chronique du 28 mars 2014

Armaggedon : ici on fait peur au monde!

Jeanne Vanasse
L’apocalypse : Les marqués du chiffre de la bête, 2012,
acrylique 51 x 61 cm (détail)
(photo : Gilles Rioux)

Puis je vis trois souffles immondes, semblables à des crapauds,
qui sortaient de la gueule du dragon, de la gueule de la bête
et de la bouche du faux prophète.
Ce sont les souffles des démons qui font des prodiges.
Ils s'en vont auprès des rois de toute la terre,
afin de les rassembler pour la bataille du grand jour du Dieu tout-puissant.
« Écoute, dit le Seigneur, je viens comme un voleur !
Heureux celui qui reste éveillé et garde ses vêtements,
pour ne pas aller nu et n'avoir pas la honte d'être vu ainsi. »
Les esprits rassemblèrent les rois dans le lieu appelé en hébreu Armaggedon.

Apocalypse 16, 12-16

Le mois dernier, dans ma chronique « Un Dieu furieux contre la bête », je commentais le chapitre 16 de l’Apocalypse, inspiré du livre de l’Exode où Dieu appuie les revendications des esclaves en Égypte en combattant par toutes sortes de phénomènes le pouvoir du Pharaon. C’est ce qu’on a coutume d’appeler « les plaies d’Égypte ». La communauté dont témoigne le livre de l’Apocalypse vit alors un moment de forte répression. Elle a pris carrément position contre l’Empire romain et son pouvoir et se bat avec l’énergie de son espérance, convaincue que Dieu mettra fin un jour à cette oppression. Ce texte des sept coupes de la fureur divine est leur façon d’exprimer l’alliance que le Dieu de Jésus a établie avec les victimes de l’empire. Les gens ne sont pas naïfs, ils savent que ce combat sera ardu et long et ils le mènent comme de vrais soldats, avec endurance et ténacité. Ce sont des résistantes et des résistants.

Mais voici que dans notre monde dominé par le pouvoir de l’Argent et soumis à la religion du Marché, le livre de l’Apocalypse et bien d’autres textes bibliques sont utilisées pour semer la confusion et la peur dans la population victime des politiques néolibérales. Nous savons que certains groupes évangéliques des États-Unis forment un lobby puissant depuis trente ans auprès de la Maison blanche; durant la présidence de Ronald Reagan, ces groupes de la droite religieuse ont pris d’assaut le monde politique. « L’essor spectaculaire des nouvelles églises évangéliques est observable sur l’ensemble de la planète. Avec presque autant de chrétiens que de musulmans, l’Afrique noire en est le théâtre principal. La compétition entre religions y opère sur le terrain social et jusque dans les cercles politiques. Aux États-Unis, les évangéliques regroupent plus de 80 millions de citoyens confirmant leur poids dans la balance électorale. » [1] Les grands chevaux de bataille de ces groupes portent principalement sur des thèmes moraux : contraception, avortement, pornographie, recherche médicale sur les cellules souches, mariage entre conjoints de même sexe. Ils s’opposent au communisme, craignent l’avancée de l’islam, considèrent les organisations internationales comme des organisations sataniques. Au Canada aussi, ces groupes sont très militants et investissent systématiquement la capitale fédérale et la fonction publique. Le gouvernement dirigé par Stephen Harper a su habilement rassembler les conservateurs sociaux, protestants et catholiques, juifs, hindous, sikhs et de façon particulière les groupes évangéliques radicaux. Ces groupes fondamentalistes placent leurs pions avec patience. Un dirigeant de la Maison nationale de prière (à Ottawa) déclarait fièrement : « Si les médias savaient combien de chrétiens se retrouvent au sein du gouvernement, ils paniqueraient. » [2]

Ces derniers groupes, qui croient en l’infaillibilité de la Bible prise au pied de la lettre, veulent « reconquérir le Canada au nom du Christ ». Ils ont une vision théocratique du Canada : au pied de la tour de la Paix au parlement d’Ottawa, est inscrite en latin la devise du pays « A mari usque ad mare », (D’un océan à l’autre). Cette devise a été tirée de la traduction anglaise du verset 8 du psaume 72 : He shall have dominion also from sea to sea, and from the river unto the ends of the earth. [3] Pour les fondamentalistes, il s’agit là d’une prophétie décrivant les frontières du Canada! De toute éternité, Dieu avait déterminé que le Canada devait jouer un rôle avant la grande bataille finale et le retour du Christ en chair et en os à la fin des temps. Ces groupes radicaux se sont proposé de restructurer le Canada comme nation chrétienne fervente, conduite exclusivement par des chefs qui obéissent aveuglement à ce qui est écrit dans la Bible.

« Pour ce mouvement nationaliste chrétien, l’Apocalypse est imminente, et le Canada y jouera un rôle unique, prescrit par les Écritures. Son indifférence quant aux grands défis que doit relever l’humanité, tel le réchauffement climatique, s’explique par cette sombre vision biblique préconisant le sauvetage des âmes pour la « moisson finale ». Cela se traduit par un activisme contre le mariage homosexuel et le droit à l’avortement, des pressions pour la moralisation de la culture, une lutte contre l’humanisme laïque ainsi qu’un soutien indéfectible à l’État d’Israël. » [4]

Le Ravissement

Voici en effet ce que nous déclarons d’après un enseignement du Seigneur : ceux d’entre nous qui seront encore en vie quand le Seigneur viendra, ne seront pas avantagés par rapport à ceux qui seront morts. On entendra un cri de commandement, la voix de l’archange et le son de la trompette de Dieu, et le Seigneur lui-même descendra du ciel. Ceux qui seront morts en croyant au Christ se relèveront les premiers ; ensuite, nous qui serons encore en vie à ce moment-là, nous serons enlevés avec eux au travers des nuages pour rencontrer le Seigneur dans les airs. Et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur. Réconfortez-vous donc les uns les autres par ces paroles.

1 Thessaloniciens, 4, 15-18

Toujours selon ces groupes, le retour du Christ ne peut pas se produire tant que le peuple juif ne sera pas retourné en Israël. Alors Jésus siégera sur le trône de David. D’où l’engagement à appuyer tous les efforts de l’État d’Israël pour qu’il occupe son territoire et l’opposition à toute tentative d’instaurer un État palestinien. Dans cette perspective, les musulmans deviennent désormais la figure de l’Antéchrist. Joseph Ben-Ami, conseiller juif de Stockwell Day et de Stephen Harper fait le calcul suivant : « La communauté juive canadienne comprend 380 000 personnes. La communauté évangélique représente 3,5 millions de personnes. La vraie base de soutien, pour Israël, se situe du côté des chrétiens. » [5] Israël a pu ainsi relancer l’industrie touristique avec l’engouement pour la Terre Sainte pour les innombrables groupes évangéliques qui envahissent Jérusalem où le Christ est sur le point d’apparaître. Mais de nombreux rabbins interdisent aux organismes de bienfaisance de recevoir des dons provenant des évangélistes, car ces derniers visent avant tout la conversion des Juifs au christianisme. « Selon les plupart des interprétations du Ravissement, seuls ceux qui auront personnellement accepté Jésus-Christ comme leur sauveur seront emportés aux cieux pour échapper aux sept années d’affliction et à la bataille finale lancée par l’Antéchrist… Seuls 144 000 juifs survivront à la bataille d’Armaggedon, tous après avoir accepté que le Christ est le véritable Messie. » [6]

Face à l’anxiété collective

Nous ne pouvons rester indifférent à de tels mouvements, alors qu’à Ottawa, un grand nombre de ces Jesus’ freaks ont libre accès au parlement et aux ministres du gouvernement. Il s’agit d’un mouvement qui répond à l’anxiété collective devant les crises qui frappent actuellement le monde : la crise économique qui ne finit pas de s’embourber, le réchauffement climatique accéléré qui met en danger la vie sur la planète, etc. Les évangélistes radicaux insistent sur la déchéance morale de la société moderne. Ils mettent en cause les politiques sociales adoptées par les gouvernements précédents : la Charte canadienne des droits et libertés, le multiculturalisme canadien, l’insistance sur les droits individuels avec la décriminalisation de l’avortement et des relations homosexuelles, la reconnaissance du mariage entre conjoints de même sexe, tout cela est rejeté d’emblée par ces groupes. Ils considèrent comme satanique la société laïque où l’État neutre s’abstient de soutenir quelque religion que ce soit. L’Apocalypse et les textes apocalyptiques de la Bible servent à créer un climat d’épouvante devant l’imminence appréhendée de la fin du monde. Cette panique sert bien les intérêts du pouvoir politique et économique et ces gens peuvent ainsi promouvoir leurs politiques rétrogrades, autoritaires et liberticides.

Un sondage récent révélait que 53 % des Québécois craignent l’intégrisme musulman. Or, il y a 300 000 musulmans au Québec, et une majorité d’entre eux ne sont pas pratiquants. Le débat sur la charte a visé particulièrement le foulard islamique, créant une profonde division de la population. Pendant ce temps, le Canada change profondément sous l’influence des intégristes chrétiens et cela se fait à nos barbes sans que nous ne nous en inquiétions. L’intégrisme qui nous menace vraiment est dans nos murs et il ne s’inspire pas du Coran, mais manipule les textes bibliques pour aliéner une population qui a cessé de croire aux politiciens. Nous risquons ainsi de nous réveiller avec un Parti conservateur pris en otage d’hurluberlus du style de Sara Palin comme cela se produit dans le parti républicain, devenu un refuge d’intégristes dangereux. Pendant ce temps, les néolibéraux de tout acabit continuent de violer impunément la démocratie et l’environnement et d’accentuer l’écart entre riches et pauvres. La religion leur sert d’opium du peuple, qui, dans sa léthargie, laisse la main invisible piller le bien commun.

[1] Alexandre April, « Montée de la droite religieuse : le facteur Armaggedon », Trois-Pistoles, Ensemble, presse coopérative et indépendante, le 2 avril 2012.

[2] Marci McDonald, Le facteur Armaggedon : la montée de la droite chrétienne au Canada, Stanké, 2010, p. 386. Je me suis beaucoup inspiré de cet ouvrage très documenté de cette grande reporter de Toronto.

[3] « Qu’il domine d’une mer à l’autre et du fleuve jusqu’au bout du monde » tradution de la King James version.

[4] Alexandre April, ibidem.

[5] Le facteur Armaggedon, p. 365.

[6] Le facteur Armaggedon, p. 370.

Claude Lacaille

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