa femme part avec un compagnon de route à son service qui pourrait lui permettre de se secouer, de se libérer mais qui porte aussi une part d'immaturité.

     Il part avec deux ânes aussi. L'âne est un animal solide et fiable, en particulier en montagne. Il avance lentement et sûrement malgré les difficultés des chemins et symbolise la révélation, comme pour l'ânesse de Balaam (Nombres 22). Mais il peut aussi être buté et obstiné et refuser d'avancer. Et c'est aussi le quatrième âne dont il est question dans ce livre des Juges où il n'y a pas de rois!

     Ici cependant, il est question d'une paire d'ânes, un groupe de deux animaux attachés ensemble sous un joug partagé. Encore une fois, en moins de trois versets, le texte nous parle d'un problème lourd, qui lie ces deux personnes et pèse sur elles, d'un basculement possible vers un retournement de leur relation, d'une régénération mais aussi d'un possible entêtement qui conduirait au piétinement ou même au retour en arrière.

     Elle le fait venir dans la maison de son père. Jusqu'ici, elle était femme ou concubine, dès ce moment le mot qui la désigne est le féminin du mot serviteur ! Dans la maison de son père elle devient son adolescente, son immature, et peut-être sa servante. Mais adolescente suggère aussi virginité, possibilité de renouvellement.

     La rencontre entre eux pourtant ne se fait pas. Son mari, qui était venu parler à son cœur de femme, va rencontrer son père. Pas de paroles ou de dialogue entre le mari et la femme. C'est avec le père qu'il mange, qu'il boit, qu'il dort. Pas d'intimité pour le couple, mais intimité entre deux hommes d'âge mûr (le lévite doit bien avoir 25 ou 30 ans pour assumer les fonctions liées à sa charge). Pas un mot sur leurs adolescents-serviteurs. Le père nourrit son gendre du pain, il parle au cœur de son gendre, il se préoccupe de son bien-être. Et le lévite se laisse toucher par l'insistance de son beau-père pendant trois jours, puis un quatrième jour, et un cinquième jour. Un temps très long pour une mise en route renouvelée de son couple.

     À la fin du cinquième jour enfin, l'homme ne veut plus rester dormir. Chiffre central, nuptial selon les anciens, symbole de mariage entre le ciel et la terre, expression de l'équilibre, représentation des cinq sens, figure du masculin debout, écartelé les bras en croix. Il est aussi la somme du premier nombre pair, féminin, et du premier nombre impair, masculin, exprimant par là une dimension d'indistinct, d'androgyne, et aussi de rencontre entre le masculin et le féminin. Jour cinq riche de possibles contradictoires : équilibre ou écartèlement, confusion ou union du masculin et du féminin différents.

     C'est ce jour-là que, malgré les efforts de son beau-père pour le retenir, il se met en route avec son adolescent, sa paire d'ânes et celle qui à nouveau est dite concubine. Mais ils partent bien tard et il est impossible de marcher de nuit. Aussi, à la fin du jour, son adolescent lui propose de quitter la piste pour dormir à Jébus, la future Jérusalem, ville habitée par des gens qui ne sont pas des descendants de Jabob-Israël. Ouverture, possibilité de sortir des sentiers battus, à la rencontre du différent, Son maître n'y voit pourtant pas une piste de renouvellement mais seulement un signe d'immaturité. Il ne veut pas s'écarter de sa route pour nuiter chez des étrangers. Refus qui parle de son incapacité à rencontrer l'autre différent et de sa peur devant l'inconnu.

     Le jour descend, le soleil décline. C'est le moment de la fin d'un cycle, mort mais aussi promesse d'un renouvellement possible, moment de nostalgie, suspendu entre passé et avenir. Nos voyageurs aussi suspendent leur voyage. Sur la place de la ville, dans l'attente de l'hospitalité, selon l'usage. Place, lieu ouvert à la rencontre et à l'échange, qui ouvre sur plusieurs issues.

     Mais personne ne veut les héberger. C'est dans la deuxième moitié de ce verset 15, à la moitié précisément du chapitre, qui en compte 30, au cœur du texte, et dans la sobriété brutale des six mots du texte hébreu, que le drame se noue : et aucun homme pour les héberger pour la nuit dans une maison.

     Personne pour leur offrir un abri contre les forces de la nuit, un gîte et de la nourriture. Moment de rupture dans la vie de cet homme qui vient de la maison du pain, havre offert par son beau-père. Moment de rupture pour cet homme qui est en route vers sa tente (v. 9), cette tente qui symbolise autant sa propre maison que la Tente de la Rencontre, habitat réservé pour Dieu sur terre. Moment de rupture pour cet homme qui a voulu rejoindre ses semblables et éviter les étrangers et qui se retrouve seul, à la croisée des chemins, sur une place, à la tombée de la nuit, sans abri.

     C'est alors que survient un ancien, quelqu'un de chez lui, comme lui étranger parmi ses semblables. Son regard d'ancien se lève vers lui, regard attentif, paroles qui ouvrent au dialogue : où vas-tu? D'où viens-tu? La confusion du lévite est toute entière dans sa réponse : « Nous passons de Béit Lehem en Iehouda jusqu'aux confins du mont Ephraïm. Je suis moi&endash;même de là et je vais à Béit Lehem en Iehouda. À la maison de IHVH&endash;Adonaï je vais; et nul ne m'a hébergé dans une maison.» (Chouraqui). Confusion de l'origine, de la destination, confusion du passage.

     La certitude qu'il a acquise, c'est qu'il ne veut plus être nourri par d'autres, il veut être le nourricier des siens. Mais il souffre qu'on ne le rassemble pas dans une maison, symbole féminin du refuge, de la protection, du sein maternel, accueil que sa concubine lui a refusée. Et cette fois encore, au cœur de la tourmente, c'est un homme, l'ancien, qui lui offre de l'apaisement et fait du bien à son cœur.

     Mais la nuit est arrivée et le cauchemar entre dans la nuit du lévite. La violence et la confusion des sentiments des derniers mois culminent dans la fin de non-recevoir qu'il a vécu tout à l'heure sur la place qui ne peut que lui rappeler la fin de non-recevoir que lui a imposée sa concubine. Et les démons de la nuit, les fils de Bélial, s'engouffrent dans son univers. Ils veulent l'humilier en le prenant comme une femme, lui qui a pris sa femme et n'a pas su la rencontrer. Moment de tension inouïe dans le texte où cet homme est suffisamment en lien avec son féminin pour entendre la menace de viol proférée par ses frères démons.

     Mais l'ancien, celui qui sait survivre aux épreuves du temps, celui qui rentre du travail de la terre, s'interpose, comme s'est interposé le père; pour que le masculin soit préservé, il ne voit pas d'autre solution que de sacrifier aux démons le féminin, féminin mature qui fait ses propres choix et féminin vierge adolescent, dépendant du père. Les démons pourtant ne s'adressent pas à lui et ne l'entendent pas. C'est du lévite qu'ils veulent un sacrifice. Et de fait, quand le lévite sacrifie sa concubine, ses démons s'apaisent envers lui.

     Son choix est fait maintenant, il a basculé dans le conservatisme patriarcal et dès cet instant, il agit selon des lois ancestrales qui mènent de la haine à la guerre, qui font s'affronter les hommes et sacrifier au passage les femmes et les enfants. Son monde ayant basculé, les mots du texte changent. Il est désormais le maître de sa concubine, et il n'est plus question qu'il essaie de la rejoindre. Au contraire, le matin il se lève pour reprendre seul sa route et ce n'est que parce qu'il la voit affalée sur le seuil que pour la première fois du récit il s'adresse à elle de toute sa hauteur et encore pour lui donner un ordre « Lève-toi, allons! ».

     La distance entre eux est désormais infranchissable dans ces mots jetés sur elle, lui debout, elle couchée sur le sol. Il est trop tard, désormais, la possibilité d'une rencontre entre eux est morte. Elle est morte, sa servante. Et il ne lui reste plus qu'un seul âne qu'il charge du cadavre. Le joug est brisé mais aussi le lien qui fait avancer ensemble. Le poids commun a disparu mais aussi le partage du poids et le poids de la morte pèse sur son seul âne.

     Alors il ne reste plus qu'à partager la souffrance de la perte en la semant à travers tout le pays. Souffrance intolérable qui a besoin d'un bouc émissaire, faute impardonnable qu'il fait partager à toute la fratrie. Guerre impitoyable dans la maison de Jacob, menacée dans son intégrité.

     Le féminin sacrifié, d'où peut encore surgir un avenir dans lequel le masculin et le féminin se retrouveraient de manière féconde? Certes pas du rapt des vierges au chapitre 21! Ce chapitre clôt aussi le livre des Juges, triste issue pour un livre qui compte tant d'histoires proches des contes et qui nous offrent tant de fins difficiles. L'histoire semble se répéter sans fin et sans espoir d'en sortir.

     Pourtant, la promesse de rencontre et d'avenir, la capacité à prendre du temps et du recul, celle d'inviter le masculin dans le cycle féminin, celle d'écouter le féminin en souffrance, la promesse d'une mise en route commune du partage des poids, toutes ces promesses sont inscrites en germe dans le texte.

     Mais le roi n'est pas là et Dieu est mis à l'abri dans sa tente. Double absence qui ne permet pas de laisser les souffrances se transformer en vie. Dieu absent des maisons des hommes, il ne peut aider à la venue à la conscience des souffrances pour les transformer en relations, les unifier, les pacifier, les rendre matures et en faire naître du nouveau. Les humains restent écartelés sans possibilité de restauration.

     Bientôt pourtant se lèvera une femme étrangère, Ruth, la moabite, qui viendra habiter au milieu du peuple et sa rencontre avec un fils du peuple sera féconde. Bientôt pourtant un enfant-prophète entendra la voix du Seigneur, Samuel, qui restaurera son Dieu au milieu des siens et oindra le roi (2).

     Temps de violence dont naît un temps de fécondation et d'enfantement pour le salut du monde.

Véronique Isenmann

Notes

[1] Ruth est la descendante de Tamar et l'ancêtre de Jésus selon la généalogie de Matthieu.

[2] Selon les traductions et les traditions, dans les différentes versions de la Bible, le livre des Juges est suivi soit par le livre de Ruth soit par le premier livre de Samuel.  

 

Chronique précédente :
Agar la mère « porteuse »

 

 

 

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