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chronique du 8 avril 2005
 

La Syrophénicienne, une sage-femme de la mission

La Syrophéncienne aux pieds du Christ

La Syrophéncienne aux pieds du Christ
Jean-Germain Drouais, 1784
Huile sur toile, 114 x 146 cm
Musée du Louvre, Paris

Lire Mc 7,24-31 et Mt 15,21-28

Fuyant de possibles représailles à la suite d'un enseignement sur le pur et l'impur, enseignement qui menaçait une certaine compréhension du rapport à l'autre, Jésus se retire dans les territoires étrangers, en plein coeur des régions considérées à l'époque comme étant véritablement impures. Dans la version marcienne du récit, Jésus entre dans une maison anonyme et cherche à se faire incognito respectant ainsi la frontière séculaire entraînant l'enfermement sur soi, sur son espace intérieur, sur l'indifférenciation. L'entrée dans cette maison constitue un retranchement dans une forteresse d'inexistence et dans un tombeau vide de vie relationnelle. Dans la version matthéenne, la seule mention du passage dans les territoires de Tyr suffit à illustrer le caractère étranger du pays traversé par Jésus.

Le refus de la différence

     C'est alors qu'une femme pénètre dans cette maison pour une demande bien légitime : celle de délivrer sa fille d'un esprit impur, d'expulser « l'impureté » hors de sa fille. Cette simple requête s'écarte des schèmes traditionnels. La triple opprobre subie par le personnage ne l'autorisait pas. Rappelons ces ostracismes : une personne grecque, syrophénicienne de naissance, une femme de surcroît et finalement la nature même de sa supplique : guérir une fille! Si au moins, elle avait souhaité le rétablissement d'un fils aîné, les disciples et Jésus auraient pu comprendre son désespoir puisqu'un fils a une certaine valeur dans une société patriarcale mais une fille, c'est le comble de l'exclusion…

     Par sa demande, elle crée une brèche en invitant Jésus à s'ouvrir à l'autre, à dépasser son étroitesse de vue et à embrasser une perspective plus vaste. Dans la version de Matthieu, les disciples refusent cette possibilité en suppliant Jésus d'accéder à la demande afin d'éviter ce dérangeant décentrement, cette mise en route relationnelle vers l'altérité. Dans les deux traditions évangéliques, Jésus ne se montre guère plus transcendant que ses disciples. Il choisit de se cantonner dans le sectarisme ethno-religieux. Dans Marc, il rappelle de laisser : « d'abord les enfants se rassasier » en référence à l'élection divine. Jésus estime, dans le texte, que le peuple juif a la préséance de façon hiérarchique sur les autres peuples. Dans Matthieu, c'est le rejet qui est consacré : « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues d'Israël ».

     La suite du récit confirme la fermeture totale et le refus catégorique de traiter avec l'« impure » pour des motifs religieux : « Il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens ». En d'autres mots, la miséricorde de Jésus s'adresse avant toute chose à sa « maison » c'est-à-dire à ses coreligionnaires. En effet, il ne considère aucunement que d'autres pourraient bénéficier de sa mission. D'ailleurs, l'insulte de « chiens » ne laissent planer aucun doute sur sa perception concernant la supériorité du peuple élu. L'épithète « petit » conforte cette prémisse et légitime le rejet à l'égard de cette femme comme le souligne la théologienne France Quéré : « Le petit chien, le toutou est la bestiole frivole qui ne sert qu'aux jeux d'enfants. On peut en déduire que le mépris se renforce, au lieu de s'atténuer » [1]. Cette remarque de F. Quéré nous amène à envisager que Jésus exprime non seulement la relation hiérarchique entre juifs et grecs mais qu'il décrit le statut inférieur de toute femme dans une société patriarcale. D'ailleurs, n'est-ce pas le sort réservé aux femmes que de devenir l'objet de plaisir dédié aux caprices des hommes? Cette réduction à l'état d'objet sanctionne la subordination sociale en cautionnant l'impossibilité d'une relation réelle. Autrement dit, cette parole scelle le refus de l'altérité en la justifiant théologiquement. Pour la femme, la situation se retrouve dans une impasse.

Une brèche qui ouvre à l'inédit

     Ne se laissant aucunement éconduire, cette femme se réapproprie la réponse de Jésus et en transforme la logique : « Oui Seigneur! Et les petits chiens sous la table mangent les miettes des enfants ». Cette révolution narrative implique une reconnaissance de la situation concrète :  celle d'une étrangère et d'une femme. Cependant cette dernière n'entérine nullement le statu quo. Elle fait éclater le conformisme mortifère de la vie. Son attitude conduit à deux changements majeurs : le premier est la reconnaissance de la différence. À l'intérieur de la « maison de l'humanité », divers peuples se côtoient. Le second changement consiste dans la reconnaissance d'une forme de dignité, voire d'égalité dans l'altérité. Si les « petits chiens » sont différents des enfants, ils comblent, en même temps, leurs besoins, comme le laisse entendre la référence à la table puisque ce qui s'y produit n'empêche pas « les petits chiens » de consommer les miettes au même moment que les enfants [2]. « Petits » connote alors une dimension affective qui favorise le renouvellement d'une relation comme des enfants peuvent nouer des liens avec des « petits chiens » qui cessent d'apparaître comme une menace à l'identité des uns et des autres.

     Si la femme accueille la différence du peuple juif dans une forme de préséance historique au niveau de la Révélation, elle s'attarde davantage à dégager les conséquences de la présence de Jésus en territoire étranger : les destinataires du message évangélique concerne l'ensemble de l'humanité. Elle crée une brèche dans les représentations mentales de Jésus. Ainsi les vieux schémas deviennent caduques et de nouvelles relations plus égalitaires peuvent êtres désormais tissées entre les gens sans crainte d'impureté. La catégorie d'étranger est abolie de façon définitive.

     Cette syrophénicienne devient ainsi une prophétesse de Dieu, une porte-parole pour le Logos! Par elle, Dieu invite Jésus à opérer un saut qualitatif de conscience, de remise en question de ses perspectives et d'ouverture à l'altérité. Jésus accueille cette intervention comme le démontre sa réponse : « À cause de cette parole, va, le démon est sorti de ta fille ». Jésus reconnaît l'abolition des catégories du pur et de l'impur. La guérison en constitue une preuve. Cette prise de conscience se vérifie car Jésus ne cherche plus à dissimuler sa présence comme le rapporte le verset 31 du chapitre 7 de Marc : « S'en retournant du territoire de Tyr, il vint par Sidon vers la mer de Galilée, à travers le territoire de la Décapole ». En quelque sorte, le véritable miracle du récit n'est pas tant la guérison de la fille que l'ouverture de Jésus au prochain que représentent les autres peuples. Par cette rencontre imprévue et la « sainte » transgression, par la syrophénicienne, des règles patriarcales irréfragables, l'humanité est appelée à se définir par d'autres voies que celles de l'exclusion et du rejet.

     Ce passage biblique nous amène à reconnaître que dans toute société patriarcale, les femmes représentent l'altérité radicale et conséquemment un danger considérable pour l'ordre établi. C'est pourquoi dans presque toutes les cultures humaines historiques, les hommes ont maîtrisé et dominé cet « autre » pour éviter que l'ordre dit « naturel » soit perturbé et remis en question. Et pourtant, cela s'est produit et se continue toujours car les femmes opèrent, dans plusieurs récits bibliques et extra-bibliques, une brèche dans l'ordre sacralisé; elles permettent aux hommes de concevoir autrement l'univers et d'imaginer qu'un autre monde est possible… faisant s'effondrer les prémisses et les constructions sociales sur lesquelles reposent le sexisme, la discrimination et l'ostracisme et l'ensemble des formes de hiérarchisations dualistes qui subordonnent toujours en classant les choses selon le groupe des dominants ou celui des dominés-es.

     Par l'invitation à reconnaître la différence de l'autre et l'accueillir en soi, elles garantissent l'ouverture à l'altérité et la reconnaissance de l'égalité foncière et non hiérarchique entre les femmes et les hommes. Elles offrent ainsi l'espace à la créativité pour inventer de nouveaux modes relationnels comme l'illustre le passage biblique de la syrophénicienne. En intervenant comme une sage-femme, elle a permis à Jésus d'accoucher de lui-même en élargissant sa propre compréhension de la relation entre les personnes. Celle-ci acquiert une dimension nouvelle qui s'avère plus fondamentale que les typologies réductrices construites par les tabous et les préjugés sociaux, par les traditions et même par les religions qui, hélas! peuvent enfermer dans une fausse sécurité étouffant le mouvement de la vie.

[1] France Quéré, Les femmes de l'Évangile, Paris, Seuil, 1982, p. 67.

[2] Jean-Paul Michaud et Pierrette T. Daviau, « Jésus au-delà des frontières de Tyr… » dans Adèle Chené et al, De Jésus et des femmes, Montréal, Bellermin, 1987, p. 44.

Patrice Perreault

Chronique précédente :
Sur la route de Jérusalem

 

 

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